Ce qui est étonnant avec l’échec récent des négociations du round de Doha n’est pas tant l’échec que les commentaires qu’il suscite. Car dans le fond, il ne s’est rien passé : les négociations n’ont pas abouti, ce qui signifie que les règles du commerce mondial, les comportements des pays, vont rester ce qu’elles étaient. Surtout, il n’y avait guère de raisons d’imaginer que cela se passerait mieux qu’il y a deux ans.
Depuis qu’ils existent, les rounds de négociations commerciales multilatérales durent de plus en plus longtemps, et sont de plus en plus difficiles à conclure, pour deux raisons : le nombre de pays concernés augmente, et avec lui la difficulté d’arriver à un consensus; par ailleurs, les sujets “faciles” ont été traités, ne reste que les sujets “difficiles” au premier rang desquels l’agriculture.
On ne le répétera jamais assez : ces négociations ne relèvent pas de la rationalité économique. Les barrières douanières représentent un coût pour le pays qui les met en place, qui réduit son revenu et sa croissance en se privant de l’opportunité de bénéficier des gains statiques (liés aux avantages comparatifs) et dynamiques (productivité accrue par différents effets de diffusion technologique) de l’ouverture. Les effets de l’ouverture aux échanges sont les mêmes que ceux liés au progrès technologique, et s’en priver est à peu près aussi intelligent que de décider d’interdire les automobiles sous prétextes que cela détruit les emplois des charrons : Depuis Bastiat, les choses n’ont guère changé.
Si la logique des négociations commerciales n’est pas la rationalité économique, dans laquelle de sages gouvernants se préoccupent exclusivement d’accroître le bien-être économique national, elle est plutôt, comme le rappelle Krugman, celle du mercantilisme éclairé. Pour diverses raisons (ignorance économique, soumission à des groupes de pression, possibilité de bénéficier de gains opportunistes en déplaçant les termes de l’échange en sa faveur) les gouvernements sont mercantilistes, et n’abaissent les barrières douanières que s’il y a “réciprocité”, c’est à dire, si les autres s’engagent à faire de même; et cherchent à faire le moins de “concessions” possible en attendant des autres qu’ils fassent le plus de “concessions” (ce qui en clair, signifie qu’ils cherchent à s’appauvrir le plus possible et à ce que les autres s’enrichissent le plus possible : comme quoi, il y a une forme d’altruisme involontaire dans ces négociations…).
Et si les gouvernements n’obtiennent pas ce qu’ils désirent dans le cadre de négociations multilatérales, ils passent par des négociations bilatérales, des “accords préférentiels sur le commerce”dans lesquels les rapports de force sont beaucoup plus déséquilibrés. Ces accords se multiplient depuis une quinzaine d’années, et sont actuellement plus de 200. Leur effet concret est mal connu. De tels accords peuvent être bénéfiques, s’ils sont plus faciles à mettre en oeuvre et s’ils conduisent à plus de “création de trafic” que de destructions; ils peuvent avoir aussi un effet d’entraînement, poussant les pays à signer d’autres accords pour éviter d’être laissés de côté (si par exemple le Maroc signe un accord avec l’Union Européenne lui permettant d’exporter ses oranges avec des droits de douane réduits, les autres pays producteurs d’oranges ont intérêt à signer aussi de tels accords pour que l’avantage compétitif du Maroc ne soit pas trop grand). Mais ils ont pour effet négatif d’être souvent déséquilibrés, dans le sens voulu par les grandes puissances commerciales; et de rendre singulièrement opaque le système de règles commerciales internationales. L’avis des économistes sur ces accords est plutôt négatif, mais avec des nuances : certains y voient beaucoup d’effets négatifs, d’autres sont moins inquiets.
Doha ou pas, ces conditions sont caractéristiques du système commercial international, et ne sont pas vouées à changer. Sembler découvrir que les gouvernements agissent de façon égoïste, et que cet égoïsme fluctue en fonction des intérêts et des idéologies qui animent les dirigeants, est de ce fait surtout une raison de remplir des pages dans une période d’actualité allégée : il n’y a là, en vérité, rien de bien nouveau sous le soleil.
Ou se situaient les négociations du round de Doha dans tout cela? Fondamentalement, elles sont mal nées. Annoncé avec flonflons comme le “round du développement” dans lequel, promis-juré, on allait prendre en compte les préoccupations des pays pauvres, qui l’avaient mauvaise en constatant que l’accord de Marrakech consistait surtout à laisser les pays riches pratiquer le protectionnisme agricole, et à leur imposer des règles excessivement contraignantes sur la propriété intellectuelle avec les accords Trips, un éventuel accord à Doha n’avait pas grand-chose à offrir. La réduction des subventions agricoles a des effets particulièrement ambigus pour les pays les plus pauvres, dont beaucoup sont importateurs nets de produits agricoles : le paysan africain des images d’Epinal, en pratique, consomme souvent plus de nourriture qu’il n’en produit. L’essentiel des gains à recevoir sont paradoxalement pour les pays riches, qui ont tout à gagner à se débarrasser du boulet que sont leurs subventions agricoles. Certes, un accord aurait pu “bloquer” les droits de douane, comme l’indiquait Messerlin : de fait, les gouvernements veulent pouvoir continuer d’avoir l’opportunité d’appauvrir leur population à leur guise. Certes également, pour certains produits particuliers, comme le coton, un accord aurait été bénéfique pour les pays pauvres; mais le sujet est susceptible d’être négocié par ailleurs.
Il est même possible d’envisager qu’un accord a minima, après toutes les promesses qui y ont été attachées, aurait fini par faire plus de mal que de bien à la cause de la libéralisation des échanges : en constatant que finalement, ils n’y gagnaient pas grand-chose, les pays en développement auraient été encore plus hostiles à de nouvelles négociations dans l’avenir. Au total donc, le commerce mondial va rester ce qu’il est. L’élévation des coûts de transport liés au prix des carburants aura probablement infiniment plus de conséquences sur celui-ci que cette absence de signature. Et dans le fond, comme dans la blague d’économiste, le libre-échange, tout le monde veut bien y aller, mais surtout, pas trop vite. Hurler au loup est donc bien déplacé.
PS : entendu ce matin sur France Culture, le président d’Attac expliquer que les négociations commerciales devaient quitter l’OMC pour aller à l’ONU, qui est seule démocratique (sic) parce qu’elle respecte les droits de l’homme (re-sic). D’une part, droits de l’homme et démocratie sont deux choses différentes; d’autre part, entre une organisation internationale dans laquelle 5 pays disposent d’un droit de veto sur toutes les décisions, sous prétexte qu’ils ont gagné une guerre il y a plus de 60 ans, et une organisation dans laquelle chaque pays est traité à égalité, et où aucune décision n’est prise autrement qu’à l’unanimité, laquelle est selon vous la plus démocratique? En 10 ans de criailleries contre la méchante OMC, les gens d’Attac n’ont apparemment même pas été foutus d’aller lire les statuts de ladite organisation. Crétins.
- William Nordhaus, Paul Romer, Nobel d’économie 2018 - 19 octobre 2018
- Arsène Wenger - 21 avril 2018
- Sur classe éco - 11 février 2018
- inégalités salariales - 14 janvier 2018
- Salaire minimum - 18 décembre 2017
- Star wars et la stagnation séculaire - 11 décembre 2017
- Bitcoin! 10 000! 11 000! oh je sais plus quoi! - 4 décembre 2017
- Haro - 26 novembre 2017
- Sur classe éco - 20 novembre 2017
- Les études coûtent-elles assez cher? - 30 octobre 2017
Oui tiens, c’est vrai l’automobile a détruit les emplois des charrons et des milliers de gens meurent chaque année dans des accidents de la circulation. Pourtant il n’y a pas à ce jour de faucheurs volontaires d’automobiles. Dans les banlieues on trouve bien quelques incendiaires, mais il ne revendiquent pas des motifs altruistes (à ma connaissance).
Et est-ce que l’animateur de l’émission de France Culture à émis quelques réserves sur le caractère démocratique de l’ONU ?
Sur la limitation des barrières douanières, n’y a-t-il pas un argument disant que les pays en développements ont intérêt a laisser des barrières élevées dans un premier temps pour les biens et services "de haute technologie" afin de permettre le développement d’entreprises locales dans ces secteurs avant d’ouvrir leurs frontières plus tard?
Réponse de Alexandre Delaigue
C’est un vieux débat. Si l’on peut déterminer des situations théoriques ou c’est le cas, premièrement, les barrières douanières ne sont pas l’outil le plus efficace; une amélioration du financement des entreprises, le plus souvent, est plus adaptée. Ensuite se pose la question de la détermination desdits secteurs; enfin les problèmes politiques qui y sont liés. Voir le bouquin de R.M. Unger dans les notes de lecture sur cette question.
@Monsieur Prudhomme : Non, le présentateur a adopté la posture de la carpette. Il y aurait un long billet à faire sur cette émission, si ce n’était déjà donner trop d’importance au personnage. Personnellement j’ai été frappé d’entendre à quel point le discours d’Attac était devenu une vulgate marxiste de bas étage.
Les barrières douanières ne peuvent-elles pas être une réponse des pays en développement aux subventions massives de l’agriculture des pays développés (UE/EU) ?
La dénonciation de tout système de protection de ses producteurs intérieurs me parait un peu simple. Ces entraves à une concurrence juste privent des gains liés aux avantages comparatifs, mais ne peuvent-elles pas se justifier par des gains (ou absence de pertes) dans d’autres domaines ? Ce type de raisonnement suppose, me semble-t-il, une fluidité de l’allocation des ressources, ce qui est souvent loin d’être le cas. Surtout lorsqu’il s’agit du capital humain…
Un charrons de 58 ans mis au chômage par l’arrivée de la voiture ne produira-t-il pas plus d’externalités positives (vie de famille plus stable, moindre recours au soins médicaux, engagement plus actif dans la vie sociale,…) si on lui permet de poursuivre son activité plutôt que de chercher à le reconvertir (i.e. à l’inscrire à l’ANPE) ? Alors certes on aura bénéficié de la diffusion technologique dans ce cas précis… Mais qu’en est-il lorsqu’il s’agit de la simple substitution d’un produit intérieur par un produit d’import moins cher ?
Réponse de Alexandre Delaigue
Si vous pensez qu’il faut systématiquement contrecarrer les effets du progrès technique, alors, effectivement, c’est cohérent… Mais dans ce cas, vous refusez la croissance économique, ce qui a des conséquences tout aussi dommageables. Les types d’activité changent, en fonction de l’évolution technique, des goûts des gens, de la structure de la population, etc : face à cela, soit vous voulez tout figer, mais ce n’est ni possible ni souhaitable : soit vous vous concentrez sur des mécanismes qui rendent ces changements moins difficiles pour ceux qui les subissent.
comme ici, c’est l’economie pour les nuls entre autre, je pose une question.
Prennonz l’inde, la population est en majorité rural et vie de l’agriculture.Revolution verte ou pas, le paysans indien n’est pas très riche.
Ne peut on pas craindre qu’une ouverture total de l’agriculture, et donc l’arrivé de produits européens à bas prix car subventionnés détruise la gagne-pain de ces paysans et donc aboutisse à une déstabilisation du pays?(urbanisation accelerée, radicalisation politique, etc).
Réponse de Alexandre Delaigue
L’argument est à double tranchant : si un pays élève des barrières douanières sur les produits agricoles alors qu’il en est importateur net, cela implique que toute la population va subir des prix plus élevés, ce qui est autrement plus déstabilisateur. Et de toute façon, il y a dans les accords commerciaux des “clauses de sauvegarde” permettant dans certaines conditions aux gouvernements de lever temporairement de telles barrières s’il y a un souci. C’est d’ailleurs sur ces clauses que les négociations de Genève ont achoppé.
Vous avez surement raison en théorie, mais cela marche t il en pratique? J’avoue etre assez confus.
Je me souviens des hurlements contre les subventions des US a ses producteurs de mais qui empêchaient le petit paysan Mexicain de gagner sa croute et maintenant j’entends les cris contre l’utilisation par les US du mais pour fabriquer des carburants qui, détournant le flot de mais du Mexique vers la pompe a essence, empêchent le consommateur pauvre Mexicain de casser la croute.
Devant ce raffut n’est il pas compréhensible que les gouvernements se retranchent dans une attitude de "défense de nos intérêts fondamentaux" qui les empêchent au moins de se faire engueuler?
Sans compter de la possibilité que ré-allouer les ressources humaines du Mali ou du Burkina-Faso de la production de coton ou de cacahouètes vers leurs secteurs d’avantage comparatif – la production de véhicules légers peut être? – me parait être une idée qui nécessite de donner du temps au temps.
Réponse de Alexandre Delaigue
Dans le cas du Mali et du Burkina, ce sont précisément les subventions cotonnières des pays riches qui limite le développement de leur agriculture. Dans le cas du Mexique et des USA, effectivement, on trouvera toujours des gens pour râler : mais c’est un argument pour que le système existant soit celui qui permet l’organisation de la production la plus efficace. Du moins si l’on suit la rationalité économique. De fait, ce n’est pas celle-ci qui guide les gouvernements, ce qui n’est pas une découverte majeure.
"On ne le répétera jamais assez : ces négociations ne relèvent pas de la rationalité économique. Les barrières douanières représentent un coût pour le pays qui les met en place…"
oui d’accord dans la théorie, mais on ne négocie plus vraiment sur des droits de douane. Et quand on réglemente les autres barrières au commerce, on contraint du même coup les décisions des gouvernements nationaux.
La Chine (et d’autres) n’aurait pas pu mettre en place les politiques industrielles qui lui ont réussi si elle avait été membre de l’OMC à l’époque. C’est là l’un des coûts à l’approfondissement de libéralisation commerciale. J’ai l’impression que c’est un peu ce que Rodrik répète à longueur de blog et d’article, mais qui a du mal à percer.