En quoi consiste le projet de directive “Bolkestein” sur les services? Le mieux est pour le savoir d’aller lire le document concerné. La directive consiste simplement dans la transposition au secteur des services des règles de l’Acte Unique européen : constatant qu’il existe en pratique de nombreuses barrières règlementaires aux échanges de services entre les pays de l’Union Européenne. Comme les services représentent une part considérable des PIB des pays de l’Union, la levée de ces obstacles aux échanges, comme la levée des obstacles aux échanges de biens, aurait pour effet d’amplifier la croissance dans toute l’Europe. Une récente étude, effectuée par un institut de recherche Danois, a conclu que la levée de ces barrières se traduirait, dans l’ensemble des pays d’Europe, par des gains conséquents, en matière d’emploi, de consommation accrue, et de productivité.
Voilà un programme qui devrait susciter l’unanimité en sa faveur, et pourtant c’est à l’inverse que l’on assiste : sur fond de campagne larvée autour du referendum sur la constitution européenne, les partisans du “non” se gaussent des contradictions de leurs adversaires partisans du “oui” qui ont bien du mal à faire preuve de cohérence en s’opposant à une directive qui entre de plain pied dans le projet européen (promouvoir la prospérité et le rattrapage économique des pays de l’Union par la libéralisation des échanges) tout en se déclarant favorables audit projet européen. Et il faut reconnaître que les divers “souverainistes”, à la fois hostiles à la libéralisation des échanges et à la construction européenne, sont en l’affaire plus cohérents que leurs adversaires.
Ce qui pose problème dans la directive Bolkestein est la règle dite du “pays d’origine” qui stipule que l’entreprise exportatrice de services d’un pays européen vers un autre devra, pour ce faire, appliquer sa législation nationale et non celle du pays de destination. Cette règle conduirait, aux dires des adversaires de la directive, au “dumping social” et à la dégradation des législations nationales en matière sociale.
Levons d’abord le mensonge (probablement plus fruit de l’ignorance que d’autre chose) que l’on a régulièrement pu lire, selon lequel cela implique par exemple qu’une entreprise polonaise du BTP pourrait construire un bâtiment en France avec des ouvriers recevant rémunérations et conditions de travail polonaises, et non françaises. Ce sujet, en réalité, n’est pas couvert par la directive mais par la directive européenne 96/71 de 1996, qui stipule que les travailleurs exerçant dans un pays de l’Union européenne doivent respecter la législation sociale du pays dans lequel ils travaillent. La directive ne fait qu’interdire les obstacles spécifiquement levés envers les entreprises étrangères et ne s’appliquant pas aux entreprises nationales : mais l’inspection du travail française, par exemple, pourrait contrôler un chantier sur lequel intervient une entreprise étrangère exactement de la même façon qu’elle le fait lorsque l’entreprise est française.
Les professions qui risquent le plus de subir une concurrence accrue sont donc les services qui peuvent être produits en dehors du lieu de résidence du consommateur (par exemple, je pourrais plus facilement faire appel aux services d’un architecte espagnol pour élaborer les plans de ma maison), et ceux-ci sont peu nombreux : ces services sont souvent des corporations bénéficiant en France d’un statut verouillé, ce qui explique les récriminations d’une droite qui en France, a toujours été très corporatiste et fort peu libérale.
L’idée selon laquelle cette directive, qui concerne toutes les activités marchandes, menacerait les systèmes sociaux, est encore plus absurde : des entreprises privées interviennent déjà dans des secteurs qui sont majoritairement l’apanage du public (médecine libérale et cliniques, entreprises de service éducatif…) et la directive ne vise qu’à faciliter la mise en concurrence de ces entreprises avec leurs homologues des pays étrangers. En quoi permettre à un français de se faire poser un bridge en Espagne, en quoi mettre en concurrence les boîtes à bac françaises avec les entreprises étrangères du secteur éducatif, nuit-il au service public? Mystère. Bien au contraire, cela permettrait dans de nombreux secteurs de faciliter le fonctionnement des services publics et de réduire leurs coûts. La sécurité sociale française, par exemple, gagnerait beaucoup à ce que certains soins médicaux soient administrés à l’étranger pour un coût inférieur. La protection sociale vise à fournir à la population des services qui ne sont pas fournis de façon satisfaisante par le marché : la corporation d’appartenance, ou la nationalité, du producteur, n’ont pas à entrer en ligne de compte.
Par ailleurs, on peut se demander quelle autre règle que celle du pays d’origine pourrait être appliquée. La règle du “pays de destination” serait du plus haut comique : imagine-t-on Renault payer des salaires polonais à ceux des ouvriers de sa chaîne de montage qui produisent des véhicules destinés à la Pologne? Après tout, chaque fois que nous achetons un produit fabriqué à l’étranger, nous appliquons la règle du “pays d’origine”. Pourquoi en irait-il différemment des services? La règle du pays d’origine, avec la directive de 1996, aboutit à ce qu’il n’y ait qu’une seule règlementation en matière de production sur un territoire donné : c’est ainsi que les choses doivent être.
Les opposants au principe du “pays d’origine” ne recommandent pas heureusement pour l’essentiel la règle du “pays de destination” : au mieux, ils souhaitent que s’applique une harmonisation des règles en matière sociale en Europe. Mais c’est là que l’on arrive au fond du problème, qui touche au coeur des contradictions françaises en matière économique et sociale.
Contrairement à une croyance française tenace, s’il y a des différences de rémunérations et d’avantages sociaux selon les pays européens, ce n’est pas en raison d’un quelconque manque de règlementation : cela ne fait que traduire les différences de prospérité entre les nations européennes, et la différence de productivité entre les pays. C’est la plus faible productivité de leur économie nationale qui fait que les européens des pays de l’Est sont mal payés et bénéficient d’une protection sociale chiche : c’est parce que leurs économies sont très productives que les pays européens riches peuvent s’offrir des protections sociales généreuses. Ce qu’enseigne la théorie économique, c’est que dans une telle situation d’écart de productivité, la libéralisation des échanges conduit à une convergence vers le haut : les habitants des pays riches gagnent en achetant des biens et des services moins chers à l’étranger, en déplaçant leur main-d’oeuvre vers les secteurs les plus productifs et les plus rémunérateurs, et les habitants des pays plus pauvres reçoivent des rémunérations plus élevées en exportant leur production.
Loin d’aller à l’encontre de l’objectif d’harmonisation sociale en Europe, la libéralisation des échanges de services contribuerait au contraire à accélérer cette harmonisation, à la rendre tout simplement possible. Elle permet aux habitants des pays riches d’amplifier leur protection sociale, en maintenant un niveau de consommation élevé tout en dégageant les revenus nécessaires à l’entretien d’une protection sociale performante (ce qui coûte cher et exige des prélèvements fiscaux élevés). Dans les pays pauvres, elle permet le développement de l’état-providence en élevant les revenus.
On pourrait rétorquer que ce scénario rose néglige un aspect : que face à la concurrence étrangères, de nombreuses entreprises nationales (celles situées dans les secteurs concurrencés par les entreprises étrangères) vont exiger un affaissement progressif de la protection sociale pour “soutenir la compétitivité”. On risque donc d’assister à une captation des gains de l’échange au détriment des salariés. C’est exact, mais ce problème est encore plus aigu en l’absence de libéralisation des échanges; le financement d’une protection sociale importante nécessitant des ressources toujours accrues (problème de la maladie des coûts); Pouvoir acheter des services à un prix inférieur permet aux individus de supporter le poids de ce financement sans avoir à réduire, par ailleurs leur consommation, contrairement à une économie en faible croissance. Ce mécanisme par lequel l’ouverture aux échanges de biens et de services permet de s’offrir des services publics performants a été parfaitement compris dans les pays d’Europe du Nord à haut niveau de protection sociale : il n’est pas étonnant que les index des pays les plus “mondialisés” mettent ces pays aux premières places.
La polémique autour de la directive Bolkestein n’est donc pas un avatar du débat entre protection sociale élevée et faible : bien au contraire, le grand avantage de la libéralisation des échanges est de permettre de pouvoir choisir la forme de société que l’on souhaite. Le vrai débat est d’une autre nature : il touche l’opposition entre les systèmes de protection sociale “Beveridgiens” centrés sur la réduction des inégalités, que l’on rencontre dans les pays d’Europe du Nord, et les systèmes de protection sociale corporatistes, comme le système français, associant les avantages sociaux à l’appartenance corporatiste, indépendamment de la question des inégalités mais en fonction d’autres paramètres. La directive Bolkestein, et de façon générale les évolutions européennes actuelles, poussent les pays européens dans le sens d’une protection sociale à la scandinave, cumulant prélèvements lourds et haut degré d’ouverture. Cette évolution prend acte des dérives des systèmes corporatistes à la française, peu capables de réduire les inégalités de revenu mais au contraire, en créant de nouvelles. Cette évolution serait souhaitable en France : mais les politiques n’en veulent pas. Au contraire, ils voudraient maintenir la lutte corporatiste pour les prébendes derrière des barrières protectionnistes, à l’exception de quelques-uns d’entre eux qui sont conscients des réalités mais qui sont ravis de pouvoir à la fois hurler contre les infâmes fonctionnaires bruxellois et laisser ces derniers se charger d’imposer les réformes qu’ils n’ont pas le courage de soutenir en France. Cette stratégie du prétexte européen se heurte de plus en plus aux contradictions entre le discours et la pensée : il n’est pas impossible qu’elle conduise les français à réserver une mauvaise surprise aux partisans du “oui” lors du prochain referendum sur l’Union Européenne.
Quant à l’autre stratégie, celle de l’isolement corporatiste, elle a un précédent historique : la France veut-elle être au 21ème siècle ce que l’Argentine a été au 20ème?