De la pensée globale limitée à la pensée locale… limitée

C.H. mentionne et relaie un sujet qu’on perçoit assez bien et qui n’est pas sans intérêt.

“Ne manque-t-on pas cruellement d’économistes capables d’avoir une pensée globale sur le fonctionnement de nos économies, de proposer une « Big Picture » de nos économies de marché et capitalistes ?”

Si l’on veut résumer, on peut dire que s’ils sont très peu nombreux, c’est que la discipline a poussé les limites de la spécialisation, de sorte qu’il n’existe pas beaucoup d’incitations en termes de carrière à élaborer des modèles globaux pour un économiste brillant. Ce genre de construction est forcément très exigeante et, dans un sens, impossible, de par la complexité qu’elle recouvre. Ou alors, on accepte l’idée de fournir un modèle brillant mais incomplet, voire erroné. Sans toutefois que cela puisse mettre légitimement en cause la qualité du travail fourni. Mais voilà… quand vous avez le choix entre des publications aux ambitions limitées qui seront valorisées et des travaux très ambitieux qui seront peu valorisés, le choix est rapidement fait, sauf à avoir une certaine dose de mégalomanie. Certains n’en manquent pas. Mais ce sont rarement les plus brillants (hélas, pourrait-on presque ajouter). D’une certaine façon, la big picture est largement laissée aux essayistes, dont la qualité des productions est variable. Loin de déplorer qu’ils occupent ce vide, on peut se dire que c’est même mieux que rien.

Comme CH le souligne, ces économistes à l’esprit global n’ont certainement pas disparu. Mais la question est clairement : où sont-ils ? On pourrait certainement donner une courte liste. Je ne le ferai pas, parce que je pense que ceux qui en font partie sont peut-être aussi bien parmi les grands noms de la profession que parmi des gens moins connus (que je ne connais pas forcément). Que font-ils habituellement ? Peut-être que les historiens de l’économie sont mieux placés que d’autres, mais ce n’est pas certain. Pour des raisons de méthodologie, ils ne sont pas forcément mieux armés pour construire un modèle du présent. Leur connaissance supposée large du passé est néanmoins un atout. Mais quid de leur connaissance pointue des théories ? Difficile de généraliser. Bref, on doit pouvoir trouver tous les profils.

Le point sur lequel je veux attirer l’attention porte sur la dynamique des discussions entre économistes sur le web en ce moment. Aux Etats-Unis, principalement, mais pas que là-bas. Les débats sont vraiment intéressants et les points de vue apportés complémentaires, contradictoires et riches en volume d’information. Dans l’immédiat, c’est aussi stimulant que démoralisant. Stimulant parce qu’on a des billes de qualité sous la main. Démoralisant parce qu’il n’y a pas forcément de synthèse, à part celle que les lecteurs se fabriquent. Alors, un peu de fiction : peut-on espérer que cette effervescence donne envie à quelque esprit global de s’intéresser de près à cette immense synthèse ? Synthèse qui la dépasserait, bien sûr, mais ne serait jamais apparue sans ces nombreux échanges. Je n’en sais absolument rien. Mais est-ce une idée totalement stupide ?

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12 Commentaires

  1. En temps qu’ingénieur je suis toujours extrêmement surpris de l’absence de consensus apparent en économie. Dans les autres sciences, s’il existe toujours des farfelus capable de trouver des preuves de déterminismes génétique à la criminalité ils sont généralement vite "debunked" et n’importe qui prenant le temps de farfouiller les bases de données de publications peut s’en rendre compte par lui même. La plupart des controverses prennent d’ailleurs plutôt place à l’interface entre le monde scientifique et l’appropriation que s’en font les politiques (exemple du créationnisme et de la théorie de l’évolution) mais généralement la communauté scientifique a des réponses précises. Dans le pire des cas on sait qu’on ne sait pas.
    Or en économie on trouve régulièrement des gens très intelligents et ayant fait beaucoup de recherche, utilisant les même exemples mais parvenant à des conclusions totalement opposées. Je comprends que certaines idées zombies soit séduisantes pour certains politiques en terme d’idéologie, je suis toujours surpris de les voir soutenues par des think-tanks ou des économistes importants.
    D’un point de vue extérieur à la discipline et assez novice on a vite l’impression que chacun tire ses conclusions selon son approche (plutôt macro, plutôt micro etc.) et ses conceptions génériques avant de fitter les datas à son modèle préféré pour supporter tout ça.
    C’est un peu caricatural et il est évident que la complexité des objets observés, leur taille et l’impossibilité de réaliser des expériences contrôlées rende l’exercice périlleux mais face à des controverses déroulant des scénarios hypothétiques comme argument (si la Grèce sort de l’euro sa dette explosera, oui mais rien ne l’empêche de transformer sa dette en drachme, les rentiers et donc les retraités vont payer l’addition etc.) on finit par se demander ce qu’en disent les données!

  2. Je me rappelle du livre de Guesnerie, l’économie de marché. Ce sont les derniers généraliste.

  3. Sérieusement, vous ne croyez pas que chacun la fait chaque jour par ces choix individuels, cette synthèse ?

    Réponse de Stéphane Ménia
    OK, publiez la vôtre alors, puisque c’est de cela dont il est question.

  4. Assez d’accord, mais

    (1) la moindre qualite de la blogosphere economique francaise n’est que le reflet de la moindre qualite du debat economique en general, dans les medias standard notamment (le NYT a Mankiw, Romer, and co comme chroniqueurs reguliers, et Le Monde a Jorion etc.)

    (2) Bien que la blogosphere economique US soit certainement tres vivante, la qualite du debat est tres inegale. Des chiffres faux ou idiots circulent, on reste un gros cran en-dessous des travaux appliques de qualité. (Et bien sur la tenue du debat est infantile, avec les injures qui pleuvent de part et d’autre.)

    (3) Je ne pense pas qu’il y ait un vrai manque d’incitations a proposer des lectures globales pour les economistes tres seniors. Rajan s’est prete a l’exercice de la synthese (et vous lui avez d’ailleurs tapé dessus!). Je soupconne un manque de motivation car c’est assez peu excitant de resumer ce qui a ete fait; on n’avance pas un argument nouveau/convaincant dont on demontre la pertinence.

    (4) Je trouve l’article original du NYT peu convaincant. Les deux questions concretes qu’il pose (faut-il payer les banquiers autant? quels programmes budgetaire faut-il couper?) sont des questions specifiques auxquelles les economistes s’interessent.

  5. À titre personnel, je doute qu’une synthèse de ce type soit possible. Il ne me semble pas qu’on puisse à l’heure actuelle rassembler les intuitions présentes dans la théorie des jeux, l’économie comportementale, l’organisation industrielle, l’économie internationale, la macroéconomie financière, etc pour en faire un tout cohérent.
    C’est probablement pour cela que les meilleurs économistes ne se lancent pas dans l’exercice : ils ont conscience que cela exigerait de maîtriser des champs dont chacun demande un investissement énorme.
    On peut noter que cette fragmentation n’est pas propre à l’économie : on ne demande pas de synthèse entre la théorie des cordes et la physique de l’atmosphère de Jupiter.

  6. Très frustrant oui, mais surprenant pas tant que ça…Aujourd’hui avoir une pensée globale juste sur l’économie peut se refléter dans l’évolution des cours financiers, je ne sais pas si je suis clair alors je vais faire un discours pro-rationnalité & efficience des marchés peut etre pas tout à fait en accord avec ce que vous vouliez dire mais j’essaie de faire une corrélation entre ce que la multiplicité d’avis d’économistes et la réalité fait ressortir de tout ça.
    j’ai envie de prendre un exemple assez tiré par les cheveux comme par exemple le cours de l’or :
    qui aujourd’hui est capable d’avancer toutes les variables explicatives permettant de comprendre et anticiper l’évolution du cours ? Politique de la Chine, peur des marchés, tensions sur la zone euro…
    Je lisai la même chose pour les anticipations sur le cours… du cuivre ! qui apparement ne souleve pas autant de questions. Et bien si: stocks mondiaux cachés, répercussions de Fukushima etc etc…
    Alors sur des sujets comme l’euro, corrélés à une infinité de variables explicatives où chacun apporte son brin de theories…
    Au final, les croyances de chacun se fondent dans un prix et on ne sait pas vraiment qui avait raison ni pourquoi; peut-être faut-il croire aux modèle stochastiques et autres random walk et accepter que l’économie n’est pas une science exacte (du tout ?)

  7. Quand le manque d’une théorie globale commence à se faire sentir, c’est qu’elle est en gestation avancée. Je suis prêt à parier que d’ici quelques années, tout le monde s’empoignera autour de quelques idées neuves et éclairantes. Un peu de patience donc.

  8. A supposer qu’une personne donnée en soit capable, à quelles incitations réagirait-elle, surtout pour limiter la portée de sa publication à l’auditoire francophone ?

  9. on peut aussi relire des auteurs comme Marx^^ c’est pour faire contrepoids à elvin!

    Réponse de Stéphane Ménia
    On n’est pas obligé non plus de répondre au sectarisme par le sectarisme. Mais, entendons nous bien, lire Marx ou Mises n’est pas un crime pour autant. C’est juste que ne lire que ça et ne jamais les dépasser, c’est juste crétin.

  10. @stéphane
    Bien d’accord
    Mais après des années de lecture d’un peu tous les auteurs de toutes les écoles, on a le droit d’arriver, à tort ou à raison, à la conclusion que Mises (ou Marx, ou Keynes, ou…) dépasse tous les autres, et à partir de là d’en discuter et même (horreur !) de chercher à en convaincre les copains..

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