Dans l’excellent nouveau livre de William Easterly, l’auteur évoque une société, globalgiving.com, qui à créer un “marché de l’aide” pour financer de façon décentralisée des projets d’aide dans les pays pauvres : une sorte d’Ebay pour l’aide. L’idée est la suivante : des entrepreneurs sociaux locaux postent un projet, décrivent leur besoin, leur besoin de financement; des donneurs potentiels (simples particuliers : le don de base est de 10$) étudient les descriptifs et choisissent les projets qu’ils souhaitent financer.
Par exemple, des enseignants de Coimbatore, en Inde, constataient que les jeunes écolières cessaient de venir en classe lorsqu’elles devenaient pubères. Ils ont alors posté le projet suivant : “5000 dollars, construction d’un nouveau bloc de toilettes dans l’école”. Leur projet était si dérisoire que les concepteurs de globalgiving en étaient génés. En quelques semaines, 4 donneurs américains avaient fourni l’argent. Trois mois plus tard, le nouveau bloc de toilettes était construit, et les donneurs ont reçu des photos et des lettres de remerciement des écolières. Les enseignants avaient vu juste : les filles quittaient l’école après leurs premières règles, génées de devoir aller dans le bâtiment mixte. Aujourd’hui, deux ans plus tard, cette simple opération a permis à plus de 100 jeunes filles de poursuivre leur scolarité.
Je suis allé voir le site de globalgiving (n’hésitez pas à faire de même, et peut-être, à trouver un projet qu’il vous plairait de financer). On y trouve toutes sortes de projets, dans différents pays, à des coûts extrêmement variables. En quoi est-ce différent des systèmes traditionnels? C’est différent des associations humanitaires, qui collectent votre argent et décident elles-mêmes de son affectation, pas forcément pour ce que vous auriez voulu – et qui sont parfois excessivement bureaucratiques. Globalgiving permet de faire son choix de façon précise; à terme, on peut espérer que de cette façon, avec le retour sur expérience, les meilleurs projets et les meilleurs entrepreneurs seront sélectionnés; La transparence du marché, les avantages technologiques d’internet, comme moyen d’aider concrètement les pauvres. Il y aura probablement des escrocs, de mauvais projets; mais c’est ainsi que les marchés fonctionnent, par essai et erreur dans un système décentralisé.
Cette expérience se rattache à des réflexions fréquement rencontrées aujourd’hui : utiliser les avantages des mécanismes de marché au bénéfice des pauvres. Après tout, depuis une cinquantaine d’années, on a beaucoup essayé les bureaucraties nationales et internationales, qui ont dépensé plus de 2000 milliards de dollars d’aujourd’hui, sans grands avantages. Essayer autre chose serait une idée louable. Le mécanisme de marché réussit quotidiennement à offrir aux habitants des pays riches des dizaines de biens et services de façon efficace; pourquoi ne pas mettre cette efficacité au service de l’aide au développement?
Plusieurs idées méritent d’être citées. Le spécialiste du management, C.K. Prahalad, a écrit un remarquable livre montrant comment les entreprises peuvent fournir des biens et services utiles (par exemple, du savon) aux plus pauvres, et pourquoi aujourd’hui elles ne le font pas, alors que les pauvres peuvent s’offrir ce type de bien et n’y ont souvent pas techniquement accès. Citons aussi Mohammed Younous, qui a apporté l’accès au crédit aux pauvres, en créant sa banque (Grameen) offrant des microcrédits à des taux acceptables. L’idée d’un marché pour l’aide a été présentée dans ce livre. Le mécanisme de marché pourrait constituer un moyen de financer la création de vaccins pour les maladies tropicales, comme le rappelait récemment Bernard Salanié. En faisant apparaître des marchés qui n’existent pas encore, on peut espérer satisfaire certains besoins des plus pauvres.
Ce recours au mécanisme de marché va totalement à l’encontre de la logique bureaucratique de l’aide au développement ordinairement utilisée, qui s’intéresse beaucoup aux inputs (combien on paie) mais fort peu aux outputs (à quoi ça sert). L’exemple typique de cette logique dévoyée aura été la ridicule conférence parisienne ayant conclu à la nécessité de résoudre le problème de la pauvreté… par une taxe sur les billets d’avion. L’essentiel est de dépenser de l’argent (trouver des financements “innovants”, en novlangue). A quoi cela peut-il bien servir? Quels sont les besoins des pauvres? Cela n’a pas d’importance. On leur expliquera de quoi ils ont besoin, et s’ils n’en veulent pas, ils l’auront quand même. L’essentiel n’est après tout pas de rendre service aux pauvres, mais de se donner bonne conscience pour passer ensuite à un autre sujet à la mode.
La logique du marché, c’est de compter sur les incitations, de s’intéresser à la demande, d’expérimenter, de progresser par tâtonnement. Est-ce la panacée aux problèmes de la pauvreté? Certainement pas. Mais la fin du sous-développement ne viendra pas des tonnes d’aide déversée sur les pays pauvres, elle viendra de leur capacité propre à s’enrichir; les aider, entretemps, c’est essayer de satisfaire au mieux leurs besoins les plus urgents. Pour cela, toutes ces idées visant à utiliser les forces des marchés, en les faisant émerger là ou ils n’existent pas, méritent d’être tentées.
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Vous seriez pas un petit peu complètement fan d’Easterly les Écono ? J’ai l’impression de le voir cité partout sur le blog en ce moment.
Chuis en retard, chuis en retard, 120 pages seulement.
François : Easterly rulez, et il serait vain de parler d’aide au développement sans l’avoir lu. J’irai quand-même lire la critique de Sen quand j’aurai fini.
Tout pareil que gribeco… Sauf que fini, plus qu’à rédiger la note de lecture maintenant.
Faut que je trouve Easterly absolument , ca doit pourvoir se trouver a Tokyo.
En tout cas , moi qui ne suispas fan de l’aide gouvernementale , je trouve cette idee absolument geniallissime. Je suis peut etre un peu bete, mais ce me prouve qu’encore une fois en laissant faire les gens et le marche on arrive souvent a des resultats bien plus interessant que par l’intervention du mastodon etatique. J’espere que ce site se fera connaitre et properera! Je vais d’ailleur en faire a publicite autour de moi.
Et merci econoclaste!
D’accord pour les mécanismes de marché dans l’aide, mais tout de même se posent ici les problèmes classiques d’hasard moral et de selection adverse ? Je précise.
Hasard moral : comment puis je être sur que les efforts pour réaliser le projet vont être tenus une fois le paiement réalisé ?
Selection adverse : comment différencier les escrocs attirés par l’argent qui postulent des projets véritables ?
Peut-être faudrait-il envisager d’essayer au moins d’utiliser les forces des marchés pour lutter contre une misère qu’il n’est pas nécessaire d’aller chercher bien loin : la misère des labos de recherche :-)))
Ne serait-il pas envisageable de créer une place de marché dans laquelle n’importe qui pourrait déposer ses projets de recherche ? De généreux donateurs, éventuellement soutenus en crédits d’impôts, mais aussi, des collectivités territoriales ou l’état pourraient proposer d’allouer des financements aux projets présentés, éventuellement pré-examiné par un quelque comité d’éthique (selon les méthodes suggérées dans la FAQ de globalgiving, p.e.).
Les problèmes d’aléa moral et de sélection adverse sont faciles à résoudre, avec la technique de la réputation, comme pour évaluer les vendeurs sur Ebay. Vous payez pour financer un projet lancé par un certain individu ou organisme; vous recevez en contrepartie des preuves indirectes d’emploi de votre argent (photos, lettres, interlocuteurs sur place…). Vous votez donc pour l’auteur de ce projet. Les gens qui font de bons projets recevront alors des bonnes évaluations.
En pratique, vous avez même moins d’alea moral/selection adverse qu’avec un don à un organisme installé, ou vous avez deux risques : financer une association inefficace ou d’escrocs (voir l’exemple de l’Arc), et que l’association se fasse escroquer dans ses projets. Là, le risque est moindre.
@ Gus : entièrement d’accord.
Hmmm : on trouve, même en europe, des associations lever des dizaines de milliers d’euros des années de suite avec un wiki et un compte paypal auprès de pékins lambdas sans même de crédits d’impôts. Par ailleurs, bâtir un proto plausible de place de marché ne serait ni difficile, ni couteux. Du coup, lever des fonds et s’en servir pour, par exemple, financer des thésards ne me semblerait absolument pas insurmontable.
Si ce genre d’initiatives vous intéresse, le truc à suivre c’est Omydiar Network http://www.omydiar.net/ , la fondation dans laquelle Pierre et Pam Omydiar recyclent utilement une part de la fortune faite en vendant Ebay… C’est là que j’avais déjà lu l’exemple cité par Alexandre, et ils sont la pépinière d’organisations comme globalgiving.com/ . Voir ce que j’en avais écrit ici: blog-notes.blogspot.com/2…
Je trouve votre billet passionnant, j’y vois 2 aspects :
1) les mécanismes de marché sont adaptés à la situation des pays pauvres, et en particulier des acteurs précarisés par leur manque de contrôle sur l’état du monde (acteurs périphériques).
-> Il y a de très solides arguments théoriques pour estimer qu’effectivement, le marché est fait pour ça (et marche bien mieux que la planification et la "logique de projets-programmes"), il a été "inventé" par l’histoire du monde à une époque de pauvreté-précarité
(voir, si je me souviens bien, la préface du bouquin de J-M Cornu (sur internet, mais ce n’est pas ici le propos) – jmichelcornu.free.fr/text… – en panne aujourd’hui, sans doute les pbs free)
2) internet permet de faire exister le marché, de rapprocher offre et demande, là où la situation périphérique des acteurs les en coupe, les mettant à la merci des auutorités et bailleurs planificateurs/programmateurs, et de leurs nombreuses couches intermédiaires de décision / ingénierie / médiation / captation de ressources.
Je crois que cette nouveauté-CI peut ouvrir une ère nouvelle dans le développement des pays pauvres – en fait, la proximité-télécoms l’a déjà fait en multipliant par plusieurs les flux d’argent des émigrés vers les pays d’origine, en l’espace de quelques années ; flux qui sont maintenant doubles de l’aide publique au développement. Celle-ci pourrait être marginalisée dans les processus de décision politico-économiques.
Pour info:
Les bailleurs de fonds internationaux investissent de plus en plus dans des projets dit ‘bottom up’ (voir par example: http://www.worldbank.org/cdd ) dont l objectif est de s assurer que les fonds depenses repondent aux besoins des pauvres.
L idee est qu’au lieu de decider depuis washington que tel village a besoin d une route et que tel autre a besoin d’un systeme d assainissement, chaque village recoit une enveloppe monetaire et les villageois decident le projet dans lequel ils veulent investir.
Pour l instant les resultats sont encourgeants.
moi je trouve ca pas mal 😉
Si GlobalGiving vous intéresse, vous devriez voir le GlobalGiving Index sur Social Edge http://www.socialedge.org/ , la communeauté online de la Fondation Skoll. Pour rappel, Jeff Skoll était le premier employé et président d’eBay, engagé par Pierre Omidyar.
Sa fondation finance en partie GlobalGiving, et ils ont eu l’idée de lancer ensemble un index qui montre l’évolution du "online charity giving." C’est devenu un peu le CAC 40, le FTSE ou le S&P 500 de la charité online.