Comment les récits changent la réalité

La psychologie cognitive a amplement montré en quoi nos perceptions de la réalité s’appuient sur la construction de récits, de “narratives” (le terme anglais est intraduisible rigoureusement en français). Raconter la réalité sous forme d’histoire, selon un schéma narratif préétabli, fait d’intentions, de causes et d’effets, permet d’extraire un sens d’un monde extérieur toujours complexe. Pour qu’une histoire finisse par tenir lieu de description de la réalité, elle n’a nul besoin d’être vraie : il lui suffit de présenter suffisamment des caractéristiques de la vérité. L’évènement B s’est produit après l’évènement A, donc pourquoi ne pas dire que A a provoqué B?

Une histoire aura d’autant plus de chances d’être adoptée comme représentation de la réalité qu’elle n’entre pas en contradiction avec nos convictions personnelles, voire, qu’elle les conforte. C’est ainsi qu’une histoire peut devenir un shibboleth : un marqueur d’appartenance à un camp qui permet de distinguer les “amis” des “autres”. Discutez, au hasard, de la question israelo-palestinienne : La façon dont votre interlocuteur racontera l’histoire du Proche-Orient vous permettra très simplement de savoir s’il se place dans un camp, et lequel.

En matière économique aussi, raconter les évènements sous forme d’histoire peut avoir des conséquences considérables. Deux exemples permettent de l’illustrer :

Un premier exemple nous est donné par ce très intéressant article de David Warsh consacré au récent livre de Douglas Irwin sur les tarifs douaniers Smoot-Hawley. Cette loi accroissant les tarifs douaniers américains, votée en 1930, était une démonstration de ce qu’un parlement capturé par des intérêts particuliers peut produire de plus consternant. Son vote avait considérablement réduit le prestige des USA dans le monde, entraîné une escalade tarifaire en représailles, ce qui n’était guère opportun dans le contexte des années 30.

Dans les années 70, elle devait donner naissance à une histoire qui devait assez rapidement devenir un mantra des supply-siders : le tarif Smoot-Hawley avait provoqué la crise des années 30. Les marchés financiers, anticipant les conséquences de la loi sur le commerce mondial, en avaient déduits que les flux de capitaux vers les USA allaient se tarir, faisant baisser les cours boursiers; la chute des cours était donc une anticipation des conséquences à venir de l’adoption de ce tarif douanier par des marchés financiers rationnels.

Aujourd’hui, après des années d’études sur la crise des années 30, on sait que cette explication n’a strictement aucun sens. Vous ne trouverez aucun économiste pour défendre les tarifs Smoot-Hawley; mais leur impact revenait à augmenter de 5% le tarif douanier moyen des USA. S’imaginer que cela peut produire 25% de chômage trois ans plus tard relève de la plus haute fantasmagorie. Beaucoup d’autres facteurs ont abouti à l’effondrement du commerce mondial dans les années 30, à commencer par la crise économique elle-même. Pour ceux que cela intéresse, ce livre est la destination recommandée.

Si Smoot-Hawley n’ont pas provoqué la crise, d’ou vient-elle? Milton Friedman et Anna Schwarz ont amplement documenté l’impact de la politique de la banque centrale américaine dans le déclenchement du krach boursier et l’effondrement du système financier américain. La fed nouvellement créée a tout d’abord entretenu la hausse des actifs financiers dans la seconde moitié des années 20, avant de relever brutalement ses taux d’intérêt, produisant le krach, puis renonçant à apporter un soutien monétaire au secteur bancaire illiquide. On ajoute aujourd’hui une dimension liée au rôle joué par l’étalon-or dans le contexte de l’après-première guerre mondiale et des déséquilibres financiers qu’elle avait provoqué (endettement des pays belligérants européens, réparations allemandes, accumulation de réserves françaises). Les pays ont commencé à sortir de la crise à partir du moment où ils se sont affranchis des pressions déflationnistes imposées par l’étalon-or. Là aussi, on pourra se documenter avec Golden Fetters ou Lords of Finance.

Le problème de cette réalité, c’est qu’elle ne cadre guère avec la vision du monde des supply-siders. Premièrement, ils sont de grands admirateurs de l’étalon-or; Deuxièmement, la version réelle de l’explication de la crise des années 30 suggère 1-que les marchés peuvent se tromper, qu’il peut y avoir des bulles financières, et 2- qu’une action gouvernementale efficace (une meilleure politique des banques centrales) peut considérablement limiter les conséquences des crises financières. Deux choses qui sont anathèmes pour les supply-siders.

A l’inverse, l’explication par les Tarifs Smoot-Hawley, bien que fausse, présente toutes les caractéristiques pour leur plaire. Les marchés financiers n’ont pas eu tort, ils ont anticipé les conséquences dramatiques des actions du gouvernement américain. Les marchés ont eu raison, l’Etat a eu tort, l’étalon-or c’est génial, voilà un paquet bien plus confortable pour l’idéologie.

Cette histoire est donc fausse, mais comme le montre David Warsh, ce récit faux a eu des conséquences inattendues. Il a tellement pénétré les pensées que les craintes d’une escalade protectionniste, très vives au début de la crise, ne se sont pas matérialisées.On peut trouver plusieurs explications à cela; l’existence de l’OMC et de traités limitant les possibilités des gouvernements en la matière (mais quiconque connaît un peu le sujet sait que le prétendu pouvoir de l’OMC en la matière est très limité); Les “chaînes globales de valeur” qui font que la production est éclatée entre unités dans différents pays, faisant que l’effet sur une entreprise multinationale de tarifs douaniers pourrait être très négatif (au hasard, relever les tarifs douaniers sur les produits chinois nuirait considérablement à l’industrie informatique américaine); le fait que le monde est nettement moins conflictuel que pendant les années 30; etc.

Mais il ne faut pas sous-estimer le pouvoir des idées. Parlementaires, éditorialistes, ont répété le mantra selon lequel “la crise de 29 a été aggravée par l’escalade protectionniste”, reprenant sans s’en rendre compte le récit supply-sider de la crise (ou une version édulcorée de celui-ci). De façon inattendue, un récit faux a contribué à éviter un essor du protectionnisme qui n’aurait rien produit de bon pour l’économie mondiale à long terme.

Mais si ce mécanisme peut avoir des conséquences inattendues positives, il peut aussi en avoir des négatives. Pour cela, une seconde illustration pourrait être la façon dont les allemands, aujourd’hui, appréhendent la crise financière, décrite dans un très bon éditorial de Wolfgang Munchau dans le FT du jour. Dans ce récit, la crise en Europe provient de la combinaison de gouvernements irresponsables, trop endettés qui n’ont pas respecté les règles de la monnaie unique, et qui n’ont pas eu le courage de mener les réformes qui rendraient leurs économies compétitives; la crise bancaire n’est qu’un élément du décor.

Ce récit a pour caractéristique d’inverser totalement la façon dont les économistes appréhendent la crise économique en Europe. Si l’on fait abstraction du cas particulier grec (qui n’est ni central, ni représentatif, et qui a été épouvantablement mal géré) le gros du problème est une crise financière, et l’accumulation par des banques privées (et les banques allemandes ne sont guère exemplaires de ce point de vue) de créances dont la rentabilité avait été lourdement surestimée. Les déficits publics sont la conséquence de la crise économique qui a suivi, pas la cause. Quant aux problèmes internes de compétitivité, ils sont récurrents depuis la fondation de l’euro sur des critères limités aux questions monétaires et de finances publiques, sans prendre en compte les déséquilibres des comptes extérieurs ou les réglementations financières. Résultat, le mistigri de l’homme malade de l’Europe s’est passé de pays en pays (Allemagne, Italie, Espagne, France, de nouveau Espagne et Italie) au gré des dévaluations réelles dans les différents pays. Nous avons suivi cette actualité ici (voir par exemple ces posts de 2005 et 2006; au passage la partie pessimiste de celui de 2006 était assez prémonitoire).

Si le récit à base de gouvernements impécunieux et incapables de réformer a un tel succès parmi la population et les élites allemandes, c’est qu’elle a le double mérite d’exonérer totalement l’Allemagne; mieux, de l’ériger en modèle. Elle repose sur un fond de cohérence factuelle : après tout, l’Allemagne se sort bien de la crise financière; donc, si tous les européens étaient comme les allemands, toute l’Europe se porterait bien. Elle conforte l’illusion des élites allemandes sur les institutions de l’euro; Elle évite d’avoir à regarder les problèmes des banques allemandes, autour desquelles réside un véritable déni. Après la plaisanterie des stress tests de l’an dernier (dont la banque irlandaise ayant récemment ruiné l’Irlande s’était brillamment sortie) le gouvernement allemand semble vouloir boycotter les prochains tests. Il risqueraient de révéler la nécessité de recapitaliser les banques allemandes, une perspective que le gouvernement cherche à éviter tant elle serait impopulaire.

Pire : pour une fraction significative de l’opinion publique nationale, les plans de sauvetage entrepris depuis l’an dernier consistent à verser des aides directes aux autres pays européens. Le fait que les gouvernements européens n’aient apporté qu’une garantie sur les prêts de l’ESFS, lequel prête à des taux pas franchement très avantageux. Mais ce récit a des conséquences : énormément d’efforts sont consacrés à traiter une crise inexistante, au détriment du traitement de la vraie crise. Ainsi, pour éviter de donner le sentiment de céder aux “pays du club med” l’Allemagne a soumis son accord à la hausse (nécessaire) du plafond de l’ESFS à l’adoption par les gouvernements européens d’un plan en 6 points qui n’aurait strictement aucun effet sur les problèmes européens, mais obligerait les pays à se conformer un peu plus au format allemand. Ce projet a suscité des oppositions considérables, mais on n’en restera pas là; il est probable que l’on verra éclore un peu partout des aberrations comme la constitutionnalisation des limitations de déficits publics.

Un peu plus d’acrimonie entre pays européens, autour d’un pacte qui de toute façon ne servirait à rien, même adopté, et aucun progrès dans la résolution de la crise bancaire : la vraie recette pour un succès. Les récits que nous utilisons pour percevoir la réalité peuvent aussi avoir des conséquences très négatives.

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Alexandre Delaigue

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6 Commentaires

  1. Pouvez-vous nous rappeler l’état des dettes souveraines européennes avant la crise ?
    Il me semble qu’Espagne, Irlande s’en sortaient pas trop mal, non, alors que la France, non 😉
    Du coup, ça conforte franchement votre hypothèse !

  2. Je ne suis pas assez compétent en économie pour appréhender les explications de la deuxième partie de votre post, mais le début, plus à ma portée, me fait réfléchir : j’y vois une illustration d’une double appartenance de l’économie, d’un côté la science, de l’autre le psychologique et le social. L’économie à la fois touche chacun de nous de près, les exemples sont tirés de notre vie quotidienne (l’argent, les prix, le commerce,les besoins, les biens matériels etc…cf votre post sur les lingettes), notre rapport à l’argent est en même temps complexe et profond, et banalisé par un usage constant , en cela l’économie nous parle de nous, et nous parlons de nous à travers elle,donc des récits,donc des schématisations narratives ; à l’extrême autre bout, l’économie est une science très compliquée pour ceux qui ne l’ont pas étudiée de façon approfondie , et rendue de plus en plus compliquée par le vocabulaire,l’utilisation de l’anglais, le passage au "virtuel",une médiatisation qui lui donne une place très importante dans la vie quotidienne (l’état des routes, la météo, la bourse presque à chaque bulletin d’information…)sans la mettre pour autant davantage à la portée des "nuls". Ce grand écart peut produire de la méfiance d’un côté, du mépris de l’autre,et ces deux sentiments renforcent l’éloignement entre les deux camps.
    Il ne me semble pas étonnant que les politiques s’emparent de cela, pour l’exploiter, et peut-être ensuite qu’ils s’y laissent prendre eux-mêmes…
    Bon, j’avais annoncé que j’étais nul…

  3. "lui suffit de présenter suffisamment des caractéristiques de la vérité. L’évènement B s’est produit après l’évènement A, donc pourquoi ne pas dire que A a provoqué B?"

    J’espère ne pas faire de mauvais esprit, mais ne faites vous pas exactement la même chose en affirmant que "Les déficits publics sont la conséquence de la crise économique qui a suivi [la crise financière]"?

    Que je sache :
    1) le pb des déficits publics et de la hausse continue de l’endettement des pays du "Club Med" ne date pas de 2007.
    2) l’Allemagne s’en sort mieux que ses voisins alors qu’elle a subi la même crise financière (voire pire, cf votre paragraphe sur les banques allemandes), ce qui prouve bien que la crise financière seule n’explique pas tout.

    Réponse de Alexandre Delaigue
    1-à l’exception de la Grece, si. 2-pour l’ensemble des pays de l’OCDE, les 2/3 de la hausse de l’endettement sont expliqués par les stabilisateurs automatiques et les recettes fiscales perdues suite à la crise.

  4. 3 commentaires, dont 2 au raz des pâquerettes et un vaguement hors sujet.

    1) "Il risqueraient"
    => boouuuh, corrigez-moi ça vite fait avant que d’autres ne s’en aperçoivent.

    2) "Le fait que les gouvernements européens n’aient apporté qu’une garantie sur les prêts de l’ESFS, lequel prête à des taux pas franchement très avantageux."
    => J’ai relu cette phrase 3 fois et je n’ai toujours pas trouvé le verbe. Désolé, j’avais prévenu que mes remarques seraient bas de gamme ;-).

    3) Dans le fond je suis assez d’accord, sauf sur ceci " énormément d’efforts sont consacrés à traiter une crise inexistante, au détriment du traitement de la vraie crise".

    D’une part, la crise de la dette souveraine révèle deux problèmes réels :
    – les déséquilibres de la zone euro, dotée d’une "gouvernance" bancale. Mais ça vous l’expliquez très bien.
    – un endettement public qui, quoiqu’on en pense, n’est, dans la plupart des pays, pas maîtrisé. Depuis quand n’a-t-on pas voté un budget équilibré en France ? Certes ce n’est pas un facteur qui peut expliquer à lui seul les troubles actuels, mais je n’irais pas jusqu’à parler d’une "crise inexistante".

    D’autre part, quelle est-donc la "vraie crise" ? Nous sommes nombreux à penser qu’elle n’est pas traitée, mais personne ne s’accorde sur sa définition. Certains évoquent un surendettement du privé, d’autres les déréglementations passées, une insuffisante demande des classes moyennes, le laxisme des gouvernements, des banques centrales, ou encore la "cupidité des financiers" et j’en passe. Il a certainement un savant mélange de tout ça, et la "crise bancaire" est peut-être centrale dans la situation économique actuelle. Mais à mon avis il y a aussi un autre facteur beaucoup structurel. La corrélation entre les évolutions des cours du pétrole et du PIB me semble tout à fait remarquable, y compris sur des périodes assez longues.
    "Assainir" les banques, les politiques budgétaires, monétaires on encore réconcilier les pays européens n’empêchera pas, à mon avis, de graves difficultés économiques si, parallèlement, on n’allège pas notre dépendance envers des importations énergétiques toujours plus onéreuses. En Espagne, on vient de baisser le prix du train de 5% et de limiter les autoroutes à 110 km/h (http://www.google.com/hostednews... Ce n’est pas vraiment une mesure de relance, mais je crois que ce genre de politiques est au moins aussi important pour l’avenir de notre économie que les ESFS, EFSM, EFSF, […] MESF, MES, ESM, FESF ou autre (d’ailleurs je ne trouve pas votre "ESFS" dans ce récap http://www.senat.fr/rap/l10-166-...

  5. La crise a simplement transformé les dettes privées en dettes publiques. Ceci dit en France, l’endettement de l’État au début de la crise va nous priver de marges de manœuvres pour en sortir et pour réformer sans trop de casse.

    A part cela, les Allemands pensaient que le Club Med ne devait pas faire partie du Club Euro et ils avaient raison. La crise actuelle ne fait que confirmer leur préjugé initial.

    L’Europe au départ était un Club de Golf, mais nous avons laissé entrer les footballeurs. Nous pouvons devenir un club de foot, après tout j’ai même des amis footeux, mais ceux qui préfèrent le golf râlent.

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