C’est stratégique, on vous dit…

Le discours économique est rempli de ces formules et termes utilisés comme des arguments, dont la force rhétorique est telle qu’ils ont valeur d’argument d’autorité, ce qui est très commode : le simple fait d’utiliser ces termes dispense l’auteur de la phrase de justifier plus avant son point de vue. Un exemple typique de ce genre de formule ou argument est “ça crée des emplois” étudié dans ces pages il y a quelques temps.

Ces temps-ci, c’est l’adjectif “stratégique” qui est à l’honneur, tout particulièrement dans le débat autour de la fusion GDF-Suez. Partisans et adversaires de cette fusion semblent d’accord sur un point : l’affaire est “stratégique”. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire?

Comme le constate John Kay, “stratégique” ou “stratégie” sont utilisés dans le langage du monde des affaires comme synonymes d’autres mots, identifiables selon le contexte. L’un de ces premiers usages est onéreux : très souvent, lorsque vous lisez “stratégique” dans une phrase, vous pouvez être sûr que ce à quoi l’auteur fait référence coûte cher.

Ainsi, par exemple, si vous rencontrez un jour quelqu’un qui vous dit que son travail est d’être “consultant en stratégie”, vous n’aurez pas forcément une idée précise de son activité réelle, mais vous pouvez être certain d’une chose : cette personne est bien payée et ses services coûtent extrêmement cher. De même, lorsque vous voyez des publicités pour des cabinets suggérant à des entreprises “nous pouvons vous aider dans votre stratégie” cela doit se traduire par “nous aimerions beaucoup vous envoyer une facture très salée”.
De la même façon, lorsqu’un dirigeant d’entreprise explique que tel de ses projets d’investissement est “stratégique”, vous pouvez sans trop vous tromper comprendre “notre entreprise va laisser sa chemise dans cette histoire” (exemple : la “technologie des turbines à gaz est stratégique pour Alstom”). Le terme “d’acquisition stratégique” peut aussi se comprendre comme “nous payons beaucoup trop cher pour cette acquisition” (exemple : “Orange est une acquisition stratégique pour France Telecom”).

“Stratégique” peut aussi signifier important. “Votre activité, dans notre organisation, n’est plus stratégique” signifie “désormais, tout le monde s’en fiche”. Lorsqu’un directeur d’un service comme les ressources humaines ou la communication déclare “mon activité est stratégique pour l’entreprise” cela peut se traduire par “j’aimerais que la direction m’écoute plus souvent”.
“Mr Untel s’occupe des questions stratégiques, Mr Machin des questions opérationnelles” signifie que Mr Untel est beaucoup plus important dans l’entreprise que Mr Machin, et qu’à ce titre, il a un plus grand bureau, un plus gros salaire et plus de stock-options. Il convient de noter que cette importance porte sur l’organigramme de l’entreprise, pas à l’importance de l’activité des deux; il est dans le même temps tout à fait possible que Mr Machin passe son temps à parader à la télévision, pendant que Mr Untel passe son temps à convaincre les clients de l’entreprise d’acheter ses produits. Exemple : “Chez Vivendi, Jean-Marie Messier définit la stratégie, tandis que le président de Vivendi Environnement est chargé des questions opérationnelles”. L’importance est toujours un concept relatif.

Enfin, “Stratégique” peut faire référence au Meccano industriel, aux fusions et acquisitions. Si vous lisez dans un journal “les marchés ne comprennent pas la stratégie de l’entreprise truc” cela signifie simplement que le journaliste déplore le fait que ladite entreprise n’a pas annoncé récemment de grande opération d’achat d’une autre entreprise ou de cession massive d’actifs. Les journalistes (et les analystes financiers) adorent les fusions et acquisitions, qui leur permettent de faire de longs articles sur le déroulement de l’opération, sur l’intérêt et les risques de celle-ci, et pour expliquer deux ans plus tard (au mépris de ce qu’ils ont écrit avant) pourquoi elle n’a pas si bien marché que prévu. Ils adorent aussi les immenses pages de publicité payante qui sont achetées à leur employeur à la même occasion.

Pourquoi utiliser le terme de “stratégie” dans ces différentes acceptions? c’est que le terme a une sorte de magie : il évoque Sun Tzu, Clausewitz, Napoléon, le fracas des batailles, le génie du chef; et à ce titre, il permet de dissimuler la banalité du propos, et d’en éviter la contestation. “Dans mon entreprise, les ventes sont importantes” est une banalité; “dans mon entreprise, les ventes sont stratégiques” fait plus classe. Mais surtout, si vous écrivez “l’acquisition de telle entreprise est pour nous importante et coûteuse”, vous vous exposez à la critique. Est-ce vraiment si important? Pourquoi payer si cher? Ecrivez plutôt “l’acquisition de cette entreprise est pour nous stratégique” et personne ne viendra vous chercher des poux.

Car la stratégie, pour une entreprise, a un sens précis : elle recouvre le questionnement sur ses ressources, les marchés dans lesquels elle se trouve, sa position relative par rapport à ses concurrents, et les moyens de mettre tous ces éléments en relation. C’est extrêmement complexe, spécifique à chaque entreprise, et c’est pour cela que les bons consultants dans ce domaine sont à la fois rares, chers et utiles; c’est aussi pour cela que le domaine attire un large lot de parasites.

En matière de discussion sur les politiques publiques, l’adjectif “stratégique” est utilisé dans le même sens : beaucoup trop cher, comme dans “La politique agricole commune est stratégique en Europe”. Important : “l’automobile est un secteur stratégique”. Là aussi, le terme sert d’argument d’autorité. sLa politique agricole commune est coûteuse et importante” conduirait à se demander si l’importance de l’agriculture vaut qu’on verse à ce secteur plus de subventions que la valeur de ce qu’il produit; dire “l’agriculture est stratégique” permet d’éviter d’entendre des questions sensées et désagréables. De même, “l’aéronautique est stratégique” évite d’avoir à se poser des questions sur la structure choisie pour créer EADS et son mauvais fonctionnement, qui pourtant résulte uniquement de ce que des bureaucrates et des politiques ont décidé de prendre à bras le corps ce secteur “stratégique”.

En ce moment, nous apprenons que c’est parce que “l’énergie est stratégique” qu’il faut fusionner GDF et Suez, ou qu’au contraire il ne faut absolument pas le faire et plutôt fusionner GDF avec EDF. Qu’est-ce que cela veut dire? Strictement rien. Qu’est-ce que cela nous apprend sur la nécessité d’une politique de Meccano industriel? Rien. Le seul argument entendu est un argument de taille (atteindre la “taille critique” est un autre grand mythe managérial sur lequel on reviendra bientôt) ou un argument de contrôle (il faut que l’Etat contrôle ces entreprises, il faut qu’elles restent contrôlées par des actionnaires nationaux). Quel intérêt à une telle forme de contrôle? Pourquoi est-il nécessaire que ces entreprises soient d’une nationalité quelconque? Les arguments rationnels ne seront pas discutés. C’est stratégique, on vous dit…

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Alexandre Delaigue

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4 Commentaires

  1. Vu sous l’angle d’un opérationnel, j’aurais eu tout simplement tendance à considérer que

    "opérationnel" veut dire "technicien mercenaire pointu."

    "stratégique" veut dire "perdrait suffisamment en nous trahissant pour pouvoir recevoir des missions de confiance."

    En suivant cette règle, on traduit "Machin est un truc stratégique" énoncé par un politique comme "Vous pourrez instrumentaliser ce machin à des fins électoralistes quand vous serez au pouvoir".

    Appliquée à Suez/EDF/GDF, je suppose qu’il faut entendre : "Personne ne parviendrait à contrôler EDF/GDF, mais un ensemble Suez/GDF nous obéirait certainement". J’aurais pourtant eu tendance à croire que les leçons Arcelor, Euronext, etc. auraient porté ?

  2. et "l’indépendance alimentaire de l’Europe", je suppose que c’est stratégique aussi?
    fr.news.yahoo.com/0809200…
    L’auditoire était conquis d’avance…
    Ca renvoie à tellement de posts que vous avez écrit en ces lieux qu’on ne sait même plus quoi en penser, désespérant…

  3. Lu ce matin dans le 20 minutes:
    "Thales une évolution stratégique se profile"..

    reste à savoir à quelle notion de stratégique cela se raccroche…A priori et c’est notable cela recouvrirait à la fois le "mécano industriel", le "important" et probablement le "trés onéreux"…

    Le package stratégique en somme..

    5-3 combien cela fait-il? Bientot les robots spammeurs sauront répondre à ce genre de question!!!

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