Florent s’amuse bien aux dépens de Thierry Breton, en mettant en musique de véritables florilèges de citations toutes plus navrantes les unes que les autres, au sujet de la “guerre énergétique” et autres “tout va mieux que bien“. Au passage, on peut noter l’extrait suivant :
Le monde change (…) Les français le comprennent très bien, on est en vacances, je ne veux pas les assommer de chiffres (sic). Mais, quand on est petit, c’est le dernier qui passe. Et il n’y en a qu’un qui ne peut pas se marier, c’est Gaz de France.
L’interview orale est un exercice difficile, et le propos du ministre est ici un peu embrouillé. Mais on peut le résumer ainsi : dans un monde globalisé, les petites organisations n’ont pas d’avenir. Tous les secteurs d’activité tendent à se concentrer : il est indispensable que les entreprises grandissent sous peine de disparaître. Et sous cette forme, il ne fait qu’exprimer l’une des idées les plus communes. Est-elle vraie pour autant?
Comme le constate John Kay, c’est un discours que l’on entend dans tous les secteurs d’activité arrivés à maturité : industrie pharmaceutique, agro-alimentaire, banques, énergie, publicité, etc. Chaque fois, le discours est le même : le monde change, le secteur se concentre, il faut s’adapter en fusionnant avec d’autres. Le mot-clé est en général “taille critique”. Il faut atteindre la “taille mondiale” pour espérer survivre dans ce nouvel environnement. Et à l’appui de ce raisonnement, c’est souvent un secteur qui est cité en exemple : l’automobile, industrie mondialisée et concentrée autour de quelques très grandes entreprises.
Le seul problème, c’est que l’industrie automobile ressemble assez peu à ce modèle. La concentration maximale dans l’automobile mondiale a été atteinte dans les années 60 : elle n’a fait que baisser depuis, selon tous les critères que l’on peut utiliser. La part de marché des 10 plus grandes entreprises est passée de 85% à 75%; les trois plus grands constructeurs mondiaux produisaient 50% des véhicules; aujourd’hui, ce chiffre est passé à 36%. 14 entreprises produisent plus d’un million de véhicules par an, contre 9 à l’époque; etc. Et la concentration s’est réduite malgré de nombreuses fusions dans le secteur, qui ont été le seul moyen pour les anciennes entreprises en place de conserver leurs parts de marché : mais la tendance est à l’émiettement.
Pire même : les plus grandes entreprises des années 60 sont dans des difficultés considérables. General Motors et Ford sont dans un tel état que personne ne veut même les racheter ou s’allier avec elles; Daimler a racheté Chrysler, et quelques années plus tard, la capitalisation boursière du groupe était égale à celle de Daimler avant fusion (comme si donc Chrysler ne valait rien). Le mouvement n’est pas qu’américain : en Europe, Volkswagen connaît aussi des difficultés. Le constructeur le plus rentable au monde est un constructeur de niche, BMW; et l’histoire récente de BMW est instructive.
British Leyland était le résultat de la politique industrielle britannique : créer en 1967 une entreprise de taille mondiale en faisant fusionner les divers constructeurs automobiles nationaux. Les choses ne sont pas tout à fait passées comme prévu : elle a subi la concurrence entre autres d’une entreprise japonaise, Honda, qui s’est lancée dans l’automobile l’année même ou British Leyland était créée (Honda est aussi devenue dans les années 70 le premier constructeur mondial de motos, éliminant les diverses entreprises “de taille mondiale” du secteur). Au milieu des années 90, l’entreprise (devenue Austin-Rover) a été rachetée par BMW. Pourquoi se lancer dans ce rachat? C’est que BMW, dans les années 90, avait succombé elle aussi à la mode de “l’entreprise à taille critique”. Son succès était venu de sa capacité à se créer une niche, une image forte, permettant de vendre des véhicules à un prix plus élevé que la concurrence; tous les spécialistes de l’industrie ont applaudi cette superbe manoeuvre qui permettait à BMW d’avoir pour le marché européen une “gamme complète de véhicules”.
6 ans plus tard, menacé au point de risquer de se faire racheter par Volkswagen, BMW jetait l’éponge, et revendait par morceaux Austin-Rover, ne conservant que la nouvelle Mini de cette triste aventure. Le PDG Bernd Pischetsrieder est parti exercer ses talents chez Volkswagen. Et BMW est redevenu le constructeur de niche hautement rentable qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être.
Et l’automobile n’est pas exceptionnelle : ce qui est extrêmement rare, c’est de trouver un secteur d’activité dans lequel une entreprise a pu préserver une taille imposante dans des circonstances changeantes. US Steel était la première entreprise d’acier mondiale dans les années 50; elle ne représente pratiquement plus rien aujourd’hui. ATT a disparu à l’horizon. A l’exception d’Exxon et de General Electric – et pour la seconde, en changeant radicalement de forme et d’activités plusieurs fois – aucune des plus grandes entreprises mondiales du début du 20ème siècle n’a conservé cette place 100 ans plus tard.
Pourquoi alors les entreprises continuent-elles de chercher cette taille globale? Il y a trois raisons principales. La première, c’est que si les avantages d’une grande taille sont évidents (économies d’échelle, capacité de négociation accrue vis à vis des fournisseurs et clients,synergies), les inconvénients sont moins visibles : problèmes de coordination entre individus qui ne peuvent être résolus qu’en recourant à un contrôle et une bureaucratie accrue; de ce fait, enfermement dans un système de pensée et des routines empêchant de saisir les évolutions de la clientèle et de la concurrence; conflit entre avantages compétitifs contradictoires (comment faire fonctionner ensemble bas coûts et image de marque de niche?).
La seconde raison, bien identifiée par Berle et Means en 1932, c’est que les dirigeants n’ont pas forcément les mêmes intérêts que les autres participants à une entreprise. Leur carrière, leur prestige, sont souvent déterminés par leur capacité à faire grossir l’entreprise qu’ils dirigent (et partir au bon moment, avant les difficultés, pour diriger une entreprise encore plus grosse). Lorsque s’ajoutent à cela les fantasmes des politiques en matière de politique industrielle et d’activités stratégiques, tout raisonnement est abandonné pour le simple culte de la taille désirée pour elle-même.
Mais il y a une raison plus pernicieuse : lorsque la “taille critique” atteint le statut d’idéologie, il devient très difficile de ne pas s’en préoccuper, sauf à être une entreprise détenue familialement, sous peine de se faire racheter par un plus gros incompétent. Car les marchés ont alors une tolérance bien trop importante vis à vis des grandes fusions, acceptant des conditions de rachat défiant le sens commun. Lorsque Google peut racheter Youtube sans débourser de liquidités, il devient nécessaire de s’interroger sur la faible discrimination des investisseurs. Comment expliquer par ailleurs le succès sans cesse renouvellé des fusions et acquisitions, alors même que l’ont sait depuis longtemps que plus de 60% de celles-ci ne sont pas rentables pour les investisseurs? En devenant idéologie, la mode de la “taille critique mondiale” s’auto-entretient jusqu’à devenir extrêmement nuisible.
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Si je puis me permettre, le modèle automobile est bien beau, mais il ne convient pas pour lui opposer GDF.
Je m’explique : dans l’industrie, il y a 2 sortes de produits : les manufacturés et les basiques.
Pour les manufacturé, sur l’exacte modèle des voitures, la différentiation, la segmentation, la flexibité et tout un tas de trucs font qu’au mieux on fait des alliances (Renault) qui marchent à peu près, des concentrations qui ratent (vw, gm, ford) jamais de fusions avec disparition de marques.
Mais dans les matières premières ou la distribution, il n’y a pas tellement de différentiation possible, et c’est là qu’il y a une course à l’échalotte. GDF tient de ce ca de figure.
Et en général les mines, gisement… sont trustés par des giga compagnies.
Le modèle small is beautiful ne tient pas, à moins que le small se fasse sa niche.
Je comprends que vous vouliez souligner les anneries de Breton, et ptet que je raconte des conneries. Mais bon partir d’un exemple sur l’automobile pour en déduire que Breton raconte des conneries, c’est une petite tricherie.
Question idiote sur l’achat de YouTube :
À supposer :
1) que les conditions de vente n’imposent pas à ceux qui se retrouvent à détenir des « actions » Google de les conserver pendant un temps,
2) que les quantités concernées ne sont pas grandes par rapport à l’activité sur l’ « action » Google,
3) que les « actions » Google n’ont pas été créées pour l’occasion (en gros, qu’il n’y ait pas d’inflation cachée) ;
alors, quel est le problème ?
Ceux qui ne croient pas en la valorisation des « actions » Google peuvent les revendre à leur prix de marché, non ?
Tant que le bien est raisonnablement liquide, je ne vois pas ce qui change ni pour l’acheteur ni pour le vendeur entre une transaction en liquide et une transaction libellée dans le bien en question ; mais n’étant qu’un amateur, je rate sans doute quelquechose…
Se trouvera-t-il un véritable économiste pour m’éclairer ?
Je précise que ma question ci-dessus n’est une critique ni de l’analyse générale du Pr Delaigue, ni de l’idée exposée dans les derniers paragraphes.
Bien au contraire, mon expérience des affaires prétendues stratégiques me laisse à penser qu’effectivement, la plupart des fusions sont payées bien trop cher. En l’espèce, je suis d’accord pour estimer que 1,6 milliards de USD, c’est exorbitant pour YouTube.
Mon interrogation porte seulement sur ce que change le fait que l’achat de YouTube soit réglé en « actions » Google…
Charles : comme vous voyez, je n’ai pas parlé de GDF. GDF doit-il fusionner avec Enel, EDF, Suez, ou personne ? Je n’en sais rien. Je sais simplement que dire "le monde change, donc GDF doit être grand parce qu’être le dernier ce n’est pas bien et être gros c’est bien" est appliqué à tous les secteurs; et qu’il est faux.
Par ailleurs, qu’il n’y ait pas de possibilité de différenciation, pourquoi pas (encore que, cela mériterait d’être discuté : quid d’une expertise technologique pour l’extraction ou la distribution par exemple?). En quoi doit-on en déduire qu’être plus gros apporte un avantage, dès lors que la production est de toute façon trustée par des entreprises nationales? Je peux voir quelques gains (négocier des ristournes parce qu’on commande plus à la fois). Mais les inconvénients potentiels sont toujours présents.
Thomas-Xavier Martin:
La methode de financement n’a pas d’importance et ne change rien SI toutes choses sont egales par ailleurs.C’est rarement le cas.Pour Google,le cours est surevalue et la logique est de payer avec du papier Google plutot que du cash ou de la dette.Pour le vendeur,c’est une start-up qui valait 0 il y a un an et vendre contre echange d’actions est optimal [tax-free aux USA,ce qui n’est pas le cas pour une transaction cash].Le probleme est que,historiquement,bien que la transaction "echange d’actions" est extremement avantageuse du point de vue fiscal pour le vendeur et emettre des actions surevaluees est theoriquement avantageux pour l’acquereur,les acquereurs ont neanmoins considerablement surpayes leurs acquisitions et ces operations donnent des resultats tres mauvais [les plus mauvais en fait]a long terme.
Par ailleurs il y a bien "inflation" du nombre d’actions,dans ce cas environ 4 millions de plus en circulation,l’effet immediat etant de rendre le cours de l’action encore plus cher vu que que You Tube n’est pas profitable [le ratio prix/benefices augmente ]….
Deux petits commentaires sur votre argumentaire par ailleurs tout à fait à propos :
– tout d’abord, je suis moyennement convaincu par l’argument développé autour de l’égalité "taille = bureaucratie". Non pas que je pense que cette dernière soit inadéquate, mais simplement qu’au delà d’une certaine taille, la bureaucratie ne peut raisonnablement pas augmenter. Pensez-vous que Chrysler, qui était déjà une entreprise de taille respectable, ait vu sa quantité de formalisation et de "papier" augmentée après la fusion ? J’en doute.
– par ailleurs, un inconvénient non négligeable des fusions est la mise en symbiose des différentes cultures d’entreprises, qui doit constituer un axe majeur de travail pour la réussite d’un rapprochement.
Si je devais rédiger faire un shorter de votre article, je dirais "l’augmentation de la masse des entreprises et l’objectif de la taille critique, comme on le voit à travers l’exemple de l’automobile, ne doivent pas être érigés en dogme absolu". Un billet qui viendrait contenter ma curiosité suscitée par celui-là pourrait être : "les raisons de l’échec des fusions/acquistions dans le secteur de l’automobile". Si vous en avez le loisir…
Un point que ne mentionne pas Alexandre, mais qui va dans son sens, c’est que la salaire des patrons est directement déterminé par la taille de leur entreprise. Cf l’étude de Gabaix et Landier "Why has CEO pay increased so much"
C’est bien beau de dire que les grandes entreprises ne tiennent pas la route mais dans les faits il y a des lois anti-trusts qui les empêchent d’écraser définitivement leur concurrents et de réellement profiter de l’avantage de la taille. Donc l’affirmation "les grands ne tiennent pas la route" n’est pas vérifiable. Ou plutôt, on a eu tellement peur qu’elle soit réfutée, qu’on a vite fait des lois pour l’empêcher.
Voir par exemple cet article de Greenspan qui cherche à minimiser la nécessité de ces lois avec l’argument du "de toutes façons, le marché aurait empêché la formation de monopole parce que c’est difficile d’être grand".
fr.liberpedia.org/L’Antit…
Pourquoi n’a-t-on pas laisser faire Microsoft? Après tout, sa taille allait le gêner tôt ou tard… 🙂
belle extension du propos du ministre !!
Merci pr ces explications, Charles illustre bien ce que je me disais a la fin de cet article : ca depend des secteurs !!
Sinon pour cette histoir de poids, autant combiné les 2 : A savoir une stucture générale importante (pr les finances, l’inverstissement, les economies d’echelles, etc…) MAIS des entités bien distinctes et autonomes (pr la flexibilité, la réactivité, et la proximité avec la clientèle, etc…)
… Il faut diviser pour mieux régner.. tout en appartenant à un groupe !
Bonne continuation et vive l’économie !!
Julien : la bureaucratie et la formalisation peuvent toujours augmenter : il suffit d’ajouter aux procédures et pratiques existantes de nouvelles. Lorsque, comme dans la fusion daimler-chrysler, vous faites passer une entreprise américaine sous contrôle allemand, ces derniers viennent imposer l’usage de leurs procédures de contrôle, d’évaluation de la "qualité" etc. La "mise en symbiose" des cultures se fait souvent (et cela s’est fait chez chrysler, qui a vu débarquer à détroit des floppées d’ingénieurs allemands) en augmentant la formalisation. Donc oui, plus une organisation est grande, plus elle est bureaucratisée.
Ensuite, si vous voulez une version courte de "pourquoi les fusions échouent dans l’automobile" la réponse pourrait être "parce que c’est un secteur dont l’environnement est plus changeant qu’on ne le croit". Et que cela implique des structures susceptibles de s’adapter. Il y a quelques secteurs dont l’environnement de travail change peu (l’extraction pétrolière par exemple). Là, vous conservez des gros – à condition bien entendu que l’environnement juridique ne vienne perturber tout cela au bout d’un moment, sous forme de lois antitrust.
Thomas : exact, l’argument méritait d’être abordé.
Vulgos : Vous oubliez que dans de très nombreux cas, c’est exactement l’inverse qui se produit : les inconvénients de la grande taille se manifestent avant l’intervention des lois antitrust. Tout le monde s’excite sur Microsoft, mais c’est oublier à quel point cette entreprise constitue un cas exceptionnel, même dans son secteur. Et un cas qui ne va peut-être pas durer bien longtemps. En tout cas, ses difficultés éventuelles viendront beaucoup plus de facteurs concurrentiels que légaux (vu que le gouvernement américain a laissé tomber d’eventuelles poursuites).
Benny : vive la 1664. La coordination et l’autonomie, c’est le Saint Graal de la structure, qui n’a jamais été atteint. GM pensait l’avoir obtenu, mais pas avec un succès considérable. Wal Mart ressemble peut-être à votre exemple : mais c’est une entreprise qui n’a jamais bien réussi en dehors des frontières américaines. Gros et agile, c’est très, très difficile.
econoclaste-alexandre : "Vous oubliez que dans de très nombreux cas, c’est exactement l’inverse qui se produit : les inconvénients de la grande taille se manifestent avant l’intervention des lois antitrust."
Vous oubliez qu’il suffit d’un cas de réussite pour tuer définitivement la concurrence dans un secteur. Et vu le passage du temps cette réussite est pour ainsi dire certaine dans tous les secteurs.
En ce qui concerne Microsoft, même avec abandon des poursuites vous savez bien qu’ils n’ont pas pû faire tout ce qui était en leur pouvoir de dinosaure. On aura beau jeu de dire dans 10 ou 20 ans que sa taille le gêne, alors que si on ne l’avait pas bridé, dans 10 ou 20 ans sa taille n’aurait pas été un problème faute de concurrence. C’est la même chose avec GM, maintenant qu’ils ont des problèmes ont oublie qu’ils ont eu affaire en leur temps au sherman act. Ou encore avec US Steel, qui même s’il a échappé au sherman act, a dû lâcher du lest avec l’Etat, en particulier sous Kennedy.
Evidemment, si on ne vous laisse pas profiter des avantages de votre taille et qu’on ne vous accorde que de garder vos défauts, ça devient difficile de se maintenir sur le marché…