Baby, I’m A (Super) Star

Tribune sulfureuse sur le site du Monde à propos du cinéma et des cachets des acteurs français. Quelques commentaires.

On a beau tourner et virer, les exemples pris par Vincent Maraval frappent les esprits : “Astérix, à 60 millions d’euros, a le même budget qu’un film de Tim Burton. (…) Populaire, plus cher que Black Swan ou Le Discours d’un roi !”. Je laisse de côté les chiffres et les noms pour les cachets des acteurs. Comme le dit Maraval, au fond, ils prennent ce qu’on leur donne et cela ne fait pas d’eux des salauds ou des cupides (certains le sont sûrement, d’autres pas). Ils ont seulement en commun d’être des superstars, au moins hexagonales.

Comme le souligne Sam Karmann dans une autre tribune en réponse à Maraval, tous les acteurs français ne sont pas dans cette situation, une infime minorité seulement. Les autres, ce ne sont pas des superstars. Et ça change tout. Le phénomène de la superstar est bien connu. J’en avais encore parlé au printemps dernier au sujet du foot. La superstar est celle qui fait gagner beaucoup d’argent à celui qui la paie et qui trouve donc toujours quelqu’un pour la payer très cher. Il y a des superstars sportives, avocats, financiers, écrivains, dirigeant d’entreprise, acteurs, musiciens, etc.

Dans une équipe, la superstar capte une part énorme des revenus suscités par le travail collectif, car elle est position singulière : si elle n’entre pas dans cette collaboration, le travail de l’équipe est considéré, à tort ou à raison, comme improductif. Dans une catégorie professionnelle qui connaît des superstars, les rémunérations sont attribuées selon le principe du tournoi : énormément pour ceux qui gagnent et des miettes pour les autres. Cette forme de rémunération fait l’objet de discussions sans fin, tournant autour de la vraie valeur du talent ou des incitations (saines ou malsaines) de cette formule pour les individus. Elle a sa rationalité propre : les traders gagnent beaucoup car leur boîte gagne beaucoup – grâce à eux – et qu’ils ont un pouvoir de négociation important. Les dirigeants sont grassement payés pour inciter les autres à suivre leurs traces en réalisant des performances remarquables. Bien sûr, cette rationalité n’est pas exempte de failles : certains dirigeants d’entreprise considérés comme des dieux vivants se plantent lamentablement, certains films avec des superstars sont de gros bides (aucune allusion à un acteur connu). Le marché fonctionne souvent ainsi pour attribuer les revenus primaires, c’est comme ça. Globalement, on peut finir par se dire que si des gens veulent payer d’autres gens très chers, c’est leur choix. Et si dans certaines situations on peut s’interroger sur les conséquences plus larges des modes rémunération (dans la finance par exemple), la discussion se porte souvent ensuite sur la question de la fiscalité et de la redistribution possible ou souhaitable.

Ce qui est singulier dans le cas du cinéma français c’est qu’en exagérant à peine, on peut dire qu’il crée des superstars sur fonds publics (je précise que subventions ou dépenses fiscales, c’est pareil dans l’esprit). Ce qui est paradoxal. L’article de Maraval est assez clair sur les tenants et aboutissants du système. La question de la subvention de la culture n’est pas posée. La distinction entre financements privés, pseudo-privés et publics est honnêtement détaillée, ainsi que ses conséquences sur le comportement des producteurs de films. Subventionner la culture, ce n’est pas plus détestable que de subventionner les cafetiers avec une TVA à 5,5% ou que d’organiser l’euro 2016. Voilà, c’est dit, n’y revenons plus. La question est de savoir si l’organisation de la subvention débouche sur quelque chose de satisfaisant. Un système qui assure des rémunérations régulières de superstars à des acteurs qui apparaissent dans des échecs commerciaux (je préfère ne pas parler de valeur artistique, je deviendrais désagréable, disons que ça dépend) est-il bien raisonnable ? Je n’ai pas la prétention de connaître précisément les mécanismes d’attribution des aides au cinéma. Mais, pour ce que j’en sais, il faut descendre dans la boîte noire pour comprendre ce qui peut clocher, au delà de l’enveloppe globale qui, en soi, ne veut rien dire. Quand vous demandez à un comité de sélectionner cinq films à soutenir à l’unanimité des membres du comité, je sais néanmoins irrémédiablement ce qui se passe : du logrollling. Je vote pour le film que tu as choisi, tu votes pour celui que j’ai choisi, tout jugement esthétique mis à part. A condition évidemment que ce ne soit pas trop scandaleux. Dans le meilleur des cas, ce système favorise l’uniformité ; dans le pire, le copinage. Raisonnement d’économiste ? Apparemment, non. Il y a quelques années, sur l’uniformité et l’absence d’éclosions d’œuvres de qualité, c’est en gros le discours que m’avait tenu dans une conversation privée un réalisateur qui fait une carrière nationale plus qu’honorable (ce qui n’est pas un argument d’autorité, c’est juste pour dire que ce n’est pas un aigri du système et qu’il a reçu des subventions lui aussi). Peut-être que les procédures ont changé depuis, je ne sais pas. Toujours est-il que c’est un très bon exemple de ce qui fait la différence entre un système bureaucratique de subventions et un système où l’argent est utilisé pour essayer d’innover plutôt que pour contenter des clients.

Il y a des tas de choses à dire sur le sujet et je doute être le plus compétent pour en parler. Il commence à dater, mais l’ouvrage de Françoise Benhamou donnait de nombreux exemples des dérèglements de l’exception culturelle. Au demeurant, Maraval a mis en lumière, à la faveur de l’épisode Depardieu, un autre dérèglement notable.

PS : l’autre sujet brûlant dans le cinéma, c’est la nouvelle convention collective. Et si Robert Guédiguian s’oppose publiquement à une convention collective, c’est qu’il doit y avoir matière à réflexion, ou alors je ne comprends plus rien…

Ah, vous l’avez bien mérité quand même

(Bon, je sais toujours pas de commentaires, c’est bête. Je m’en sors pas facilement avec le nouveau système antispam. Mais j’y bosse quand j’ai un moment)

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4 Commentaires

  1. ceci est un test.. ce n’est pas tout de ne pas être attaqué, encore faut-il que les messages arrivent…

    Réponse de Stéphane Ménia
    Oui, ça marche Georges… 🙂 Merci (j’avais testé aussi, a priori, ça tourne).

  2. J’avais lu dans Super Crunchers que la présence de superstar n’avait rien ou que peu à voir avec le succès d’un film. L’étude en question portait probablement sur les films hollywoodiens, cependant. Votre argument n’est valide que si une star apporte plus qu’elle ne coûte. Un système de royalties pourrait impliquer que nos stars réfléchissent aux films dans lesquels elles souhaitent s’impliquer. (Je n’y connais rien, cela dit.)

  3. L’article de Maraval a l’avantage de parler un peu des faiblesses du "système public cinématographique français" alors que ce sont bien souvent ses mérites qui sont vantés. J’y vois, si tout cela est vrai, un exemple d’intervention publique ou parapublique qui contribue à accroître les inégalités de revenus, ce qui peut surprendre voire choquer, et je vous rejoins lorsque vous dites implicitement que ce ne sont pas les individus qui sont à blâmer mais le système d’incitations proposé ici (vous parlez bien de superstars créées "sur fonds publics").

    À lire ses commentaires, l’article peut aussi permettre d’informer indirectement le contribuable peu informé du fonctionnement du système en question, qui repose – parmi bien d’autres mesures d’aides, fiscales et réglementaires – sur au moins cinq taxes différentes (je me suis retrouvé au réveillon de Nöel à expliquer à la plupart des adultes autour de la table que plus de 10 % de leur billet de cinéma servait à financer autre chose que le film pour lequel ils l’avaient payé).

    Bien sûr, "tous les acteurs français ne sont pas dans cette situation, une infime minorité seulement. Les autres, ce ne sont pas des superstars." Mais je ne suis pas sûr de bien vous comprendre lorsque vous dites que "ça change tout" alors qu’on sait (le "phénomène de la superstar est bien connu", comme vous dites) que toutes les "industries culturelles" sont caractérisées par une forte concentration des dépenses de consommation, d’où celle des rémunérations liées. À ce sujet, lorsque vous dites que globalement "on peut finir par se dire que si des gens veulent payer d’autres gens très chers, c’est leur choix", j’aurais bien ôté le "on peut finir par se dire que", les inégalités de revenus dues au star-system résultant en effet du jeu du marché : la star de cinéma a des revenus très supérieurs à ceux du grand scientifique et il s’agit d’une inégalité justifiable puisque ces revenus découlent du libre choix de très nombreux spectateurs.

    Oui, "il faut descendre dans la boîte noire pour comprendre ce qui peut clocher, au-delà de l’enveloppe globale qui, en soi, ne veut rien dire." Et oui, votre raisonnement n’est pas nécessairement celui d’un économiste. La sociologue Nathalie Heinich a publié il y a quelques années un article qui, parmi d’autres choses, invitait très explicitement à lever le voile sur le fonctionnement concret des différentes commissions d’attribution du "CNC" et ce, dans une perspective qui plairait aux économistes du "public choice". Le témoignage que vous avez recueilli est intéressant bien qu’anecdotique. De mon côté (autre anecdote), au cours d’une soutenance de mémoire de M2, un étudiant nous a expliqué, à l’autre membre du jury et moi, que, pour aller vite, la commission d’attribution du label "art et essai" aux films ne se réunissait quasi jamais et que, par défaut, tout film américain se voyait obligatoirement refuser le label. Je n’ai jamais pu vérifier si cela était vrai mais l’étudiant le tenait lui-même d’un des membres de la commission en question…

    Réponse de Stéphane Ménia
    Quand je dis que “ça change tout”, je veux dire pour leurs rémunérations et le regard qu’ils peuvent avoir sur leur statut de privilégié… 🙂

  4. Il y a, c’est clair, un mélange entre deux débats qui embrouille tout. Le rôle des superstars, et le financement du cinéma français.

    Il y a tout de même quelques points où les deux jouent. Ce que montre Maraval, c’est que le système est tel que les superstars servent à attirer des financements pour le film. Le problème, c’est qu’avec ces méthodes, la superstar ne sert même plus à assurer un film de qualité (en admettant que "attirant le public"="de qualité") : c’est juste que l’exception culturel impose de financer les films, alors il faut bien trouver un moyen de dépenser cet argent ! Contrairement aux films américains où quand les dépenses sont faramineuses, il faut au moins que cela attire le public.

    Un aspect invalide pour les économistes mais qui me choque un peu, c’est que dans un film français, les superstars vont plus souvent être payées des millions pour un budget en effets spéciaux ridicule que dans un film américain. Comparer Les Bronzés 3 à Thor.

    Pour le système de financement du cinéma français, j’aimerais bien lire plus à ce sujet sur ce blog. L’effet, c’est de protéger ce cinéma de la concurrence, et que satisfaire les spectateurs n’est même pas un réel besoin.

    Je trouve cela odieux parce qu’au nom du principe "la culture est trop précieuse pour obéir aux lois du marché", des comités décident que des films méritent d’être financés, au lieu de laisser les spectateurs choisir en payant pour les places. Donc au fond, affirmer que le marché n’est pas le meilleur pour déterminer ce qu’est un film de qualité, c’est mépriser les spectateurs.

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