S’il y a bien une chose que vous ne verrez jamais, c’est un commentateur, un expert, ou un politique, reconnaître publiquement ceci : “j’avais tort”. Il faut dire que c’est un aveu suicidaire. Pour l’avoir expérimenté, il n’y a rien de pire que de dire, par exemple à un journaliste qui vous interroge, “sur tel sujet, je pensais telle chose, je me trompais, depuis, j’ai changé d’avis” : c’est la garantie pour qu’il cesse de vous écouter. Comme si l’infaillibilité était une qualité intrinsèque, votre crédibilité sera atteinte de manière indélébile par cet aveu. Ou pensez à la campagne présidentielle américaine en 2004. Pour les commentateurs, le fait que le candidat Kerry déclare avoir changé d’avis sur différents sujets en faisait un “flip-flopper”, un défaut absolu. Son adversaire, à l’inverse, déclarait sa certitude permanente d’avoir eu toujours raison (malgré de nombreux faits montrant à l’époque que cette capacité de jugement était, ahem, discutable). Le fait d’affirmer sa confiance en son jugement face à l’erreur manifeste était vu comme une qualité; le fait de déclarer que de nouvelles informations avaient conduit à changer d’avis, un défaut. N’est-ce pas absurde?
– Tout le monde a tort. La psychologie et les sciences sociales regorgent littéralement d’études, de travaux, d’analyses, qui montrent que nos perceptions, nos souvenirs, notre appréhension de la réalité, sont lourdement biaisés, et ne sont que des guides extrêmement imparfaits. Philip Tetlock a documenté le fait que les experts se trompent extrêmement souvent, y compris dans leur domaine de spécialité. Pire : que leurs erreurs, loin de les amener à modifier leurs vues, tendent plutôt à les confirmer. Avoir tort est tout à fait normal; ne pas accepter de le reconnaître, loin d’améliorer le jugement, ne fait que l’obscurcir encore plus. Cela vaut pour chacun d’entre nous : les gens qui commencent un couple surestiment énormément le fait que l’autre soit “la bonne personne”.
– Apprendre, c’est reconnaître que l’on a eu tort. Apprendre est un mécanisme par lequel de nouvelles informations nous conduisent à modifier nos vues et nos perceptions sur un problème. Spontanément, mes perceptions me disent que le soleil tourne autour de la terre, et que celle-ci est plate. Ce qu’apporte la connaissance de l’astronomie et de la physique, c’est le remplacement de cette perspective par une autre. Le processus scientifique, comme le montre Kuhn, repose toujours à un moment donné sur des perspectives fausses; l’accroissement de la connaissance consiste avant tout à remplacer ces erreurs par des alternatives.
– de façon plus générale, le progrès repose sur l’erreur. Après tout, c’est le sens même du mot “progrès” : si nous avons progressé, c’est que nous faisons mieux qu’avant, donc qu’avant, nous avions tort. Etrangement pourtant, dans une société qui a fait du progrès une valeur centrale, nous accordons une valeur démesurée à ce qui ne change jamais. “Homme de convictions” est vu comme une qualité, même lorsque cette qualité consiste à conserver mordicus les mêmes convictions alors que la réalité, de façon écrasante, montre qu’il pourrait être utile de changer. Entre celui qui dit “je me suis trompé : voilà quel est mon avis aujourd’hui” et celui qui dit “j’ai toujours dit que, d’ailleurs j’avais prévu il y a bien longtemps ce qui allait se passer”, nous accordons une confiance démesurée au second, et aucune au premier. Il y a là une complète inversion des valeurs. La meilleure façon de ne jamais se tromper, c’est de ne jamais rien tenter. Essayer, se tromper, constater que l’on s’était trompé, recommencer en s’appuyant sur ce que l’on a appris au passage, est la seule façon de progresser dont on dispose. Nier le fait que l’on puisse se tromper, c’est la garantie de stagner.
– Alors certes, reconnaître que l’on s’est trompé est douloureux. C’est douloureux pour l’image que l’on se fait de soi, c’est douloureux parce que la socialisation passe en grande partie par le fait de se regrouper avec d’autres personnes dont on partage les convictions. A l’époque de l’URSS, de nombreuses personnes en ont fait l’expérience : ces dissidents découvrant le caractère criminel du régime ont amplement décrit la douleur que cette révélation a été pour eux, la difficulté de voir ses anciens amis et proches leur tourner le dos, l’humiliation de voir ses anciens adversaires politiques mettre votre revirement comme la preuve qu’eux, bien sûr, avaient toujours eu raison. reconnaître ses torts est à la fois personnellement et socialement, une épreuve très difficile.
Mais une grande partie de cette épreuve vient de la pression sociale qui dévalorise brutalement celui qui reconnaît publiquement s’être trompé. Et si cette pression sociale ne disparaîtra probablement jamais, nous gagnerions tous à y prêter attention, à autant que possible, lui résister. Ce qui signifie entre autres, être sceptique lorsque quelqu’un affirme son infaillibilité, et en fait une vertu cardinale de sa personne et de ses opinions. cela veut dire se méfier de soi-même, se dire qu’il est possible, et même probable, que sur beaucoup de choses, nous nous trompions. Savoir que nous sommes tous victimes du biais de confirmation, cette tendance une fois que nous avons déterminé une opinion, à être aveugle à toutes les informations qui seraient susceptibles de l’infirmer.
En ce qui me concerne, ma plus grande erreur de prévision se trouve ici (en matière professionnelle en tout cas). Décrire les déséquilibres macroéconomiques mondiaux, l’essor du crédit par la titrisation, en en montrant tous les avantages, juste avant la crise, c’est se tromper, et lourdement. C’est difficile. Pendant un an, je n’ai tout simplement pas pu relire ce chapitre – et l’évoquer, n’en parlons pas. Quand on a eu tort, le déni est une attitude fréquente, à défaut d’être raisonnable. Mais ce déni est une bien plus grande erreur que l’erreur initiale. Accessoirement, cette semaine, j’ai lu ce livre. Et je ne saurai suffisamment le recommander à tout le monde.
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S’agissant de la titrisation, je ne pense pas que le mécanisme soit mauvais en soi. C’est plus son utilisation forcenée, les chantages à la "bonne note", l’imbécile et enfantilisant système d’agence de notation qui l’ont vidé de son sens.
Mitiger les risques, c’est le propre du travail d’une banque, et la titrisation répond à ce problème. Seulement les banques doivent-elles répondre enfin à des exigences de transparence réelle et ainsi, rendre réellement responsables les investisseurs.
Les indicateurs de prise de décision d’achat devraient être largement étudiés par les financiers/économistes/statisticiens universitaires, je reste persuadé que nous aurions des surprises amusantes (par exemple sur le long terme, respecter le consensus ne fait qu’amplifier la tendance des principaux indices).
J’oubliais de préciser le plus important:
Bravo pour ce post et pour l’aveu à la fin !
Petite pensée additionnelle: c’est tout l’intérêt de la formation scientifique, au sens expérimental du terme. Se tromper, faire des hypothèses, vérifier, peser, mesurer, … tout cela amène naturellement à apprendre à avoir tort.
J’ai également apprécié la présentation de son livre par Kathryn Schulz chez TheRSA.org (ça change de leurs confs habituelles) :
http://www.thersa.org/events/aud...
Il est beaucoup plus facile d’admettre qu’on s’est trompé (scientifiquement, un calcul, une analyse) que de reconnaître qu’on a "mal agi".
Les "convictions" dont vous parlez sont responsables de cette dernière crainte — et votre aveu rentre plutôt dans la première catégorie.
Le bon jugement provient de l’expérience ; et l’expérience du mauvais jugement !
Il y a une théorie en management qui dit qu’à partir du moment où une décision est soumise au manager, c’est qu’il n’y a plus que des mauvaises options à choisir. La qualité du manager consiste alors à se décider pour une des options, peu importe laquelle, mais vite, pour ne pas gaspiller les ressources de l’entreprises à travailler sur deux pistes en paralèlle.
Je pense qu’on attend un peu la même chose d’un homme politique : faire des réformes rapides, sans fignoler. Dans ce cadre, s’interroger sur ce qu’il aurait faire ou penser il y a plusieurs mois plutôt que de se focaliser sur le présent est presque une perte de temps.
C’est un constat assez étonnant quand on sait qu’aux concours d’entrée des écoles formant ces commentateurs, experts, ou politiques (ENS, ENA, …), le jury regarde si le candidat sait justement se remettre en question et reconnaitre quand il a tort.
C’est écrit noir sur blanc dans les rapports.
C’est donc, comme vous l’avez dit, la pression sociale qui pousse les individus à ne pas reconnaitre "publiquement" leurs erreurs de jugement.
Dans son manuel d’Analyse, Roger Godement citait Niels Bohr qui disait (de mémoire): "Un bon scientifique, c’est quelqu’un qui commet toutes les erreurs possibles", Roger Godement précisant "une seule fois".
Notre aversion pour les gens se trompant provient peut être de la difficulté de distinguer ceux qui ne se trompent qu’une fois (sur un sujet donné, hein) de ceux qui commettent erreurs sur erreurs. Dans le doute, nous mettons tout le monde dans le même sac.
Tout le monde ne méprise pas les "girouettes". Je fais partie de la minorité qui admire les gens capables de reconnaitre leurs torts et, du coup, de progresser. C’est une preuve d’honnêteté et de courage intellectuelle. Et de vertu morale.
Où le proverbe "il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis" prends tout son sens.
"Pour l’avoir expérimenté, il n’y a rien de pire que de dire, par exemple à un journaliste qui vous interroge, "sur tel sujet, je pensais telle chose, je me trompais, depuis, j’ai changé d’avis"
Deux remarques :
1) Si vous laissez l’attention des journalistes déterminer votre valeur, il vous faudra limiter votre production à l’éphémère, au futile et au volage.
NB: la "pression sociale" dont vous parlez est la pression sociale des parasites : ceux qui ne se trompent jamais et ne peuvent accueillir en leur sein que des gens qui ne se trompent jamais, donc, ne font jamais rien, donc, parasitent la société.
2) Dans la vraie vie, les gens qui ne font jamais d’erreur sont ceux qui ne font jamais rien.
Il me semble que vous n’êtes pas le seul à avoir fait une erreur de prévision sur les déséquilibres macroéconomiques mondiaux et l’essor du crédit par la titrisation.
A la différence de vous, certains étaient tellement sûrs de cette prévision qu’ils ont misé des fortunes dessus. On peut dire que l’addition a été salée…
Le résumé le plus court de Kathryn Schulz :
tinyurl.com/2g56h5q
ou encore : "L’homme est rationnel, mais ignorant"
Merci (je suis clairement victime du biais de confirmation et peu sûr de parvenir à le "contrôler" un peu… 😉 ). J’ai cru comprendre qu’un économiste comme Keynes modifiait assez régulièrement ses points de vue. On lui attribue la citation suivante : "When the facts change, I change my mind – what do you do, sir?"…
Moi je savais bien que vous aviez tort (puisque c’etait evident) et vous l’avais dit en commentaire, mais vous m’aviez censure – comme le present commentaire, probablement.
Votre orgueil depasse l’entendement.
Réponse de Alexandre Delaigue
Pourriez-vous être plus spécifique?
Keynes était même plus prudent que ça. Churchill a dit "If you put two economists in a room, you get two opinions, unless one of them is Lord Keynes, in which case you get three opinions."
J’en connais un!
Nicolas Dupont-Aignan a reconnu avoir commis une erreur en votant Nicolas Sarkozy à la présidentielle. C’était sur Bakchich: http://www.bakchich.info/Nicolas...
Réflexions : on peut dire qu’on a eu tort par honnêteté, c’est une affaire de morale,l’honnêteté est une valeur, à laquelle on décide de se tenir (alors, ceux qui adaptent leur discours à la pression ambiante, comme dit "Ambassadeur de la vraie vie",choisissent de ne pas respecter cette valeur); on peut parler d’honnêteté intellectuelle, le domaine est un peu plus resserré, mais l’enjeu est le même ; on peut le dire par raison et culture, sachant que reconnaître son erreur est un signe d’intelligence, que les erreurs sont sources de progrès,que les vérités d’ici sont erreurs ailleurs, que les vérités d’aujourd’hui seront erreurs demain etc…
Mais si on se place du point de vue de l’efficacité, et c’est le terrain des politiques, quelle image de soi donne-t-on en reconnaissant publiquement son erreur ?Et cette image ne reflète-t-elle pas une certaine réalité, c’est-à-dire que cette personne-là, parfois, recule, dans un monde où les agresseurs guettent, donc se montre comme un vaincu potentiel ?
J’ai été frappé, lors d’un récent championnat de tennis, par les commentaires d’Amélie Mauresmo : à chaque point perdu par un joueur, elle disait : "Allez, on oublie, on repart". Cet oubli immédiat, qui était manifestement une règle, une nécessité pour ne pas perdre son énergie,m’a d’abord surpris, puis semblé adaptable à d’autres situations publiques : interview, débat politique …
Ce qui n’empêche pas, bien sûr, les reprises techniques personnelles ou en interne, l’autocritique.
Et là, il me semble que le souci d’efficacité ne va pas à l’encontre de l’honnêteté intellectuelle,mais n’est-ce pas justement le pragmatisme ?
En économie , on peut encore broder , mais en trading pur (spéculation , pas le trading SDM à la francaise ) , refuser d’accepter que l’on a tort , c’est mortel : tu fais des cascades de pyramides perdantes à la kerviel et tu emportes tout sur ta route puisqu’incappable d’assumer la douleur de la perte sur son égo .
En économie , concernant la titrisation , je ne sais pas pourquoi vous vous blamez d’avoir eu tort . Il y a 2 choses à mettre en valeur :
1/ L’objectif principal des banques qui utilisent
les CDO est de vendre du risque sur les marchés
pour réduire leur capital réglementaire. On dope le ROE bancaire de facon extra-ordinaire , mais en ignorant la vraie nature et étendue du risque , le risque systémique qui en découle est donc imprévisible .
De plus , cet aveugelement est commun à tous les excés :
2/ Le propre de chaque bulle cad croyance collective irrationnelle est le fait de ne ps avoir intéret à en dévier et ceci jusque son effondrement complet: on sait que l’on a tort , mais on y va quand meme . En misant de l’argent réel ou en produisant des analyses erronées , sur- optimistes .
La nature humaine est étrange, n’est-ce pas ?
On se souvient très facilement des erreurs des autres. "Je t’avais prévenu", "je te l’avais bien dit", "Tu vois que j’avais raison". On est parfois capable de se souvenir d’un truc qu’on avait dit y’a plusieurs années. C’est de nature humaine de se souvenir qu’on a raison. C’est aussi la nature humaine que d’oublier les fois ou on a tort.
Et pourtant, les gens qui se disent malchanceux e sont parce qu’ils se souviennent des mauvais moments, alors qu’ils considèrent les bons comme "normaux", comme allant de soi. Aux jeux de hasard, dans la vie … etc.
La malchance ne serait donc aussi qu’une histoire de mémoire sélective.
Mais complètement différente.
Churchill disait aussi (de mémoire) qu’un homme politique a rarement le choix entre une bonne et une mauvaise décision, mais plus souvent entre 2 mauvaises. Le Grand Homme se reconnait alors dans sa capacité à prendre rapidement la moins mauvaise.
C’est courageux et honnête de votre part de reconnaître publiquement votre erreur tout en la pointant par la même occasion. Je trouve néanmoins dommage que vous sembliez finalement ne pas en tirer de véritables conclusions quant aux limites de votre savoir et de la science économique.
Vous ne nous expliquez pas pourquoi vous avez eu tort, comme si cela n’avait pas d’importance, ce qui serait effectivement le cas si vous aviez tout simplement fait une erreur de raisonnement, ce qui peut en effet arriver à tout le monde. N’avez-vous pas plutôt, comme le font la plupart des économistes intervenant dans le débat public, outrepassé les conclusions qu’il était possible de tirer de vos connaissances ?
J’ai l’impression que la science économique sera véritablement une science quand ses représentants les plus honnêtes et sérieux cesseront de présenter leurs intuitions comme un savoir scientifique et seront enfin capable de répondre à une question par « en l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de vous répondre ». On ne reproche pas aux sismologues de ne pas savoir prédire les tremblements de terre et encore moins d’être incapables de les empêcher, simplement ils n’ont jamais prétendu l’inverse. On ne peut sans doute pas en dire autant des économistes.
Bonjour
Merci pour ce post courageux. 😉 Pensez-vous recommencer à dire publiquement lorsque il vous arrivera d’avoir tort (même si pour certains "c’est la garantie pour qu’il cesse de vous écouter. ")?
Désolé pour ce retard (j’étais absent pendant un moment).
C’est juste pour vous dire que c’est très courageux, que ça témoigne d’une certaine honnêteté. Et même, honnêtement, après cet aveu, je vous trouve tout d’un coup beaucoup plus sympathique.
Car entre nous, je me suis toujours méfié des scientifiques qui montrent (implicitement) avoir toujours raison.
Ce n’est que mon avis, mais ayant eu une formation d’un pur littéraire (je l’ai toujours été dans l’âme), j’aime qu’on prenne un peu de recul.
Être trop sur de soi, je crois que c’est pas bon, et parfois c’est aussi ce que je me reproche…
Cordialement.
Comme le disait si bien feu Revel, Hitler aussi était un homme de convictions, et il aurait mieux valu pour tout le monde qu’il n’en ait aucune!
C’est courageux et honnête de votre part de reconnaître publiquement votre erreur tout en la pointant par la même occasion. Je trouve néanmoins dommage que vous sembliez finalement ne pas en tirer de véritables conclusions quant aux limites de votre savoir et de la science économique.