Philippe Askenazy signe un article intéressant dans les Echos d’aujourd’hui; dommage qu’il l’affaiblisse par une conclusion discutable. Extraits :
Le ras-le-bol des DRH
(…) Dans ce contexte structurellement délicat, la charge des DRH s’est accrue spectaculairement depuis dix ans, avec une accélération kafkaïenne dans les dernières années. Des politiques mal ficelées sont les premières responsables. La mise en place des 35 heures a souvent été un casse-tête. L’application des lois Fillon ou la réforme des retraites également. Mais des sommets sont atteints depuis un an. Au printemps 2005, la suppression soudaine du lundi de Pentecôte ne pourrait être vue que comme une péripétie alors qu’il a fallu beaucoup de diplomatie dans les entreprises pour éviter qu’elle ne cristallise tous les mécontentements, dégénérant en conflits sociaux. A l’été, la relance du plan Borloo et le contrat nouvelles embauches. A l’automne, la diversité et l’appel à la citoyenneté des entreprises pour résoudre le malaise des banlieues. A l’hiver, le CPE, l’application de la loi handicap et le travail des adolescents.
Arrêtons-nous sur ces deux dernières séries de mesures occultées par le CPE. La loi handicap de 2005 est entrée en vigueur en janvier, entraînant un triplement des sanctions financières des entreprises ne respectant pas un quota de personnes souffrant d’un handicap. La loi semble atteindre son objectif. A la hâte, les entreprises cherchent à remplir leurs quotas. Mais de nombreux DRH sont consternés : cette obligation non pondérée les oblige à privilégier les handicapés légers au détriment d’un travail de fond nettement plus lourd et coûteux d’intégration des personnes présentant de gros handicaps. Concernant les adolescents – les conventions internationales n’emploient pas le terme de « jeune » lorsqu’on a 14 ou 15 ans -, ils sont tétanisés face à un apprentissage si jeune, ou l’instauration du travail de nuit dans de nombreux secteurs, qui ramène la France plus d’un siècle en arrière, à une époque où on ne connaissait pas les risques du travail pour des corps en formation.
Désormais, à peine un nouveau type de contrat de travail, aidé ou pas, est créé, qu’il est supprimé, remplacé, modifié. Après le CNE, le CPE, le CU ? Il n’est plus possible de suivre un droit du travail transformé en maquis mouvant illisible, qui plus est juridiquement douteux comme les CNE et CPE potentiellement contraires aux normes internationales, et certainement sources de contentieux.
Cette instabilité permanente induit une telle incertitude dans les stratégies de gestion des ressources humaines qu’elle est probablement devenue l’une des premières causes de non-embauche en France. Le « réformisme » effréné est d’autant plus mal vécu par les DRH qu’ils font face au désengagement de salariés qui souffrent d’un pouvoir d’achat écorné et de conditions de travail de plus en plus dures. De fait, les DRH portent des analyses fines du fonctionnement des marchés du travail et des besoins de l’entreprise. Il est salutaire qu’ils se fassent entendre. Le CPE démontre l’absurdité de constructions politiques fondées uniquement sur l’analyse d’une poignée d’économistes qui n’ont de connaissance des entreprises que des statistiques désincarnées et des rencontres avec quelques PDG actifs qui défendent des positions idéologiques. Il est temps que les politiques écoutent les DRH.
L’inflation réglementaire, l’accélération de réformes construites à la va-vite et généralisées sans réflexion, le fait de vouloir résoudre chaque problème de société à coups de lois dont on ne pèse jamais les effets, tous ces éléments constituent effectivement un problème récurrent. Askenazy, cependant, oublie un élément tout aussi important, qui est le rôle de la justice : la jurisprudence en matière de droit du travail est très mouvante (les avatars de la définition d’un licenciement économique acceptable lorsqu’il maintient, mais n’augmente pas, la compétitivité de l’entreprise par exemple), les décisions sont variables selon les régions et les tribunaux, et les délais d’attente avant des jugements (qui ne sont d’ailleurs pas spécifiques à la question du travail) à l’issue imprévisible sont aussi un poids considérable sur les relations de travail en France, et amplifient l’incertitude juridique que dénonce fort justement Askenazy.
Faut-il pour autant considérer, comme le fait l’auteur, que cette incertitude est “probablement devenue l’une des première causes de non-embauche en France”? Pourquoi pas, mais on aimerait une justification assise autre chose que sur cette affirmation gratuite à peine nuancée d’un “probablement”. Après tout, il y a un tas de raisons potentielles de “non-embauche” et personne ne sait exactement laquelle est la plus importante. Se contenter de suggérer qu’il faut “interroger les DRH” pour le savoir, c’est s’exposer à un discours parallèle qui dira par exemple qu’il faut “écouter les dirigeants d’entreprise” pour savoir pourquoi ils n’embauchent pas. On connaît à peu près la réponse à laquelle s’attendre dans ce cas, et il semble bien qu’elle ne plaise guère à l’auteur.
Tout aussi surprenant est l’accès d’économist-bashing qui termine l’article, sur “ces économistes qui n’ont de connaissance des entreprises que des statistiques désincarnées”. Tout d’abord, on se demande qui est visé par la remarque. Car si l’on voulait donner une paternité au CNE-CPE et aux autres législations auxquelles l’auteur fait référence, il s’agirait d’une paternité politico-administrative, pas d’économistes. On cherche désespérément des économistes, dans les inombrables rapports, ouvrages et analyses sur les question d’emploi que l’on a pu connaître ces dernières années, qui auraient recommandé ce contrat à “période d’essai” ou la multiplication des réformes dans tous les sens. Comme Askenazy fait allusion à un possible et futur “contrat de travail unique”, on peut penser qu’il fait référence aux divers rapports et économistes ayant prôné un tel type de contrat de travail, en remplacement de la distinction CDI-CDD. C’est néanmoins oublier que, comme l’a rappelé SM il y a quelques temps, la logique des mesures gouvernementales et celle des différentes propositions concernées est entièrement différente de celles d’économistes qui prônent des licenciements coûteux pour les entreprises, et que l’on cherche encore l’économiste du travail qui trouve des vertus au CPE.
Il y a probablement dans ces remarques quelque règlement de comptes, quelque inimitié personnelle, ou peut-être la simple volonté de tirer un peu à soi la couverture médiatique. Mais alors que le débat politique, social et médiatique sur ce sujet important est d’une pauvreté affligeante, on attend des économistes des points de vue argumentés; pas des querelles de bac à sable.
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