La question et sa réponse

Quelles sont les principales conséquences de l’existence d’externalités de réseau sur un marché ?

Rédacteur : Stéphane Ménia

On parle d’externalités (sous entendu “positives”) de réseau lorsque la satisfaction tirée de la consommation d’un bien dépend positivement du nombre d’individus consommant déjà le bien.
Quelques exemples :
– le téléphone, un réseau social ou un logiciel de messagerie : si je suis le seul à les utiliser, ils n’ont aucune valeur ;
– un logiciel de traitement de texte : d’une part, si je souhaite transférer des documents, mieux vaut que les autres soient équipés du même ; d’autre part, je peux obtenir d’autant plus facilement de l’aide que ceux qui sont susceptibles de me l’apporter connaissent le logiciel (car ils l’utilisent aussi) ;
– une console de jeu : ici, l’effet est indirect, dans la mesure où ce qui fait l’intérêt pour moi de l’existence de nombreux utilisateurs du même modèle, c’est l’incitation des producteurs de jeux à offrir un catalogue plus vaste. Chose qu’ils ne feraient pas si j’étais le seul à utiliser la console.
Cette caractéristique est fréquente dans les technologies de l’information, bien qu’elle ne s’y limite pas. Elle renvoie plus largement à une approche en termes de “biens club”, valable dans les industries de transport ou de distribution d’énergie (plus il y a de voitures, plus on aura de stations service sur les routes et plus il sera intéressant de disposer d’une voiture).

La première conséquence de l’existence de ces effets de réseau est la forme de la demande adressée à ce bien. Elle ne dépend pas seulement du prix ou du revenu, mais aussi du nombre d’utilisateurs actuel.
Prenons comme exemple un abonnement à un service en réseau (type ADSL ou téléphone). Chaque consommateur a le choix entre consommer ou non une unité de ce bien. Toutes choses égales par ailleurs, la demande globale pour ce bien est nulle lorsque personne ne le consomme déjà. Bien sûr, on peut se demander alors ce qui peut bien pousser le premier abonné à franchir le pas. Une façon de voir les choses est de considérer par exemple que ce n’est pas le nombre d’abonnés présent qui compte, mais l’anticipation du nombre d’abonnés à venir.
La demande est croissante dès qu’un abonné (ou un nombre assez grand) a souscrit un abonnement. Plus le nombre d’abonnés est élevé, plus l’intérêt de s’abonner est important pour un individu non abonné, puisqu’il bénéficie alors de plus en plus de l’effet de réseau.
La hausse de la demande tend toutefois à diminuer lorsque la demande croît. D’une part, on peut supposer qu’au delà d’un certain point, la plupart de ceux qui sont intrinsèquement intéressés par le service se sont déjà abonnés. Par ailleurs, on tend à buter sur la taille maximum du nombre d’abonnés, qui correspond à la situation où tous les consommateurs potentiels sont abonnés.

Toutes choses égales par ailleurs, il existe alors trois situations théoriques possibles à un moment donné :
– la demande est nulle ou inférieure à une certaine masse critique, car le nombre d’utilisateurs réel ou anticipé est trop faible. On tend vers un équilibre avec demande nulle (point O). Le marché n’existe plus ;
– la demande parvient à une certaine masse critique (on est entre A et B), où par exemple offre et demande sont équilibrées (point A). Cet équilibre est instable ;
– dans ce cas, la demande va encore croître jusqu’à atteindre un autre point d’équilibre entre offre et demande (point B). Cet équilibre est stable. Si l’on part d’une demande existante supérieure, la demande devient inférieure à l’offre, qui baisse jusqu’à rejoindre B, toujours sous l’effet des externalités de réseau, traduites dans la forme de la fonction de demande.

Équilibre d’un marché en présence d’externalités de réseau

Deuxième conséquence. On a mis de côté jusqu’ici l’aspect prix et revenu. Or, si les effets de réseau ont une importance, il faut souligner le rôle habituel que jouent les effets prix et revenu, en parallèle aux effets de réseau :
– si le prix est trop élevé, la courbe de demande du graphique précédent descend vers le bas. Pour un même niveau de demande réelle ou anticipée, la demande est plus faible. Il se peut alors qu’il n’existe tout simplement pas d’équilibre possible entre offre et demande, les deux courbes ne se croisent jamais ;
– prenons deux individus 1 et 2 aux revenus différents. 1 est le plus riche des deux. Il est sensible comme tout le monde aux effets de réseau, mais sa disposition à payer pour le bien est supérieure à celle de 2, pour un même niveau de demande. La répartition des revenus va jouer alors un rôle. Supposons que le prix soit fixé suiffisamment bas pour qu’il existe un équilibre possible offre-demande. Quand le nombre d’utilisateurs est faible, les plus riches (type 1) vont d’abord s’abonner. Le nombre d’utilisateurs augmentant avec ces abonnements, les individus moins riches (type 2) vont être incités à s’abonner aussi, la valeur du bien croissant avec la taille du réseau. On peut évidemment imaginer l’existence d’individus de type 3, 4, etc. aux revenus décroissants. Une remarque à ce sujet : dans l’industrie logiciel, si des sociétés ferment plus ou moins les yeux sur le piratage, c’est en grande partie parce qu’elles escomptent des effets de réseau importants. La possibilité de pratiquer des prix élevés auprès des consommateurs obligés de payer (les personnes morales en général) compense les effets négatifs du piratage. En outre, elles pratiquent une discrimination par les prix selon les groupes de clients (voir les offres étudiants ou enseignants de Microsoft).

Troisième conséquence, la taille des coûts de transferts et l’existence possible de “lock-in“. Lorsque la taille du réseau est importante, changer de producteur est coûteux pour les utilisateurs. Passer d’un fournisseur Internet à un autre, c’est devoir changer d’adresse de courrier électronique, devoir éventuellement payer des coûts de sortie, renouveler un bien complémentaire (par exemple, changer de modem pour assurer la compatibilité avec le nouvel abonnement). De manière plus générale, ce peut être également avoir à investir du temps de formation (penser à l’usage d’un nouveau logiciel). Mais c’est aussi entrer dans un autre réseau, dont le niveau des externalités de réseau n’est pas forcément identique. Bref, il existe des coûts liés au changement, qui peuvent conduire à renoncer à changer sa consommation et fige le marché (on parle alors de “lock-in”).
Les “lock-in” crée une “dépendance au sentier” (path dependency), en ce sens que le choix d’un bien à un moment donné détermine une forme d’enfermement.
Ce phénomène a diverses implications en termes d’efficience. Tout d’abord, une technologie peu performante peut, en raison des effets de réseau et des “lock-in” induits, s’installer durablement et empêcher l’entrée d’une technologie plus efficace (voir par exemple les travaux de Paul David, sur le standard du clavier QWERTY, ou s’interroger sur les performances intrinsèques des logiciels Microsoft ; voir aussi cet article de Brian Arthur). Ensuite, la structure du marché tend vers une forme de monopole, dont on peut étudier les conséquences en termes de bien-être (pour un résumé, voir par exemple le texte de Varian dans cet ouvrage). En particulier, le comportement des firmes sur un marché peut se voir comme une course aux premiers utilisateurs, attirés par un bas prix, puis une fois le réseau en place une discrimination sur les prix entre anciens et nouveaux clients (les anciens abonnés de Free ont ainsi pu constaté que l’offre Freebox a été réservée en priorité aux nouveaux clients – la captivité des anciens étant assurée à court terme par des frais de résiliation non négligeables ; on peut néanmoins imaginer le cas inverse où les nouveaux clients sont discriminés négativement, un prix plus élevé étant justifié par l’existence d’un réseau plus large, justifiant de payer plus cher). En l’état, de nombreuses stratégies sont envisageables selon les cas. La structure de marché et le partage du surplus entre consommateurs et producteurs s’en ressentent.

Enfin, dernière conséquence, lorsqu’il existe des économies d’échelle dans la production (par exemple, une structure de coûts typiquement caractérisée par des coûts fixes élevés et des coûts marginaux faibles), les effets de réseau accentuent la dynamique du marché : plus la taille du réseau augmente, plus la demande croît, réduisant le coût unitaire de production, et potentiellement les prix ; ce qui accroît encore la demande. En pratique, cette concomitance d’économies d’échelle dans la production et d’externalités de réseau (appelées d’ailleurs par Varian “économies d’échelle de demande”) est caractéristique de nombreux marchés dans les technologies de l’information.

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