La question et sa réponse

Une économie de marché conduit-elle toujours à une allocation optimale ?

Rédacteur : Stéphane Ménia

Un équilibre de marché est un optimum de Pareto. Mais l’existence d’un équilibre de marché dépend de conditions particulières. Lorsqu’elles ne sont pas toutes respectées, un équilibre de marché n’est pas forcément un optimum de Pareto. On parle alors de défaillances de marché.
Le texte qui suit est une synthèse introductive sur cette question importante et touchant à de nombreux domaines.

Définitions

Pourquoi le marché serait-il l’organisation de l’activité économique la plus souhaitable ? Il permet de coordonner les décisions de nombreux agents isolés qui ne se préoccupent que de leur propre bien-être. Il alloue les ressources de façon efficiente. Comment juger que l’allocation obtenue est la meilleure possible ? En économie, la façon usuelle de qualifier une situation d’optimale est de recourir au concept d’optimum de Pareto. Le marché est un mécanisme d’allocation des ressources optimal parce que, si les marchés sont complets et si les préférences des agents sont monotones, l’équilibre auquel il conduit est un optimum de Pareto (Premier théorème de l’économie du bien-être).

Les marchés doivent être ” complets ” pour que le théorème soit valide. Tous les biens présents dans l’économie et entrant dans les fonctions d’utilité des agents doivent faire l’objet d’échanges. Cette condition exclut, comme on le verra, l’existence d’externalités et de biens publics.

Il existe des biens publics purs. On peut citer les phares maritimes, un feu d’artifice, la défense nationale. D’autres biens sont ” partiellement publics “. C’est notamment le cas de la connaissance. Le fait que des candidats à un examen utilisent en même temps une méthode de résolution d’un système d’équations ne doit pas, en principe, altérer la qualité des copies rendues (alors que pour un examen d’informatique, si tous travaillent ensemble sur le même ordinateur, les résultats seront probablement moins brillants). La connaissance est non rivale. Mais il est possible en principe d’exclure de certaines formes de la connaissance. C’est par exemple ce que l’on fait lorsqu’on fait lorsqu’on institue un système de brevets sur les découvertes technologiques.

On parlera de ” défaillances de marché ” pour désigner les situations où les conditions requises pour que le marché conduisent à une allocation des ressources efficiente sont violées de façon caractérisée.
Les conclusions d’efficience de la théorie de l’équilibre général ne sont plus valides dans ces cas. On peut alors envisager la façon de corriger le marché.

Ici, pour faire plus court, on se limitera à exposer les mécanismes qui conduisent à ces défaillances. On peut ajouter deux mots au delà, cependant. C’est à l’État que peut revenir la charge de corriger le marché lorsqu’on le juge nécessaire. Il dispose d’un certain nombre d’instruments incitatifs tels que la réglementation, la fiscalité, l’intervention directe dans la production, la définition de droits de propriété.
Signalons par ailleurs que la notion de bien public retenue ici est purement économique. Elle correspond à une définition technique et ne saurait s’assimiler à celle de service public qui correspond à un souhait de gestion collective d’un bien.

Rendements croissants : les biens publics et les externalités

Lorsqu’il existe des biens publics, le marché ne peut conduire seul à l’optimum de Pareto (qu’on peut appeler aussi ” optimum social “, en opposition avec le terme ” optimum individuel “, où l’agent fait ce qu’il a de mieux à faire pour lui seul). Produire un bien public pour l’échanger sur un marché signifie qu’à la limite, personne ne paiera pour disposer du bien. Chacun risque d’adopter un comportement de passager clandestin . Si personne ne paie pour le bien produit par un agent, il perd le bénéfice de son action, au profit de ceux qui consomment le bien sans rémunérer son producteur. Le producteur sait cela. Et, dans certains cas, il ne produira tout simplement pas le bien. Ceci représente une perte de bien-être pour la société puisque ce bien, s’il était produit, rapporterait une utilité à certains. Dans d’autres cas, le bien sera produit, mais pas en quantité suffisante.
Dans tous les cas, on se retrouve face à un système de marchés incomplets. Tous les biens qui peuvent faire l’objet d’un échange mutuellement avantageux ne sont pas produits. Il y a rupture de la correspondance entre équilibre de marché et optimum de Pareto.

C’est notamment le cas des dépenses de recherche fondamentale. On ne dépose pas de brevet sur une formule mathématique. Comment un agent privé peut-il rentabiliser son activité de recherche fondamentale ? Il ne peut pas. Imaginons une économie où personne ne produit de recherche fondamentale. Cette économie est inefficiente au sens de Pareto. Il serait avantageux pour tous que quelqu’un devienne chercheur, découvre des formules mathématiques, des propriétés physiques, que sais-je encore et qu’il soit payé pour cela. Cela permettrait de créer plus de richesses et d’échanges mutuellement avantageux. Mais le marché ne sait pas organiser cet enrichissement social. Il n’existe pas de marché pour ce bien, qui entre pourtant dans les fonctions de production des entreprises, voire dans les fonctions d’utilité des consommateurs.
Bien sur, la production de biens publics peut exister. Le fait que vous soyez en train de lire ce texte, sur lequel je ne touche pas un centime d’euro le montre bien. Mais il y a fort à parier que vous auriez aimé quelque chose de plus long et plus consistant. Outre le fait que je fais ce que je peux ! je n’ai pas forcément la possibilité d’occuper mes ressources en temps à une production qui ne me permet pas de reproduire ma force de travail (pardon si cette allusion à un auteur peu néoclassique vous choque) et qui, de plus, empiète sérieusement sur mon temps de loisir. Heureusement, d’autres peuvent le faire dans le cadre du marché de l’édition.

Les biens publics crée des externalités. Ainsi, le fait que des découvertes scientifiques soient réalisées dans le domaine de la recherche fondamentale va accroître, on l’a dit, la productivité de certains producteurs en leur permettant de mettre au point de nouvelles technologies. La recherche joue ici le rôle d’un facteur de production. Par ailleurs, ces découvertes auront à leur tour un impact sur la qualité ou la variété des produits mis à disposition des consommateurs, améliorant ainsi leur bien-être. C’est un point important des nouvelles théories de la croissance, dites ” théorie de la croissance endogène “.

Toujours dans le domaine de la connaissance, l’éducation moyenne d’une population a un rôle important. Le fait que votre collègue de travail soit quelqu’un de compétent est un point positif pour vous-même (si on exclut en tout cas la possibilité qu’il vous pique votre promotion). En le côtoyant, vous améliorez votre capital humain, et votre productivité. Si l’éducation est un marché, chacun doit déterminer le prix qu’il est prêt à mettre pour acquérir un niveau de formation donné, afin d’obtenir de ses études un rendement individuel donné. On ne se préoccupe guère du voisin lorsqu’on fait cela. Pourtant, socialement, il serait opportun de tenir compte du fait que lorsqu’on s’éduque, il existe une externalité positive pour les autres. Il en résulte que le marché de l’éducation, en raison de l’existence d’externalités sur la connaissance, ne conduit pas à un optimum social. Chacun s’éduque moins que ce qu’il le devrait, car il ne souhaite pas spontanément faire bénéficier de son capital humain, vu qu’il ne tient pas compte non plus du fait que celui des autres lui profitera.

Cette problématique est applicable à des questions qui ne semblent pas économiques au demeurant. Ainsi, les formes de ségrégation urbaine où les enfants de classes défavorisées sont regroupés dans les mêmes écoles et les autres dans d’autres est socialement préjudiciable dans la mesure où elles créent des zones de pauvreté en capital humain qui réduisent, sous certaines conditions plausibles, le niveau général de capital.

Dans un autre domaine, les infrastructures telles que des routes, une police et une justice efficaces (au sens où elles protègent correctement et sans bavures les droits de propriété des agents privés) sont des biens publics, qui sont sujet au comportement de passager clandestin et génère néanmoins des externalités positives dans la production du secteur privé. Le marché est généralement peu apte à les gérer (même si des exceptions, au cas par cas, peuvent être envisagées et même si certains considèrent que tout peut être géré par le marché. Mais ceux là, je pense, ont déjà arrêté de lire ce texte en me classant ” grave socialiste, rien à faire “…).

On peut enfin évoquer l’exemple le plus courant de la littérature sur les externalités, celui de la pollution industrielle. Les entreprises qui produisent sans tenir compte de la pollution occasionnée ignorent l’externalité négative que crée cette pollution. Il existe une pollution optimale dans une économie, disons une économie locale. La pollution est (au mieux !) désagréable, tout le monde est d’accord sur ce point. Mais la production industrielle est utile. En principe, il existe un niveau de production qui soit tel que plus de production crée une pollution additionnelle qui nuit tellement aux riverains qu’elle ne suffira pas, d’un point de vue social, à compenser le supplément de revenus qu’occasionne la production additionnelle (au travers des salaires et profits versés). Ce point est un optimum de Pareto. Or, le marché, comme il ne tient pas compte des nuisances créées par la pollution, n’est pas capable d’atteindre spontanément cette allocation.

Rendements croissants internes à la firme et pouvoir de marché

L’existence de l’équilibre général dépend en fait de la forme de la fonction de production. Elle doit être à rendements d’échelle non croissants. Or, en pratique, il existe des activités pour lesquelles cette propriété n’est pas vérifiée :
– D’abord, le fait de faire grandir la taille de la production est propice au développement d’une meilleure division du travail.
– Certaines technologies connaissent par ailleurs des rendements croissants en raison de propriétés physiques des processus. C’est par exemple le cas de certains grands fourneaux où la déperdition de chaleur par unité de volume produite diminue avec la quantité traitée.
– Ensuite, des équipements peuvent être indivisibles. Ce qui signifie que vous n’avez pas besoin d’ajouter un ordinateur supplémentaire lorsque vous pilotez une chaîne de montage robotisée dont la production est accrue. Seule la programmation des robots va changer. C’est également vrai pour tout ce qui relève des coûts dits ” fixes “. Les coûts fixes sont de nature différentes. Il y a des coûts tels que les frais administratifs, qui jusqu’à un certain point ne varient pas selon la quantité produite (si vous adressez une facture à un client, son coût est le même quelle que soit la quantité livrée). D’autres coûts sont encore plus critiques. Par exemple, les coûts de développement d’un logiciel. Concevoir un logiciel est généralement coûteux. Mais une fois le logiciel conçu pour pouvoir produire la première unité, le coût de reproduction est quasiment négligeable.
Les rendements croissants se manifestent ainsi par une réduction du coût moyen de production. Si on reprend le cas du logiciel, imaginons que la conception coûte 100, la reproduction 5 (en réalité, le rapport est bien plus élevé). Le premier logiciel produit aura coûté 105 (conception plus pressage). Le coût moyen est alors de 105. Si on produit un second logiciel, le coût marginal est de 5, le coût total de 110 et le coût moyen de 110/2 = 55. Et ainsi de suite. Les rendements croissants proviennent dans ce cas du fait que l’on amortit les frais fixes sur un plus grand nombre d’unités produites.

Lorsque les rendements sont croissants, l’équilibre de marché ne peut être Pareto-optimal. En effet, il n’existe tout bonnement pas. En concurrence parfaite, l’entreprise est censée fixer le prix au niveau du coût marginal. Or, lorsque les rendements sont croissants, le coût marginal est toujours inférieur au coût moyen. Fixer le prix au coût marginal conduirait l’entreprise à la faillite. Dans ces situations, on est confronté au phénomène dit de ” monopole naturel “. Il est plus intéressant qu’une seule entreprise produise seule le bien en question. Mais, comme elle se comporte en monopole, son prix ne sera pas égal au coût marginal, mais à la recette marginale, ce qui n’est pas socialement souhaitable.

On doit faire deux remarques à ce sujet. D’une part, la littérature inspirée par Schumpeter ne voit pas le monopole comme un mal en soi. C’est dans l’esprit de l’économiste autrichien et de ses disciples la recherche du monopole qui guide les entrepreneurs innovateurs. Et c’est grâce à des positions temporaires de monopole qui leur apporte un profit supérieur à ce qu’ils auraient en concurrence parfaite (profit nul en théorie d’ailleurs) que les entrepreneurs génère de l’innovation. Or, l’innovation est un bien socialement souhaitable. Dans cet esprit, les pertes de bien-être que suscite l’existence de monopoles sont compensées par les gains de productivité de l’innovation. La théorie du bien-être a une approche statique (propre au modèle d’équilibre général d’Arrow-Debreu) alors que Schumpeter se place dans un cadre dynamique. D’autre part, la théorie des marchés contestables (quoique relativement peu pertinente en pratique) relativise la vision du monopole en montrant que des situations de monopole peuvent mener quand même à une tarification au coût marginal, du fait de la pression d’entrants potentiels sur le marché.

De manière générale, toute situation où les entreprises fixent un prix supérieur au coût marginal sur un marché est sous-optimale (cas des oligopoles ou modèles de négociations salariales en économie du travail).

Le problème de l’information

Lorsque l’information dont dispose les agents pour faire leurs choix n’est pas parfaitement disponible à un coût négligeable, la correspondance entre équilibre de marché et optimum de Pareto disparaît. Quelles sont ces situations ? Les exemples sont très nombreux. Deux branches de la théorie économique en traitent de façon systématique : la théorie des jeux et l’économie de l’information. On les regroupe parfois sous le vocable ” nouvelle microéconomie ” (voir la bibliographie). Il n’est pas question de faire un exposé complet de ces deux disciplines (ce serait réellement trop long !). On se contentera de présenter quelques exemples courants sur la question.

L’impossibilité de connaître la qualité d’un bien avant un échange

Prenons le cas du marché des véhicules d’occasion développé par Akerlof (1970). Sur ce marché, seuls les vendeurs sont aptes à connaître parfaitement la qualité du bien qu’ils vendent. Même s’ils ont les moyens de voir si un véhicule est un véritable tacot ou pas, les acheteurs ne sont pas à même de déterminer aussi bien que le vendeur la qualité du bien offert. Il y a une asymétrie d’information. Le vendeur, lui, peut avoir intérêt à dissimuler la qualité réelle de la voiture. Et même s’il a intérêt à montrer que son véhicule est en excellent état, il se peut que cela soit trop coûteux pour qu’il le fasse. En admettant qu’il le fasse quand même, on voit bien cependant que cela aura un coût et que l’échange n’est plus aussi avantageux pour lui que dans un monde où toute l’information sur les biens est disponible. Supposons qu’aucun offreur ne souhaite subir un coût pour signaler la qualité de son véhicule. Le prix du marché sera donc le même pour tous les véhicules en apparence identiques. Comme les demandeurs savent qu’ils ont des chances de tomber sur un mauvais véhicule, le prix se situera quelque part entre le prix normal d’un mauvais véhicule et le prix normal d’un bon véhicule. Or, à ce prix là, les offreurs d’un bon véhicule refusent de vendre leur voiture. Il ne reste donc plus sur le marché que les mauvais véhicules.

Cette situation est donc inefficiente, puisqu’il existe une demande et une offre pour les bons véhicules, mais que les échanges mutuellement avantageux ne peuvent avoir lieu. On parle d’antisélection (adverse selection, en anglais). Imaginons par ailleurs que la probabilité de tomber sur un véhicule carrément dangereux soit significative. Dans ce cas, c’est tout simplement le marché de l’occasion qui peut disparaître. Aucun échange n’a lieu. Il s’agit là d’un exemple qui peut s’appliquer à d’autres marchés où l’on ne peut distinguer a priori les produits selon leur qualité.

Les difficultés pour repérer les caractéristiques d’un coéchangiste

C’est un cas typique du marché de l’assurance ou des banques. Imaginons que vous avez finalement acheté votre automobile d’occasion. Il va falloir l’assurer. Un assureur n’est pas systématiquement à même de savoir si vous êtes plutôt du genre bon père de famille ou Lewis Hamilton des échangeurs autoroutiers. Un peu comme dans le cas de l’automobile, il fait face à une asymétrie d’information. Il ne connaît pas votre type de conduite, vous oui. Bien sur, il existe des façons simples de mesurer les risques a priori. Si vous roulez en Golf TDI (quelle idée d’ailleurs !), vous êtes plus suspect que si vous roulez en Fiat 500. Si vous avez déjà eu 10 accidents en un an, vous êtes clairement plus dangereux ou malchanceux que quelqu’un qui n’en a pas eu depuis 10 ans. Oublions cela un instant et admettons que l’assureur qui propose un contrat assure tous les conducteurs à 100% en cas de dommage en échange du paiement d’une prime identique pour tous. Dans ce cas, à la manière de ce qui se passait sur le marché des automobiles d’occasion, les conducteurs à bas risques devront supporter une surprime due aux excès des conducteurs à haut risque. Leur réaction pourra être de ne pas échanger (quitte à être hors la loi, me direz vous ? Eventuellement).

Bien sur, le marché de l’assurance en général, de l’automobile en particulier a développé des techniques de contrats dits ” séparateurs ” qui permettent de discriminer largement les conducteurs à risque des autres. Mais le problème de base restait le même. Un autre problème existe en la matière. Une fois que vous êtes sorti de chez l’assureur avec votre carte verte, bien couvert par votre assurance en cas de pépin, ne risquez vous pas d’être moins prudent qu’à votre arrivée chez lui ? Après tout, vous n’aurez qu’à dire que votre voiture a glissé sur une peau de banane qui s’est ensuite enfuie. Qui dira le contraire ?

Le risque ou aléa moral

On parle de risque moral (moral hazard en anglais) lorsqu’il est impossible pour un cocontractant de vérifier si l’autre partie au contrat a eu une conduite appropriée dans la réalisation d’un contrat. Lorsque vous signez votre contrat d’assurance automobile, vous vous engagez à adopter une conduite prudente et respectueuse du code de la route. Mais comme, par chance, les assurances ne nous imposent pas de covoiturer l’un de leurs employés en permanence, il est parfois difficile pour elles de constater la réalité de votre conduite. Ce qui peut vous inciter à moins de prudence (et inventer des histoires de peaux de banane, le cas échéant).

D’autres exemples en économie illustrent cette situation. Ils sont tous caractérisés par des asymétries d’information. Vous souhaitez créer une entreprise, avec un projet bien précis. Vous avez besoin de fonds. Vous allez donc voir votre banquier préféré. Et lui, ne vous connaît pas, en réalité. Il ne sait pas si votre start-up est de la poudre aux yeux ou bien quelque chose de solide. Il n’a pas toute l’information nécessaire à votre sujet. Alors, que doit-il faire ? Il va dépenser un peu d’énergie à décrypter votre projet. Puis finalement le considérer comme jouable. Est-ce gagné pour autant ? Non, ” jouable “, ce n’est pas ” sur “. Il va vous demander d’apporter des garanties (une hypothèque sur votre maison ou quelque chose comme ça) ou vous fixer un taux d’intérêt plus élevé que celui qu’il accorde à d’autres clients réputés plus surs. Pourquoi ? Parce qu’il sait qu’en cas de loupé intrinsèque du projet, il récupérera peut-être une partie du capital. Mais ce n’est pas l’essentiel. Son problème est essentiellement de vous faire ” réagir “. Si vous pensez que votre projet est solide, vous serez prêt à payer plus ou à donner des garanties. C’est une façon pour lui de savoir un peu plus à qui il a affaire. D’autre part, il sait qu’en vous imposant de supporter des garanties, vous êtes en partie solidaire de sa petite entreprise en cas de faillite. Et c’est pour lui un gage de sérieux de votre part, une façon de s’assurer contre un risque d’aléa moral. Il sait que pour éviter de perdre vos garanties, vous fournirez un effort plus important que si le seul à supporter tous les risques était le banquier. Pas de soucis alors ? Les bons emprunteurs acceptent les contrats discriminants des banques et les autres les refusent ou font en sorte de devenir de bons emprunteurs ?

Ce n’est pas évident. Si vous avez un projet dont les rendements futurs seront inférieurs au coût du crédit, bien que vous soyez un bon emprunteur sur le fond (vous pourriez rapporter un profit à la banque et vous assurer un rendement sur votre investissement), vous laisserez tomber votre projet. Et concernant les éventuelles garanties ? Si vous n’avez rien à mettre en avant de ce côté là, vous pourriez être le futur Bill Gates, cela ne changerait rien. La banque ne le sait pas. Vous ne pouvez pas réaliser l’investissement. Dans ce cas là, l’asymétrie d’information crée une situation inefficiente : des investisseurs potentiellement rentables ne peuvent investir. Le banquier y perd, puisqu’il ne perçoit pas les intérêts que vous auriez pu lui donner grâce à l’immense succès de votre système d’exploitation Hublot 20. Vous y perdez, puisque vous ne réalisez pas le projet rentable.

Mieux que ça, si ce genre de mésaventures se généralisent dans l’économie, c’est la société qui y perd. D’abord parce que des projets non rentables mais fournissant des garanties financières peuvent être financés à votre place. Ensuite parce que votre activité et celles d’autres dans votre cas ne bénéficieront pas à l’économie (il est question de croissance économique. Elle sera évidemment plus élevée si des investissements rentables sont réalisés). Enfin, parce qu’il se peut que votre femme ou votre mari vous quitte suite à cette sombre histoire d’échec personnel (voir la théorie des appariements sélectifs, même si elle est évoquée ici pour créer un lien artificiel entre ma tentative d’humour en fin de paragraphe et le problème économique concerné). Et pourquoi tout ceci peut arriver ? Parce que l’information sur le marché du crédit n’est pas aussi naturellement bonne que ce qu’on le voudrait.

Un autre cas intéressant est celui de l’effort au travail. Un employeur engage un salarié dans le cadre d’un contrat de travail. En premier lieu, il ne sait pas trop à qui il a affaire, malgré la procédure de recrutement (asymétrie d’information). Il dépensera donc des ressources pour trouver l’oiseau rare. Oiseau rare qui de son côté peut chercher à se signaler en ayant acquis un diplôme très difficile, qu’il utilise comme signal de productivité (voir la théorie du signal de Michael Spence). L’employeur n’est pas forcément capable d’observer l’ardeur au travail du salarié (aléa moral en vue…). Bien sûr, il dispose de nombreux moyens pour inciter son travailleur à fournir un effort. Il peut utiliser des incitations monétaires en liant sa rémunération à une variable observable qui est supposée être reliée à son effort et pour partie contrôlable par l’employé.
Par exemple, pour un représentant, disons que le chiffre d’affaires est une fonction du type CA = aE+µ où E est l’effort, a un paramètre positif de productivité et µ un terme aléatoire que ne contrôle pas le représentant. Si vous liez en partie le salaire au chiffre d’affaires, selon la formule W = F + bCA, où b est compris entre 0 et une valeur inférieure à 1 et F une part fixe du salaire positive ou nulle, il est fort probable que vous accentuerez l’effort du représentant. Plus précisément, cela va dépendre de l’arbitrage que fait le représentant entre son loisir et sa consommation. La valeur de b est donc importante. Autre solution, installer des caméras de surveillance dans tous vos locaux pour contrôler le travail des salariés sédentaires. Quels sont les problèmes potentiels de ces solutions (qui sont développées par la théorie des contrats et notamment le modèle ” principal-agent “)? Relier la rémunération à la productivité suppose que le salaire sera supérieur à la productivité marginale du travailleur. Or, au niveau du marché du travail global, on peut montrer que cela crée du chômage involontaire (voir la théorie du salaire d’efficience à ce sujet et pour ses fondements). Contrôler (pour ne pas dire ” fliquer “) les salariés conduit à des coûts de contrôle inutiles dans un monde de concurrence parfaite, mais mis en balance ici avec les coûts d’un effort faible de la part des travailleurs. Dans tous les cas, il n’y a plus optimalité de l’équilibre de marché.

Quelques autre cas

Parmi les situations où l’équilibre de marché n’est pas optimal, on peut encore citer les modèles de taches solaires et les jeux de coordination dynamique. Dans un modèle à taches solaires, on est dans une perspective dynamique. Ce qui signifie que les agents prennent leurs décisions en fonction de leurs anticipations sur l’état futur de l’économie. Pour former ces anticipations, ils font appel à des croyances sur la façon dont fonctionne l’économie. Par exemple, s’ils pensent que le niveau futur de l’activité économique dépend des dépenses publiques, alors ils feront leurs choix de consommation, production, épargne etc. en fonction de l’information dont ils disposent sur le niveau des dépenses publiques. Il en résultera que leurs anticipations deviennent autoréalisatrices. Le fait que le niveau des dépenses publiques orientent leur comportement dans une certaine direction, validera cette croyance a posteriori.

Dans ce genre de modèles, il existe différents équilibres possibles, en fonction des croyances adoptées. Et ces équilibres n’ont pas les mêmes propriétés d’optimalité. on peut se trouver sur un équilibre optimal ou pas. Ce genre de modèles relèvent de l’économie des ” nouveaux keynésiens “. Dans la même famille théorique, on trouve des modèles de théorie des jeux où des complémentarités entre agents conduisent à une multiplicité d’équilibre. Par exemple, si dans une entreprise, la valeur de la production dépend de l’effort de tous, mais est conditionné finalement par l’effort de celui qui fournit l’effort le plus faible, les agents sont dans une situation de complémentarité stratégique. D’un côté, il est de l’avantage de tous que chacun fournisse le plus gros effort pour que le moins productif donne un niveau élevé. D’un autre côté, le risque que l’un d’entre tous ” tire au flanc ” rend risqué la stratégie qui consiste à fournir un gros effort (qui au final pourrait s’avérer infructueux). Dans ces conditions, on peut montrer qu’il existe deux équilibres possibles : celui où tous fournissent un effort élevé et celui ou tous fournissent un faible effort. Le premier étant évidemment préférable. Cet exemple s’applique à des cas macroéconomiques, quand des entreprises interdépendantes ou concurrentes doivent se coordonner sur un niveau de prix ou de production suite à un changement de l’environnement économique. Imaginons le cas d’un oligopole Une entreprise qui baisse son prix accroît la demande globale par un effet d’encaisses réelles qu’elle ne prend pas en compte. Ainsi, si elle n’ajuste pas son prix, pour des raisons optimales de son point de vue, elle participe à la création d’une récession. La récession provient d’un défaut de coordination.

Quelques remarques de conclusion

J’espère avoir donné une idée globale des problèmes de “défaillances de marché”. Il est certain que de plus longs développements seraient nécessaires pour faire état de tous les problèmes liés à cette question. Ce texte sera peut-être remanié ultérieurement. Il est très imparfait, mais a le mérite d’exister.
Parmi les points volontairement ignorés, on trouve celui, pourtant crucial, de la façon de remédier aux échecs du marché. L’objectif de ce texte était uniquement de pointer les mécanismes élémentaires de défaillances de marché. Pour éviter toute confusion, je précise qu’il n’y a pas d’omissions coupables concernant le rôle de l’État en la matière. L’État est une solution pour remédier à certains échecs de marché. Le marché lui-même offre des possibilités. Le point commun entre les deux est que dès lors qu’il existe des imperfections de la concurrence l’un et l’autre sont des solutions imparfaites, du moins non universelles et parfois complémentaires.

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