Note de lecture


La république des actionnaires
Pierre-Yves Gomez (2001)

Suivons l’auteur pour définir la thèse centrale de ce livre : “avec l’actionnariat de masse, les grandes entreprises ne sont plus gouvernables comme naguère, parce que la démocratie s’invite au gouvernement des entreprises. La massification de l’actionnariat est en train de modifier l’exercice du pouvoir dans les entreprises où se répercutent, avec plus d’un siècle de retard, les enjeux, les luttes, les discours, les difficultés et les échecs momentanés, mais aussi, par-delà les ambiguïtés inévitables, la poussée inexorable de la démocratie qu’ont déjà connue les sphère civique, politique et sociale”.
Le gouvernement de l’entreprise va-t-il dans le sens d’une démocratie accrue, pour se coordonner sur le principe de gouvernement qui domine dans la société ? Pour résumer la réponse de Gomez, disons que certains signes sont réels, mais rien n’est acquis, loin de là.
Le livre commence par un historique de la fonction d’actionnaire pour montrer qu’elle a évolué. Si elle l’a fait, c’est que le gouvernement d’entreprise, défini comme l’ensemble cohérent de dispositifs et pratiques institutionnelles qui légitiment l’autorité des dirigeants, ne se résume pas à une forme unique. Comme dans toute organisation, le pouvoir dans une entreprise peut tirer sa légitimité de nombreuses sources. L’auteur montre ainsi le passage du gouvernement “domestique” dans le cadre de l’entreprise paternaliste, au gouvernement technocratique basé sur l’expertise des managers. Puis de cette “entreprise manageriale” au “retour des actionnaires”.
Il s’interroge ensuite sur le sens à donner à la démocratie dans les firmes multinationales, montrant que, contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, celles-ci ont besoin de contre-pouvoirs solides pour s’intégrer correctement à leur environnement.
Démontrant que l’actionnaire comme figure homogène est une fiction, Gomez s’interroge ensuite sur la façon dont les actionnaires peuvent exercer leur pouvoir. Il relève deux tendances : l’une qui va dans le sens d’une participation directe à l’orientation de la gestion de l’entreprise (le vote avec les mains), l’autre qui consiste à manifester son désaccord en vendant les actions détenues en cas de désaccord avec les orientations des dirigeants (vote avec les pieds). De la première, peut découler une réelle évolution vers une démocratisation du gouvernement d’entreprise. Or, les institutions actuelles lui sont plutôt défavorables et c’est le vote par les pieds qui domine. Une dynamique quelque peu ambiguë se développe : d’un côté, la possibilité de mettre une pression efficace sur les dirigeants rend positif le vote avec les pieds ; d’un autre côté, récupéré par les dirigeants, il favorise l’émergence d’une “démagogie spéculative” où les actionnaires coincés dans leur logique de vote myope sont satisfaits, où des intermédiaires (gestionnaires de fonds, medias etc.) tirent de ce jeu des revenus plus que confortables, où les dirigeants se réapproprient une grande part du pouvoir perdu en devenant des stars de “l’alchimie financière”, transformant les votes en hausse des cours. De manière perverse, même les instruments du vote avec les mains peuvent participer au mouvement de démagogie spéculative : ainsi, l’inflation d’informations financières, pourtant nécessaire à un exercice souverain du pouvoir par les actionnaires actifs, contribue à alimenter la spéculation. Conséquence de l’ensemble : la responsabilité sociale est diluée, la souveraineté de l’actionnaire pervertie. Chacun joue un jeu où les responsabilités sont renvoyées sur le système lui-même.
Pour Gomez, cette tendance n’est pas inéluctable. Pour deux raisons : d’abord, des institutions démocratiques sont déjà dessinées (au travers de rapports édictant des règles de bon gouvernement, de règles juridiques déjà en vigueur etc.) ; ensuite, bon nombre d’acteurs sont conscients de ces risques et poussent en sens inverse : investisseurs socialement responsables, fonds de pension (oui, oui… la présentation qu’en fait Gomez casse pas mal de clichés), certains dirigeants eux-même conscients de la duplicité du star system auquel ils participent.
Les enjeux sont clairs : égalité des actionnaires devant l’information, les capacités, séparation des pouvoirs, contrôle des rémunérations, des nominations, expression des intérêts divergents etc. Le débat reste ouvert.
La seule chose que l’on peut facilement reprocher à l’ouvrage est de partir du principe que la démocratie est une convention assez puissante pour pénétrer les entreprises. C’est le fondement de l’ouvrage. Mais Gomez ne définit pas de loi historique en la matière, il se contente de considérer cela comme une hypothèse.
Cet ouvrage est très agréable à lire. Très clair, sans difficultés, il s’adresse vraiment à n’importe qui. A la fois essai et présentation du monde du gouvernement d’entreprise, il vaut assurément le détour pour tous ceux qui considèrent que sont vains les raccourcis du type “l’entreprise aux actionnaires” ou “actionnaires = fonds de pension = pourris”. Sans naïveté, sans aucune concessions aux lieux communs politisés, Gomez livre un point de vue vraiment intéressant.
Stéphane Ménia
08/07/2001

Pierre-Yves Gomez, La république des actionnaires. , Syros-Alternatives économiques, 2001 (16,65 €)

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