Note de lecture


The Company
J. Micklethwait & A. Wooldridge (2003)

Dans le fond, écrire un bon livre est très facile : Il suffit d’avoir une bonne idée et de bien écrire. Plus facile à dire qu’à faire… Mais il arrive qu’on tombe sur un livre vérifiant cette simple règle. “the company” (aucun rapport avec le livre éponyme consacré à la CIA) en est un bon exemple.
L’idée du livre? C’est d’écrire l’histoire de l’une des inventions qui a le plus changé le monde : la compagnie. Aujourd’hui, les entreprises accompagnent les gens de la naissance à la mort, et chacun est confronté à l’une d’elles plusieurs fois quotidiennement. Les grandes entreprises font l’actualité, suscitent parfois des commentaires extrêmement virulents de gens qui s’inquiètent de leur pouvoir, trouvent leurs dirigeants trop payés, s’inquiètent de leur absence de responsabilité. Les sociétés sont en effet des constructions très particulières.
Comme le rappellent les auteurs, l’idée de regrouper des individus pour partager les risques commerciaux et entrepreneuriaux n’est pas nouvelle : on la retrouve chez les Assyriens, 3 000 ans avant JC. Mais la société telle que nous la connaissons date du XIXème siècle, lorsque la société devient une personne morale au sens juridique du terme (ce qui signifie qu’elle devient un sujet autonome, une institution différente des individus et des gouvernements) et qu’apparaît la responsabilité limitée (c’est à dire le fait que les pertes potentielles des propriétaires se limitent à leurs apports dans la compagnie). Or l’étude de l’histoire du capitalisme montre que sans cette invention, pratiquement aucune autre innovation n’aurait été possible. La machine à vapeur, le chemin de fer, toute la révolution industrielle, rien de tout cela n’aurait pu apparaître sans les compagnies, et leur unique capacité à mobiliser des masses énormes de capitaux. Les coûts de transaction auraient été trop importants. Aujourd’hui, alors que le pouvoir des gouvernements diminue, que les églises ne sont plus ce qu’elles étaient, les grandes entreprises semblent pouvoir exercer un pouvoir sans précédent.
Les premières formes d’entreprises, entre 3 000 avant JC et 1500 après JC, sont des sociétés de négoce (de commerce au long cours) ou des monopoles d’Etat. Les auteurs retracent le chemin des premières formes d’association commerciale en Mésopotamie, les “societates” romaines, les “muqarada” des musulmans : toutes ces formes de société ayant en commun une brève durée de vie (créées pour une expédition commerciale seulement, et vite dissoutes). Les grandes sociétés chinoises, elles, ont le défaut inverse : ce sont des monopoles d’Etat qui perdurent trop longtemps, faute de concurrence. Au Moyen-Age, les empires marchands voient la naissance de la compagnia (de Cum panes, ceux avec lesquels on partage le pain) dont l’apparition est liée aux grandes banques internationales. Mais on peut citer également les Magna societas d’Allemagne, ou les guildes et les corporations, qui se voyaient conférer des monopoles pour certaines activités.
La période 1500-1750 voit l’apparition et l’hégémonie des “chartered companies” qui constituent les moyens par lesquels gouvernements et marchands s’approprient les richesses issues des grandes découvertes. Leur nom portait sur chaque partie du globe (compagnie des Indes orientales, compagnie du levant, compagnie du Massachussets…) et certaines ont connu une durée de vie impressionante (la compagnie des Indes orientales a duré 274 ans, et la compagnie de la Baie d’Hudson, fondée en 1670, existe toujours). Ces compagnies se voyaient conférer un monopole local et étaient le plus souvent indépendantes (même si parfois les monarques prenaient une part). La plus célèbre d’entre elle est la compagnie des Indes orientales, fondée en 1700, qui prit une ampleur considérable, assurant la conquête de l’Inde, possédant une armée privée deux fois plus grande que l’armée britannique, livrant la guerre de l’opium, conduisant à la révolution américaine, créant la fonction publique anglaise et offrant un emploi à deux des plus grands économistes du XIXème siècle (James et John Stuart Mill).
Mais cette période est aussi celle des grandes banques d’affaires et de la spéculation à grande échelle : voir la banque de Law (compagnie du Mississipi) et la compagnie des mers du Sud, dont les banqueroutes conduisirent les français à refuser le papier-monnaie pendant un siècle, et l’Angleterre à obliger les compagnies à responsabilité à bénéficier d’une autorisation parlementaire . Du point de vue des économistes libéraux (dont Adam Smith) le principe même de ces compagnies était condamnable et ceux-ci ne voyaient pas comment ces entreprises pourraient assurer un quelconque essor économique. Elles fonctionnaient en effet comme des monopoles garantis par l’Etat, et la responsabilité limitée semblait encourager les dérives.
La compagnie moderne naît, laborieusement, entre 1750 et 1864. La société à responsabilité limitée, à cause de règlementations tatillonnes, n’a guère de succès et les secteurs les plus rentables de l’économie se développant (le commerce des esclaves et l’industrie naissante) se font dans le cadre de partenariats. Petit à petit cependant, la société anonyme, la compagnie à responsabilité limitée (ltd), l’aktiengesellshaft, apparaissent.
C’est aux USA durant la seconde moitié du XIXème siècle que la grande entreprise fait son apparition. le livre décrit alors l’ascension des Sears, american tobacco, mais aussi Vanderbilt, Rockefeller et autres “barons voleurs”. Mais aussi de grands industriels comme Ford, Eastman etc. Un chapitre est ensuite consacré aux raisons de l’absence de succès de grande entreprise nombreux en Angleterre (à cause essentiellement du mépris de la gentry et des intellectuels envers l’activité économique), à l’essor des combinats en Allemagne et des Zaibatsus au Japon.
Le livre décrit ensuite le triomphe du capitalisme managérial entre 1913 et 1975, avec les entreprises géantes comme General Motors, l’essor des managers, et les grands débats expliquant cette ère de la grande compagnie (la question des coûts de transaction avec Coase, la question du contrôle des managers avec Berle et Means, et la forme de société que le “fordisme” avait fait naître). Le XXième siècle apparaît ainsi essentiellement comme celui du capitalisme des grandes entreprises.
C’est à partir des années 70 cependant que l’ère de la grande entreprise semble s’estomper. De grandes compagnies disparaissent sous les coups de la concurrence de nains industriels; la concurrence Japonaise, la réorganisation des entreprises autour et selon les critères de la finance, la micro-entreprise aux frontières floues, tout cela concourt à faire disparaître le monde des entreprises géantes et de leur hégémonie. Le XXIème siècle s’annonce comme celui du capitalisme régulé autour des marchés, pas celui de la grande entreprise. Un chapitre enfin est consacré aux multinationales.
La conclusion de l’ouvrage conduit les auteurs à s’interroger sur l’avenir de la grande entreprise. Va t’elle devenir la reine du monde, plus puissante que les gouvernements? Va t’elle au contraire s’estomper, le marché prenant le pas? Ou être remplacée par le réseau? Comme le montrent les auteurs, aucun de ces scénarios n’est vraiment probant.
On peut critiquer ce livre pour quelques aspects mineurs : premièrement, il est trop court. Les auteurs en conviennent : ils manquent de place pour traiter de l’histoire de la grande entreprise en France (pourtant, les Wendel, Schneider et autres Citroën ou Renault auraient mérité un chapitre) et pour détailler leurs analyses. Plus qu’un traité, il faut voir ce livre comme une approche grand public d’un sujet très vaste. Dans le même temps, résumer aussi magistralement une histoire aussi riche est un exploit : le ratio temps de lecture/intérêt du livre de cet ouvrage est impressionnant.
Par ailleurs, ce livre est trop centré sur la culture anglo-saxonne. Cela se retrouve dans le choix des sujets (la Grande-Bretagne comme inventeur de la société de capitaux à responsabilité limitée, les USA…) et dans un ton exagérément condescendant envers le capitalisme à l’allemande et à la japonaise. L’esprit critique des auteurs, certainement acéré, est parfois un peu à sens unique.
Ce livre est pourtant un must-read absolu, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, le thème abordé est tout simplement passionnant. On dévore l’ouvrage d’une traite, suivant l’histoire de cette remarquable invention qu’a été l’entreprise pas à pas. Le style remarquable des auteurs, fait de cette spécialité typiquement britannique qu’est l’humour pince-sans rire, ne fait qu’aider à apprécier leur livre.
Mais surtout, la problématique du livre-replacer la situation de l’entreprise dans son cadre historique- conduit à des réflexions multiples. Les auteurs montrent avec talent que tout ce qui est reproché aujourd’hui aux grandes entreprises n’est rien à côté de leurs pratiques du passé. Les scandales d’Enron paraissent bien ridicules à côté de la banqueroute de Law. Le pouvoir de Microsoft pathétique à côté de celui de la compagnie des Indes orientales ou de General Motors. Ceux qui comparent entreprises et pays le font à l’aide d’une arithmétique fausse (comparant des PIB à des chiffres d’affaires, alors que la valeur ajoutée serait seule pertinente… et qu’alors, les entreprises paraissent bien moins puissantes que les pays). Alors que le nombre d’entreprises a augmenté de 50% en Grande-Bretagne durant les seules années 80, l’ère de la société anonyme hégémonique appartient au passé, même s’il est certain que l’entreprise continuera d’exercer un rôle primordial dans l’économie. La création d’une entité disposant d’une personnalité, la responsabilité limitée, tout cela fait de la compagnie une innovation primordiale. Mais l’ère de la grande entreprise appartient au passé. Cette thèse très forte (qui entre en contradiction avec pas mal d’idées reçues), les auteurs la défendent avec talent.
Ce livre devrait se retrouver sur la table de chevet de tout professeur cherchant à faire un cours d’économie d’entreprise. Tout économiste devrait aussi le lire, tant ce genre de livre est typiquement ce qui manque à sa culture. En bref, un excellent livre, à acheter sans hésitation.
Alexandre Delaigue
22/10/2003

J. Micklethwait & A. Wooldridge, The Company. , Modern Library, 2003 (19,60 €)

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