Leconomiste revient aujourd’hui sur la volonté annoncée par N. Sarkozy, mais partagée par l’UDF et le parti socialiste, de créer un “service civil obligatoire” pour les jeunes. Jules, de Diner’s Room, avait consacré à ce sujet un excellent billet au mois de juillet. Leurs deux excellents posts font largement le tour de la question, et il n’y a rien à ajouter sur le fond. Mais c’est l’occasion de rappeler quelques éléments du débat américain lors de la suppression du service militaire dans les années 70.
La commission, aux USA, comprenait trois économistes (Milton Friedman, Alan Greenspan, W.A. Wallis); son secrétaire exécutif était lui aussi un économiste, William Meckling. Les 4 étaient contre le service obligatoire, mais les 15 membres de la commission étaient très partagés (elle comprenait 5 membres favorables à la conscription, 5 indécis, 5 adversaires). Un an plus tard, à l’unanimité, elle recommandait la suppression du service obligatoire. Parmi les arguments qui avaient fait mouche, Meckling aimait citer cette conversation entre Milton Friedman et le General Westmoreland, alors commandant en chef des troupes américaines au Viet-Nam (ma traduction extraite de ce texte) :
Devant la commission, le general Westmoreland déclara qu’il se refusait à commander une armée de mercenaires. “Mon général”, l’interrompit Friedman, “préféreriez-vous commander une armée d’esclaves?” “Je n’aime pas entendre traiter d’esclaves nos conscrits patriotes” répondit Westmoreland. Friedman répliqua “Et moi, je n’aime pas que l’on traite des volontaires de mercenaires. Car s’ils sont des mercenaires, mon général, je suis un professeur mercenaire, et vous, vous êtes un général mercenaire; nous sommes servis par des médecins mercenaires, nous faisons appel à des avocats mercenaires, et nous recevons notre rôti d’un boucher mercenaire”.
Cette conversation mérite d’être rappelée, car elle place le débat là ou il devrait être. Car après tout, peu importe qu’un service obligatoire génère un coût énorme pour l’économie nationale, en obligeant des jeunes à occuper des emplois ou ils seront peu productifs, gaspillant leurs compétences; Peu importe que cette mesure ne soit qu’une façon pour les politiques de se créer une clientèle d’obligés, en fournissant à des associations et des bureaucraties une main d’oeuvre à bon marché;
Peu importe qu’elle traduise le mépris sidéral de nos élus pour le travail, le vrai : celui qu’on fournit en mobilisant ses compétences contre un salaire dans le cadre d’un contrat librement consenti; il est en effet hautement significatif de voir qu’un tel emploi n’est pas, dans leur esprit et si l’on suit leur discours, “d’intérêt général” : que les salariés n’y respectent pas le “sens du devoir” et n’y ont pas “d’exigence morale”, puisqu’ils doivent apprendre ces vertus aux travaux forcés… Comment peut-on, après avoir manifesté aussi clairement son mépris du vrai travail, oser déclarer sans honte que l’on fait de celui-ci une “valeur cardinale”?
Non, peu importe le cynisme et la bêtise dissimulés sous les oripeaux de la Nation et de la République : il faut simplement rappeler que ce genre de service n’est rien d’autre qu’un esclavage, et que sa légalisation ne le rend pas moins insupportable.
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Même observation ce jour sur la "valeur cardinale" du travail.
Mais une réserve sur l’emploi du terme "esclavage", qui fait un bien d’une personne, alors que le SCO n’impose qu’une obligation à la personne concernée.
Un esclave est la propriété de son maître. Un conscrit n’est pas la propriété de l’Etat.
A part le fait que cela soit à durée déterminée, quelle différence?
Réveillons de ce pas Victor Schoelcher !
La situation ne peut plus durer !
En fait l’esclave antique ne devait ni impôt, ni service militaire. Donner son temps et son argent à l’Etat, c’est le privilège des citoyens. Cette logique républicaine se trouve dévoyée dans le projet de service civil obligatoire parce que l’effet recherché n’est pas le sacrifice au service de l’intérêt supérieur de l’Etat mais une sorte de nostalgie de l’autorité et la volonté de "former" les jeunes, leur donner des repères. C’est cela qui en fait surtout un outil de marketing de campagne présidentielle plus qu’un retour à l’idéal républicain.
Une petite différence quand même entre un état personne morale expression de la (aheum) volonté des citoyens et un maître être (plus ou moins) humain. Notez qu’il y a des dictateurs éclairés aussi cela dit. La question est sans doute de savoir si on place l’état au dessus de l’individu ou l’inverse et à quel degré.
Une question pour ma culture… quelle est la différence entre l’éducation nationale obligatoire non rémunérée prétendant former la jeunesse et le service civil obligatoire prétendant également la former? (En partant bien entendu du principe que choisir de ne pas faire confiance à des jeunes de 16 n’est pas forcement beaucoup moins bête que pour ceux de 18).
Soyons clair cela dit, je souscris pleinement aux réserves sur les capacités des projets à mener à bien un brassage culturel qui pour moi serait l’essentiel intérêt de la chose. Et je ne suis pas spécialement pour un service obligatoire. Question de cohérence avec moi même…
Petit point de terminologie : ce pourquoi les élus se passionnent en ce moment est un service « civique » plutôt que « civil ». Je vous laisse apprécier la nuance…
Notez qu’il existe déjà aujourd’hui, en remplacement du service militaire, ce qui s’appelle une "préparation militaire". Une préparation militaire dure deux à trois semaines, c’est un service militaire en miniature et non rémunéré (mais nourri-logé et transports gratuits), pour civils volontaires. Le site de l’armée de terre précise qu’elle est ouverte à tous afin de faire découvrir l’armée aux jeunes et de consolider le lien armée-nation.
Problème : l’armée de terre refuse de plus en plus de candidats car la préparation militaire lui coûte cher. En conséquence, un candidat qui ne souhaite pas s’engager par la suite dans la réserve ou l’active n’a presque aucune chance d’être sélectionné. (source : expérience personnelle)
Alain Richard, ancien ministre de la Défense, a précisé sur le site du PS que le service civil de 6 mois pourra être effectué dans un régiment. Bien sûr, il n’en a pas donné le coût pour le budget de la Défense.
Ce même Alain Richard assure également, concernant la rémunération d’un jeune lors de son service civil (quel que soit l’organisme d’accueil) :
"nous envisageons de caler le droit à indemnités de ces jeunes sur les indemnités des stagiaires, c’est-à-dire un tiers du SMIC."
Il y a une erreur factuelle importante : actuellement, les stagiaires n’ont aucun droit à indemnités; plus précisément, ils travaillent avec pour ersatz de contrat de travail une "convention de stage", qui n’a aucune valeur juridique.
En particulier, les stages proposés dans les administrations publiques, y compris pour les stages correspondant à des emplois qualifiés et proposés à des bac+5, sont pour la quasi-totalité non rémunérés, et la faible minorité qui sont rémunérés le sont souvent peu (moins de 300 euros mensuels). (source : vaste expérience personnelle sur l’ensemble de la France)
Il serait intéressant de savoir si les administrations publiques trouvent toujours les stagiaires qu’elles recherchent pour les emplois qualifiés qu’elles proposent. Mais je ne sais pas répondre à cette question.
@Alexandre
Demandez à un esclave (un vrai).
EL : vous en avez un a me proposer pour une interview? :-). Plus sérieusement, que la condition de l’individu du 21ème siècle obligé d’aller perdre son temps dans une association à la gomme pendant des mois soit moins rude que celle du ramasseur de coton en Caroline du Sud circa 1840 est évident : cela ne change rien à la nature de la contrainte exercée et à la définition qu’on lui donne. (ce
Cher Alexandre, tu tapes sur le service national de ton point de vue de jeune diplômée qui a nettement mieux à faire que compter des trombones. Néammoins j’attire ton attention sur la fraction de la population qui n’avait, justement, pas grand chose de mieux à faire, que de d’entraîner à défiler au pas.
On peut dire que le service national obligatoire est une économie d’autant plus importante pour l’état que cette fraction de la population est important, ce qui fût le cas il y a quelque temps.
Maintenant, l’idée selon laquelle il est intérressant pour l’état d’exiger aux citoyens un peu de leur temps n’est pas du tout stupide, à condition, naturellement, que ce temps soit employé intelligement. Pourquoi ne serions nous pas redevables à l’état d’un peu de notre travail fourni gracieusement ? Ne peut-on pas mettre ce temps donné en parallèle avec l’argent que nous donnons par nos impôts ?
En quoi le *principe* est-il aberrant ?
Alcandre : "les gens qui n’ont pas mieux à faire" : mais rien n’empêche ceux-là de s’engager, tout à fait librement. S’ils n’ont vraiment "rien de mieux à faire", pourquoi ne le font-ils pas? Peut-être qu’ils ont finalement "mieux à faire"…
Quant au terme "d’économie pour l’Etat", il est non seulement faux, mais il est d’autant plus faux lorsqu’on considère qu’on oblige une génération à gaspiller ses compétences, et donc l’effet sur l’économie nationale dans son ensemble.
J’aime aussi beaucoup le terme "gracieusement" qui est totalement incompatible avec l’idée d’obligation. Il y a par ailleurs une différence considérable entre une obligation de reverser une fraction de son revenu sous forme d’impôt et l’obligation de se livrer pendant des mois à une occupation qu’on ne choisit pas. Payer une amende est une contrainte d’un niveau nettement moins grand que d’être condamné aux travaux forcés, dans n’importe quel tribunal.
Ce qui me frappe surtout, c’est cette idée que lorsqu’on fait ce qu’on souhaite – qu’on va faire son travail, qu’on occupe son temps à sa guise – on n’agit pas dans le sens du bien commun, et que seule une activité contrainte par l’Etat pourrait être d’intérêt général. Le reniement que cela représente par rapport aux valeurs "modernes" – au sens philosophique du terme – me paraît effrayant, et je suis terrifié de voir tant de gens – dont de nombreux intelligents – sombrer dans cet errement.
Le service militaire national pouvait se justifier par la nécessité de se défendre contre des menaces contre l’existence même de la communauté nationale (encore que cela se discute). Mais vouloir imposer des travaux forcés aux gens sans autre but que de leur imposer une contrainte "pour leur apprendre le sens du devoir" est une ignominie inacceptable, quelle que soit la façon dont on la regarde.
<b>Sondage de l’opinion</b>
Selon le sondage en ligne sur lemonde.fr, 28% des lecteurs sont défavorables à l’idée du service civique obligatoire. En général, les résultats des sondages sur le monde.fr sont plus partagés, donc ce sondage semble indiquer la popularité de l’idée du service civique obligatoire (et les conversations autour de moi le confirment).
<b>Des alternatives ?</b>
Cependant, le sondeur demande uniquement "êtes-vous favorable ?". La population juge majoritairement que le service civique obligatoire est une bonne idée, cependant elle peut lui préférer des alternatives se réclamant des mêmes buts, tout en étant plus efficaces (à la fois moins coûteuses et plus utiles).
Si le but du SCO est la mixité sociale, pourquoi ne pas organiser des activités obligatoires dont le seul but serait la mixité (au pifomètre, regrouper x personnes -tirées aléatoirement- pendant n jours dans un périmètre réduit, pour les soumettre à des activités obligatoires dont l’objectif serait d’organiser le maximum de mixité -de façon scientifique-) ?
Si le but du SCO est de mettre au travail les personnes convaincues de fainéantise ou désoeuvrées, pourquoi ne pas cibler uniquement ces personnes ?
Si le but du SCO est de répondre à des besoins de la société, pourquoi ne pas attirer des personnes volontaires en les rémunérant ? Les individus favorables au SCO (qui sont bien naturellement contre l’esclavage) seront heureux de payer plus d’impôt pour bénéficier du travail d’intérêt général de ces volontaires.
Si le but du SCO est d’en faire baver aux jeunes pour leur montrer qui est le maître, pourquoi ne pas organiser des séances de torture en tirant aléatoirement des jeunes parmi la population ?
Puisqu’on en est à faire de la philosophie, je crois que la différence tient moins à la rudesse des conditions de vie ou de travail qu’à une simple question de dignité.
Soit dit en passant, je trouve également cette idée de STO parfaitement stupide. Mais je reste plus convaincu par ces arguments (leconomiste.free.fr/notes… que par des considérations morales un peu douteuses (cette remarque n’enlevant rien à l’estime que je porte au reste de votre production).
Bien cordialement,
EL
Alexandre > Je n’ai pas pleure la fin du service militaire, ravi d’y echapper. Mais l’argument de Regis Debray selon lequel sa suppression a signifie la destruction du seul creuset identitaire republicain disponible en dehors de la scolarite est, a mon humble avis, valable.
Il y avait aussi une dimension sociale dans le service militaire qui permettait de brasser beaucoup de catégories de population.
Mais c’est sûr que cela fait cher pour un peu de social.
PLusieurs contre-arguments à celui du creuset identitaire/brassage des populations :
– premièrement, quel est l’intérêt exact de créer une identité républicaine? Dans le service militaire, la création d’une identité commune était un instrument au service de la défense de la nation, pas une fin en soi. Pourquoi créer une telle identité devrait-elle le devenir?
– deuxièmement : si le brassage/l’identité sont importants, pourquoi ne pas établir une religion d’Etat, avec fortes incitations pour aller cotoyer le reste de la populace à l’église le dimanche? Cette proposition ferait scandale si elle était faite.
– troisièmement : même en admettant la nécessité de ce brassage identitaire, un service civil dans lequel on est envoyé dans des associations pour faire du travail servile ne peut en aucun cas le produire. Les Bac+5 iront dans les ambassades et les grandes entreprises à l’étranger; Ahmed et Moustafa iront eux nettoyer les plages des sacs en plastique. Ce qui est d’ailleurs l’objectif poursuivi : le discours prônant ce service civil est entièrement orienté autour d’une présentation délinquante des jeunes de banlieue, à qui il faut "apprendre les vraies valeurs".
Ce qui est amusant, c’est que justement je suis bac+5 et, mon piston n’ayant pas fonctionné, je me suis retrouvé à aller "nettoyer les plages avec Ahmed, Moustafa, Marcel et Brandon"
Et franchement moi je pense que cela m’a fait beaucoup de bien de cotoyer des gens moins diplomés mais tout aussi intelligent que moi (pas la grande majorité quand même)
"Dans le service militaire, la création d’une identité commune était un instrument au service de la défense de la nation, pas une fin en soi."
Pas d’accord ! "L’idee republicaine" s’est tres bien accommodee d’un service militaire en periode de paix prolongee.
Je ne dis pas qu’on evitera de nouvelles emeutes en banlieue par 18 mois de service obligatoire, mais le SMO avait plusieurs proprietes sociales, dont celle de ciment cohesif inter-classes (dans un autre style, le PCF avait aussi certaines qualites en termes de cohesion sociales, mais encore une fois, je ne demande rien personnellement).
françois : ce que je voulais dire c’est que la constitution d’une identité par le service national n’était pas un objectif final dudit service, mais un objectif intermédiaire au service d’une finalité militaire (la cohésion des troupes). Je ne vois donc pas en quoi le fait que "l’idée républicaine se soit accomodée d’un service en temps de paix" s’y oppose. Il me semble au final que nous sommes d’accord : le SMO avait des sous-produits qu’on peut considérer comme bénéfiques. Je me demande toutefois si le sous-produit en question – "l’idée républicaine" – est si bénéfique que cela. Il faudrait mettre en balance ses avantages et inconvénients; et se demander surtout si ce n’est pas une forme assez aplatie de société qui fait l’idée républicaine, plutôt que l’inverse.
Ayant eut droit a 1 an armée obligatoire a l epoque, il faut dire la verité: le mélange de population est une fumisterie! Si vous etiez diplomé vous faisiez coopération, scientifique du contingent ou equivalent, pas netttoyeur de chiottes !
Si on veut un brassage de population, pourquoi pas demander aux personnes qui partent a la retraite de passer 6 mois aussi avec des "jeunes" a ce nouveau service civique ?
Le brassage sera que meilleur ! Ah par contre on va pas faire plaisir au coeur de l electorat UMP et PS …