L’épisode d’aujourd’hui nous est fourni par Steven Levitt, qui sur son blog évoque un working paper qu’il vient de publier, consacré aux marchés de prévisions collectives et à leurs caractéristiques. Cet article utilise les données de la coupe du monde 2002 pour savoir si ces marchés sont efficients.
Il existe deux grands types de marchés de prévisions. La première catégorie repose sur des sociétés de bookmakers. Sur ces marchés, vous achetez auprès d’une entreprise un pari sur un évènement particulier (par exemple, une qualification de l’Allemagne à la demi-finale de ce soir). Ce pari est assorti d’une cote définie par le bookmaker. Par exemple, une cote de deux contre un signifie que vous payez un, si l’Allemagne se qualifie vous recevrez deux, mais si elle ne se qualifie pas, vous avez perdu votre mise. Le métier de bookmaker consiste alors à ajuster les cotes en fonction de l’information disponible et des paris effectués, et un bon bookmaker sera celui qui offrira des cotes suffisamment attrayantes pour attirer de nombreux parieurs, mais suffisamment faibles pour réaliser un bénéfice. Vous pouvez aller voir à cette adresse pour avoir un échantillon des cotes des bookmakers britanniques pour les demi-finales à venir. Si l’on en croit les cotes à l’heure ou j’écris ce post, l’Allemagne est vue plutôt favorite contre l’Italie, et la France plus nettement favorite face au Portugal.
Mais depuis peu, on a vu émerger de nouveaux types de marchés de prévision, sans bookmakers. Il s’agit de marchés sur lesquels les parieurs font des paris les uns contre les autres, sans bookmaker; l’organisateur du marché se contente de prélever des commissions sur les paris effectués, comme dans le cas de Tradesport, ou un jeu gratuit avec lots promotionnels, comme sur Newsfutures. Le principe est le suivant : considérons le pari “équipe se qualifiant entre l’Allemagne et l’Italie”. L’opérateur crée un marché dont la règle est la suivante : si l’Allemagne se qualifie, le contrat vaudra 100, si elle ne se qualifie pas, le contrat vaudra zéro. Pour ce marché, il existe un marché symétrique pour l’Italie. A partir de là, les joueurs peuvent acheter et vendre des contrats, dont le prix fluctue entre zéro et 100; acheter l’Allemagne revient à vendre l’Italie. Un prix indique à tout moment la probabilité, telle qu’identifiée par les joueurs, d’occurence de l’évènement sur lequel on parie. A l’heure ou j’écris, chez Newsfutures, l’Allemagne est vue en finale avec une probabilité de 64%; la France est vue en finale avec une probabilité de 66%. Chez tradesport, la qualification française est vue à 63% de probabilité, et 56.5% de chances de qualification pour l’Allemagne. Bien évidemment, le prix fluctue en permanence, au gré des transactions; et durant le match, toute information est traduite dans les cours de l’évènement. Une équipe qui marque un but, par exemple, verra sa probabilité de victoire augmenter, et un but générera un gros volume de transactions, jusqu’à l’issue de la partie.
L’évaluation de la qualité des prédictions de ces marchés fait l’objet aujourd’hui d’un abondant travail de la part des économistes. Dans certains cas, ces marchés ont donné des résultats spectaculaires, donnant les résultats des élections américaines de 2004 de façon beaucoup plus juste que les instituts de sondage, et plus récemment, ils semblent avoir prévu avant tout le monde l’issue des élections mexicaines. Selon James Surowiecki, dont nous avions commenté le livre il y a quelques temps, les marchés de prévisions sont, si certaines conditions sont remplies, le meilleur mécanisme de prédiction existant.
Steven Levitt et Ricard Gill se sont intéressés à l’efficience de ces marchés; au travers de deux dimensions : les prix reflètent-ils instantanément toute l’information disponible? Et existe-t-il des opportunités d’arbitrage (par exemple, deux prix différents sur des marchés différents pour des contrats équivalents, comme par exemple “victoire de l’Allemagne ce soir” et “qualification de l’Allemagne pour la finale”). Et ils ont utilisé pour cela les données de tradesports durant la coupe du monde 2002. Ils en retirent les conclusions suivantes :
– si lorsqu’un but est marqué, le prix de marché réagit instantanément, cette réaction est néanmoins décalée dans le temps : le prix de l’équipe qui a marqué continue d’augmenter 10 à 15 minutes après le but (personnellement, je ne suis pas certain que cela soit vraiment un signe : le fait de marquer un but peut se traduire dans les minutes qui suivent par des changements d’équipe qui domine dans le jeu, des anticipations des joueurs, etc).
– parier systématiquement sur le favori avant le match est une stratégie générant des pertes systématiques. Il semble (et ce phénomène est rencontré dans tous les sports, pas seulement le football) que l’équipe favorite soit systématiquement surrévaluée.
– il n’y a pas d’opportunités d’arbitrage sur ces marchés;
– on voit apparaître des “market makers”, des joueurs réalisant d’importants volumes de transactions, dont l’existence accroît considérablement la liquidité des marchés. Néanmoins, ces gros joueurs, en moyenne, sont légèrement perdants : les autres joueurs savent identifier des opportunités d’arbitrage que leur offrent les market makers.
La France est vue favorite pour demain par les marchés de prévisions… Mais si l’on en croit ces résultats, sa victoire ne devrait pas être si facile. Quoique. Après tout, elle a déjà, en huitièmes et en quarts, largement fait perdre ceux qui avaient parié sur le favori. Il est peut-être temps que le favori gagne…
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Pas d’opportunite d’arbitrage sur le marche, mais:
"chez Newsfutures, (…) la France est vue en finale avec une probabilité de 66%. Chez tradesport, la qualification française est vue à 63% de probabilité
"
Donc, arbitrage possible en utilisant les deux marches, non?
En théorie oui, en pratique non, pour plusieurs raisons :
– chez tradesport on joue de l’argent, chez newsfutures des points;
– il y a des restrictions légales envers les jeux d’argent entre pays;
– même sans cela, il pourrait y avoir des coûts de transaction (frais de change, frais d’inscription sur les différents sites).
Par contre, je me demande si la surestimation de l’équipe favorite n’est pas plus marquée chez newsfutures, qui contient plus de joueurs français, que chez tradesport.
Puisque vous êtes dans cette série de billets, auriez-vous à tout hasard entendu parler d’une étude sur l’équilibre de Nash des systèmes de jeu (dans le sens 4-4-2 vs 4-3-3…)? Ca m’intéresse au plus haut point.
Je ne connais pas, mais si je vois cela passer, je note. Cependant, ça me paraîtrait étonnant. Le système de jeu dépend beaucoup plus des joueurs utilisés (et donc dont on dispose) que de l’adversaire. Je ne crois pas qu’il y ait des règles du type "4-4-2 efficace contre 4-3-3". Le système de jeu, ça sert surtout au replacement des joueurs, sans être un mode d’attaque.
Par contre, il me semble me souvenir avoir vu traîner des études analysant en termes de théorie des jeux des batailles, notamment napoléoniennes (du genre, mettre telles unités à tel endroit, etc). Je peux essayer de rechercher si vous voulez.
Ces travaux sur les marchés déconcentrés sont très intéressants, et ils me rappellent des travaux accomplis dans des domaines différents basés sur les systèmes multi-agents (des entités informatiques au comportement trivial qui échangent des informations dans un contexte bien défini, et dont on observe qu’elles s’organisent pour accomplir des tâches complexes). J’avais noté un article publié dans The Economist qui relatait le recours à un tel système pour réguler un circuit électronique : le résultat était visiblement correct, mais il était impossible de mettre en équation la manière d’y parvenir ; elle avait résulté d’ajustements successifs dont la logique ne pouvait être pénétrée.
D’où ma question : la stratégie actuellement mise en oeuvre pour observer l’évolution des marchés que vous décrivez est-elle plutôt d’élaborer des prévisions avec des simulateurs de type multi-agents sans chercher à comprendre comment ils y parviennent, où alors de mettre le marché en équation ?
Ce sont des travaux économétriques, c’est à dire consistant à simplement observer ce qui se passe sur ces marchés et établir des corrélations; il n’y a aucune simulation a priori, et aucune prédéfinition du comportement des agents. On se contente de mesurer des propriétés du système.