Travailler plus pour travailler moins : commentaire de Ceteris Paribus

Emmanuel sur Ceteris Paribus a lancé un fort intéressant débat consacré à l’amélioration du bien-être dans les pays développés en réduisant la quantité de travail. Cette question a été indirectement abordée sur ce blog dans un post récent; par ailleurs le sujet devrait faire l’objet de développements complémentaires, puisque le message a pour l’instant décrit le sujet de façon fort complète, avant un prochain post consacré aux moyens. Je ne saurais que trop recommander la lecture du post de Ceteris Paribus sur le sujet; je voudrais apporter ici quelques idées et commentaires sur cette question.

Commençons par mon principal point d’accord avec l’article de Ceteris Paribus : Le désir de réduire sa quantité de travail est très répandu et cette diminution est lorsqu’elle est désirée source de bien-être. Je l’ai cité récemment (et je vais le citer tout au long de ce post, car ses analyses sont très pertinentes sur ce sujet), Robert Fogel dans “The escape from Hunger and Premature Death” a calculé les élasticités-revenu de la demande de différents biens et services sur le long terme : il apparaît que ce qui fait l’objet de l’élasticité la plus forte (ce qui est le plus consommé lorsque le revenu augmente) est dans l’ordre la santé, l’éducation et le temps libre. L’étude de séries temporelles longues permet de le vérifier : la réduction du temps de travail est une tendance séculaire dans tous les pays développés. Il y a un peu plus d’un siècle les français travaillaient 80 heures par semaine, cette durée a été plus que divisée par deux depuis. Ils ‘agit d’une réalité très importante (et trop souvent négligée dans le débat public) : l’aspiration à consommer plus de temps libre lorsque la productivité augmente est extrêmement forte. Il est évident que ce phénomène “nuit à la croissance” : si les français travaillaient autant qu’il y a un siècle ils disposeraient d’une richesse matérielle supplémentaire considérable. Mais cela a pour effet d’accroître tout aussi considérablement le bien-être des gens, qui n’ont pas envie de perdre leur vie à la gagner. Pouvoir consacrer une partie de plus en plus importante de son temps de vie à des activités désirées est probablement le bienfait le plus important que les hommes aient retiré de la société d’abondance offerte par le capitalisme.
Si cette diminution séculaire est générale, on constate cependant des différences importantes, que marque très bien Ceteris Paribus. Il existe en effet des écarts considérables dans les durées de travail annuelles des habitants selon les pays. On a même constaté un tassement, voire un retournement de tendance récemment. En France, on a constaté une “pause” dans la réduction séculaire du temps de travail pour les personnes à haut revenu. Aux USA, le temps de travail a légèrement augmenté depuis les années 70, et en Grande-Bretagne il a stagné. Dans le même temps, on constate par sondages et enquêtes que la majorité des gens continuent de souhaiter travailler moins. Comment expliquer ce phénomène?
Ceteris Paribus présente toute une série d’arguments allant dans le sens suivant : les gens ne sont pas libres du choix de leur temps de travail, et pour toute une série de raisons ils se retrouvent dans des situations dans lesquelles ils travaillent tous plus qu’ils ne le souhaiteraient. Cela laisse donc apparaître la possibilité d’une amélioration au sens de Pareto, c’est à dire une situation dans laquelle il est possible d’accroître la satisfaction de tout le monde sans dégrader celle de qui que ce soit, en trouvant un moyen pour que les gens, collectivement, se coordonnent pour réduire leur temps de travail. Les arguments avancés relèvent de deux catégories :
– l’existence d’obstacles divers sur le marché du travail empêchant les gens d’ajuster leur temps de travail à leurs préférences;
– l’existence d’un effet externe négatif : les gens ne déterminent pas leur consommation en fonction de ce qu’ils veulent pas en fonction de ce que font leurs voisins. Ils risquent donc de se lancer dans une course sans fin à la distinction, pour avoir “mieux” que le voisin, mais se retrouveront finalement tous au même niveau, en travaillant simplement beaucoup plus.
C’est en arrivant à ces obstacles que je doute. Je ne nie certainement pas leur existence potentielle; je doute simplement de leur importance réelle et de la nécessité de faire quelque chose à leur sujet.
Commençons par le premier argument, celui de l’existence d’obstacles sur le marché du travail empêchant les gens d’ajuster leur temps de travail. La littérature et les exemples présentés sont extrêmement précis et développés. Sont cités un article de l’AER montrant que les modes de rémunération dans les cabinets d’avocats américains conduisent à une forte “pression des pairs” incitant chaque associé à travailler beaucoup plus qu’il ne souhaiterait individuellement, ainsi qu’une étude sur les salariés britanniques montrant que les salariés à plein temps souhaitent réduire leur temps de travail à salaire horaire égal, ne peuvent pas le faire chez leur employeur du moment, et sont obligés de changer d’emploi pour ajuster leur temps de travail à leurs aspirations. Cependant, à la lecture de ces articles, on ne eput qu’être un peu sceptique sur la nature de ces “obstacles” à l’ajustement du temps de travail aux goûts individuels.
Que ce soit dans le cas des avocats américains ou des salariés anglais, on se demande : pourquoi ne changent-ils pas d’emploi s’ils veulent vraiment réduire leur temps de travail? L’explication vient probablement de ce que les alternatives ne sont guère satisfaisantes. Mais si l’emploi “idéal” n’existe pas, est-ce vraiment un problème? Prenons un exemple. Je consomme chaque jour un pot d’une certaine marque de yaourt, et je fais mes courses une fois par semaine. Dans ces conditions, j’ai un problème, car les yaourts en question ne sont qu’en emballages de 4 ou 6 pots. J’ai donc le choix entre acheter deux fois 4 pots (et constituer un stock) ou une fois 6 (et me priver un jour). Effectivement, si les yaourts pouvaient être conditionnés en paquets de 7, ce serait l’idéal pour moi. Lorsque j’achète un paquet de 6, je serais disposé à acheter un pot supplémentaire au prix unitaire des 6 autres. Personne pourtant ne considérerait qu’il s’agit là d’un échec du marché. Ceci d’autant plus que le choix de l’unité est parfaitement arbitraire : après tout j’apprécierais aussi peut-être des pots plus remplis (ou moins). Pourquoi prendre le pot comme unité pertinente et pas le kilogramme ou le litre?
Or c’est le même genre de raisonnement qui est tenu en matière de temps de travail. On me dira que le travail a beaucoup plus d’importance pour les gens que la façon dont ils mangent du yaourt. C’est exact, mais cela conduit à regarder le temps de travail différemment, et à se demander si nous ne sommes pas victimes d’un effet d’optique dû à une façon encore très “taylorienne” de considérer le travail. Car si le travail aujourd’hui apporte souvent aux gens “trop” ou “trop peu” par rapport à ce qu’ils veulent, c’est avant tout parce que les postes de travail ne consistent plus tellement en un travail répétitif et très décomposé, mais en tâches spécifiques dans lesquelles le temps de travail découle de ce qui est à faire et non l’inverse. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les gens se retrouvent à travailler trop ou trop peu par rapport à leurs désirs. Les interroger sur “souhaiteriez-vous à salaire horaire constant travailler moins” n’a aucun sens dans la mesure ou cette possibilité, tout simplement, n’existe pas. Mais ceci est le résultat de l’enrichissement des tâches, de ce que le travail est pour beaucoup de gens plus intéressant que le travail taylorien, moins physique, mais de ce fait moins décomposable en unités de temps qu’auparavant.
Mais est-il vraiment si peu décomposable? Je trouve en effet très contestable de continuer à s’intéresser à la durée annuelle de travail des gens (ou hebdomadaire d’ailleurs). La révolution considérable que nous vivons, qui a commencé durant les années 70, est en effet la suivante. Autrefois, les gens commençaient par se former, puis mouraient à la tâche. La dégradation physique liée au travail physique, à un régime alimentaire et des conditions sanitaires rudimentaires (choses qui ont pratiquement disparu aujourd’hui… Mais cette disparition est très récente, et ne s’est faite que durant les trente glorieuses) tuaient les gens avant qu’ils n’aient le temps de profiter d’une quelconque retraite. Seule quelques catégories de la population (et quelques chanceux) évitaient ce destin. Aujourd’hui, avec une espérance de vie à 60 ans de plus de 20 ans et qui ne cesse de croître, et un âge d’entrée dans la vie active de plus en plus tardif, comment peut-on dire que la durée du travail se stabilise ou augmente? Il serait plus pertinent de considérer le temps de travail tout au long de la vie : or celui-ci, du fait de la hausse de l’espérance de vie (et de la qualité de vie après l’âge de la retraite) tient une part de plus en plus réduite dans la vie des gens, et cette baisse-là ne s’est pas interrompue.

Si l’on prend en compte cette nouvelle situation – le fait que désormais, les gens ont un après-travail, dans lequel ils pourront bénéficier de loisirs en bonne santé pendant très longtemps – l’image des évolutions américaines et anglaises, et la comparaison avec la situation des pays européens dans lesquels la durée annuelle du travail a beaucoup ces derniers temps diminué, change du tout au tout. Si l’on sait que l’on aura, après sa vie active, une vingtaine d’années à occuper, que doit-on faire? La réponse est, chercher à lisser sa consommation tout au long de sa vie. Ce qui implique de travailler plus pendant sa vie active pour se constituer un patrimoine que l’on pourra consommer lors de son après-travail. De travailler donc beaucoup en début de vie active, et de diminuer progressivement son activité. Or c’est exactement ce que font les salariés américains : la hausse de travail constatée aux USA porte sur les débuts de carrière, ensuite, le temps de travail diminue. Comme le constate Fogel, en 1995, 48% des travailleurs adultes américains avaient soit réduit leurs heures de travail, refusé une promotion exigeant plus de travail, réduit leurs engagements, réduit leurs aspirations matérielles, ou déménagé vers un endroit où l’on vit plus tranquillement au cours des 5 années précédentes. Par contre les 10 premières années de vie active sont plus ardues qu’auparavant pour bon nombre de salariés. On comprend qu’alors les salariés trouvent l’activité plus dure et déclarent souhaiter réduire leur activité tout en se gardant soigneusement de le faire. Réduire leur temps de travail accroîtrait-il vraiment leur bien-être tout au long de la vie? Il devient tout à fait possible de déclarer que limiter la durée de la semaine de travail, ou taxer fortement le revenu du travail, risque de considérablement dégrader leur situation : en les empêchant de gagner beaucoup en travaillant beaucoup alors qu’ils sont jeunes et très productifs, on risque de leur imposer de travailler à un âge plus élevé, à un moment ou le travail sera perçu comme beaucoup plus pénible et sera moins productif, donc moins rémunérateur. Le gain sur le moment aurait un coût élevé plus tard. Il est fort possible que l’argument de Prescott soit juste : par la fiscalité, on empêche les européens de travailler autant ils le voudraient; mais le résultat sera à terme une perte considérable de bien-être à des âges plus avancés.
On retrouve le même problème avec la distinction de plus en plus artificielle entre travail et loisir. A l’époque ou ces termes ont été définis, le travail correspondait à son etymologie latine, tripalium, désignant un instrument de torture. Il y avait alors une différence claire entre ceux qui travaillent, et font un travail physique et pénible 70 heures par semaine, et la “classe oisive”, la bourgeoisie française, la gentry britannique, ou la leisure class américaine magistralement décrite par Veblen. Les membres des classes aisées étaient, selon nos critères, très peu “oisifs”. Dans leur jeunesse, ils devaient étudier dans des établissements difficiles, devenir des athlètes accomplis; plus tard, ils devenaient officiers militaires; ensuite, ils étaient parlementaires, ministres, magistrats, prêtres, mécènes, toutes activités qui sont considérées aujourd’hui comme du travail à part entière. La différence, c’est qu’ils faisaient ces activités volontairement, étant suffisamment riches pour ne pas avoir à se préoccuper de travailler pour vivre. Dès cette époque, et c’est toujours le cas aujourd’hui, le loisir était une forme volontaire d’activité, mais cette définition rend difficile la distinction aujourd’hui entre travail et loisir – et cette distinction est en voie de disparition. Que suis-je en train de faire, moi qui écris ce document depuis 21 heures? du travail, ou du loisir?
Autre exemple : Emmanuel cite dans son article le “bricolage” comme activité de loisir. Je déteste le bricolage. Je préférerais de beaucoup travailler une demi-journée de plus pendant une semaine pour pouvoir payer un artisan qui posera la tapisserie à ma place. Supposons que les heures supplémentaires soient tellement taxées que l’opération ne deviendrait plus possible sauf à travailler vraiment beaucoup, ou soient considérablement limitées; je me retrouverais donc à passer un week-end à poser la tapisserie moi-même, à disposer donc de “loisirs” supplémentaires. Je peux certifier que mon bien-être serait considérablement réduit dans l’opération. Mon exemple est-il isolé? On constate que le bricolage tient une part considérable parmi les “loisirs” des français. Pour beaucoup, cela doit correspondre à une aspiration réelle. Mais pour combien cela correspond-il à la nécessité de faire soi-même faute de disposer d’un revenu suffisant pour faire faire, à cause de prélèvements fiscaux et de règlementations contraignantes?
L’exemple de la garde des enfants est du même ordre. La passionnante note citée par Emmanuel sur “home alone” un livre sur le triste destin des enfants américains privés de parents depuis que leurs mères (indignes) sont entrées sur le marché du travail montre parfaitement l’esprit de patronage qu’il y a à souhaiter ramener les gens à la maison plutôt qu’au travail. Au risque d’être politiquement incorrect à une époque qui glorifie l’enfant-merveille, je voudrais rappeler que si les enfants constituent selon leurs déclaration la plus grande joie des couples, ils constituent aussi leur principale source d’exaspération (et le mot est faible). Il y a donc beaucoup de gens qui sont contents de ne pas rester collés à leur progéniture à longueur de journée, et qui seraient ravis, n’en déplaise à Mary Eberstadt, de payer une baby-sitter quitte à travailler plus longtemps, et sont favorables au homeschooling à condition de payer une personne qualifiée pour faire le travail.

Reste cependant un argument contre lequel il est très difficile d’argumenter : celui de l’externalité de consommation, qui vient de l’apparition d’une course sans fin à la consommation ostentatoire dans laquelle chacun cherche à dépasser son voisin. Il est impossible d’argumenter contre cet argument parce qu’il décrit une possibilité très réelle, mais qu’il ne me paraît pas possible de trouver un test démontrant l’existence (ou la non-existence) de ce genre de mécanisme. Le fait que les gens déclarent vouloir travailler moins ne signifie pas que c’est ce mécanisme qui les oblige à travailler plus qu’ils ne le souhaitent; le fait que les gens, bien que plus prospères, ne soient pas plus heureux qu’avant ne démontre rien non plus. Cela peut s’interpréter de tout un tas de façons différentes qu’il serait trop long de développer ici. Dans ce cas en tout cas il ne faut certainement pas limiter (ou taxer) la quantité de travail, pour les raisons vues plus haut. Il faut au contraire créer une taxe sur la consommation, puisque c’est la consommation qui crée l’effet externe négatif. Et encourager l’épargne qui permet aux gens de limiter eux-mêmes le temps de travail qui compte – le travail total tout au long de la vie. Le moins que l’on puisse dire est que ces mesures auront un effet inégalitaire très prononcé et imposent un changement radical de perspective sur le sens de la vie.

Alexandre Delaigue

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