Social Economics
G. Becker & K. Murphy (2001) ▼
Autant l’avouer tout de suite : à éconoclaste, quitte à suprendre ceux qui ont semble-t-il du mal à avaler le nom de notre site, on n’est pas de grands fans de Gary Becker. Son oeuvre consistant à appliquer la technique économique aux questions de vie quotidienne (criminalité, mariage, discrimination raciale…) aboutit le plus souvent à énoncer quelques banalités sous une forme compliquée (par exemple, le fait que les jolies femmes ont moins de difficultés à trouver un époux que les laiderons expliqué à base de taux marginal de substitution, de lagrangien et de maximisation sous contrainte) et laisse un peu sceptique. Solow a qualifié ironiquement Becker d’artiste, on peut le comprendre. De surcroît, il y a toujours un moment où l’on s’interroge sur le caractère potentiellement scientiste, cynique et impérialiste de la pensée économique de Becker (car si un calcul d’espérance d’utilité publié dans le Journal of Economic Theory s’avérait révéler que la peine de mort est nécessaire, n’importe quel individu sensé se demanderait si la rationalité économique doit avoir un avenir dans une société civilisée).
Aussi, c’est avec circonspection que l’on se lance dans la lecture de “Social Economics”, son dernier opus, rédigé avec K. Murphy et la participation ponctuelle de quelques autres auteurs. A l’issue de la lecture de ce livre cependant, on n’a pas de regrets : ce livre vaut largement les (prohibitifs) 44,5 euros qu’il coûte. Il n’est pas forcément très abouti, sur bien des points critiquable, souvent rébarbatif (ah, ces interminables calculs d’optimisation sous contrainte et d’équilibre…). Et pourtant, il se pourrait fort bien que d’ici quelques années, ce livre soit considéré comme l’un des fondements de l’analyse économique moderne.
L’objectif de ce livre est de dépasser la conception traditionnelle dans l’analyse néo-classique sur le comportement individuel. En effet, toute cette analyse repose sur une conception de la rationalité dans laquelle les individus effectuent leurs choix en fonction de leurs seuls goûts, sans faire référence aux goûts des autres individus : les seuls stimuli que l’individu néoclassique reçoit de son environnement sont les prix.
Cette conception de l’individu comme “idiot rationnel” a fait l’objet de critiques innombrables. Mais comme toujours la critique est facile, proposer une conception à la fois plus réaliste et restant opérationnelle du comportement humain est nettement plus difficile. C’est justement cela que les auteurs de “social economics” cherchent à faire dans ce livre : définir un nouveau mode d’analyse du comportement individuel prenant en compte d’autres formes d’interdépendance entre individus que le simple système de prix. En d’autres termes, dans le débat entre économistes et sociologues, les économistes étudiant la façon dont les individus font des choix, et les sociologues expliquant pourquoi les individus n’ont pas de choix, les auteurs se placent à un niveau intermédiaire. De l’analyse économique, ils conservent les outils analytiques et la capacité de construire des modèles testables : mais contrairement à l’homo oeconomicus traditionnel, leurs agents économiques s’influencent mutuellement, s’observent, se copient.
Les auteurs se placent sous un double patronage : celui de Coleman, l’inventeur du concept de capital social, et, de façon plus étonnante, de Thorstein Veblen et sa “théorie de la classe oisive”. De façon étonnante car on ne s’attend pas tellement à trouver de la part d’économistes néo-classiques bon teint un tel hommage à Veblen, hétérodoxe notoire. Pourtant, comme les auteurs le montrent, leur travail ne consiste en grande partie que dans la traduction en langage analytique des intuitions de Veblen. Et c’est là la première immense qualité de l’ouvrage : montrer encore une fois, si besoin était, que le cadre néoclassique, loin d’être la machine stérilisante brocardée par ses critiques, est au contraire un outillage extrêmement utile et puissant, tant il parvient à intégrer dans l’économie “orthodoxe” les analyses a priori les plus éloignées de celle-ci. A l’issue de la lecture de ce livre, on ne peut plus dire que Veblen est un hétérodoxe, tant l’intégration de ses intuitions dans l’analyse néoclassique est aisée.
Le livre ensuite consiste dans la présentation de différents modèles visant à analyser des phénomènes sociaux variés, toujours dans un cadre néoclassique “revu”. A la base de l’analyse, on trouve toujours le même concept, étonnant à la fois par sa simplicité et sa pertinence : des fonctions d’utilité dépendant à la fois de la consommation individuelle d’un bien, mais également de la consommation des autres. Les “autres” en question peuvent être des leaders prescripteurs (l’utilité de la consommation d’eau de Volvic dépend de sa capacité à étancher la soif, mais aussi du fait que Zinédine Zidane en boit) mais aussi l’ensemble de la population (on achète un rubix-cube parce que tout le monde en a un – mais… qui achète encore des rubix cubes ?). A partir de ce simple concept, les auteurs étudient de multiples situations concrètes. La façon dont les mariages se font et perdurent; la ségrégation sociale dans les quartiers des villes; le marché des tableaux de grands peintres; le fait que certains biens soient achetés uniquement parce qu’ils coûtent un prix prohibitif; le statut social et l’apparition des inégalités; les phénomènes de mode; la façon dont se forment les normes et les valeurs d’une société.
Les auteurs le reconnaissent eux-même : leur travail n’est pas abouti, s’ils l’ont publié en l’état c’est pour faire connaître l’avancée de cette nouvelle discipline que l’on pourrait qualifier d’ “économie sociale”. Ce caractère non abouti est une constante du livre, qui ressemble plus à un patchwork de modèles qu’à un tout cohérent. De même, tous les modèles ne sont pas d’égale valeur, certains donnent des résultats plus intéressants que d’autres : dans certains cas, les modèles utilisés semblent un peu construits ad hoc, c’est-à-dire de façon à produire les résultats souhaités.
Il faut ajouter à cela le fait que ce livre est une lecture plutôt rébarbative, tant la place donnée aux développements de modèles, démonstrations mathématiques et analyses graphiques est importante par rapport à celle des explications littéraires et du développement de conclusions. Les résultats obtenus laissent par ailleurs souvent le lecteur sur sa faim, car ils apparaissent comme triviaux. Cela vient de ce que l’objectif des auteurs est précisément d’expliquer des phénomènes rencontrés quotidiennement et que l’analyse néoclassique standard ne savait expliquer. De ce fait, lorsqu’on développe un long modèle pour expliquer la façon dont se détermine le prix d’un Van Gogh, avec comme conclusion “le prix sera très élevé”, le lecteur qui aura fait l’impasse sur la démonstration aura le sentiment qu’il perd son temps… Il arrive cependant que le livre étonne le lecteur par ses résultats, ou qu’il arrache un sourire à celui-ci : lorsque par exemple les auteurs démontrent mathématiquement qu’une société dans laquelle les mariages d’amour sont plus nombreux que les mariages d’intérêt ou arrangés devient mécaniquement beaucoup plus discriminante, générant des appariements sélectifs et conduisant à une réduction conséquente des mariages entres classes sociales, on ne peut qu’être amusé : Michel Houellebecq démontré mathématiquement, cela mérite d’être lu…
Au bout du compte toutefois, le livre au sens strict ne laisse pas une impression impérissable, mais donne plutôt le sentiment d’avoir visité les fondations d’une maison qui reste à construire. On en vient même parfois à se demander si cette maison pourra être construite un jour : à empiéter de la sorte sur le terrain des sociologues, les économistes ont-ils vraiment les moyens de produire une connaissance vraiment nouvelle sur les phénomènes sociaux? N’ont ils pas finalement un train de retard, en démontrant péniblement des choses connues depuis longtemps par d’autres disciplines? Il n’est pas possible de trancher sur cette question en l’état. Les tentatives du type de celle engagée par Becker et Murphy ont au moins le mérite d’exister, et c’est bien le propre de la recherche que de se lancer dans une quête dont le résultat n’est pas connu à l’avance. Peut-être qu’ils ne dépasseront pas le stade de travaux incomplets et partiels, mais peut-être aussi qu’un jour, leurs analyses seront à la base de toute étude des phénomènes sociaux. C’est en ce sens qu’il convient de lire ce livre : comme une recherche dont les résultats réels sont à venir ultérieurement.
Vis à vis de son objectif – la compréhension analytique des phénomènes sociaux – ce livre est donc un point d’interrogation. Mais son intérêt ne se situe pas là seulement. Pour comprendre l’intérêt actuel réel de ce livre, il est nécessaire de placer son objet dans un cadre différent, celui de l’histoire de la pensée économique. Pour constater que ce livre se place finalement autour d’une question méconnue et pourtant centrale de l’analyse économique : celle de l’autonomie de l’homo oeconomicus vis à vis de ses congénères.
Cette question est une question extrêmement importante, qui a fait l’objet d’intenses réflexions de la part d’économistes qui comptent parmi les plus grands de la discipline. Pourtant, l’analyse économique n’a jamais vraiment su intégrer cet aspect, elle a toujours cherché au contraire à nier la réalité des relations sociales. De ce point de vue, analyses économiques standards et critiques-hétérodoxes sont à mettre sur le même plan. Du point de vue néoclassique, l’homme économique est cet individu ne pensant qu’à son calcul personnel de plaisirs et de peines, s’isolant de l’extérieur, mû par son seul calcul et totalement ignorant des buts des autres : ses seuls contacts avec l’extérieur sont matérialisés par le système de prix.
Mais les économistes critiques ne sont jamais parvenus à dépasser ce modèle de l’homo oeconomicus isolé : leur seule façon de procéder est de soumettre celui-ci à une transcendance quelconque : les forces historiques et la lutte des classes chez Marx, la société vue (de façon totalement aporétique) comme un être pensant chez certains autres, voire la nature chez certains écologistes, ou les cultures ancestrales pour d’autres. Mais cet individu vu par les hétérodoxes n’est pas plus intéressant ni réaliste que son concurrent néoclassique. Car si l’homo oeconomicus est l’esclave de ses passions, l’homme économiques des économistes critiques reste l’esclave d’une transcendance contre laquelle il n’a aucun autre choix que celui de se soumettre. Personne finalement, ne sait représenter l’homme tel qu’il est, c’est à dire à la fois choisissant et étant influencé dans ses choix par la totalité sociale dans laquelle il est enchâssé.
Il faut cependant nuancer cette dernière phrase, car certains économistes, et non des moindres, n’ont pas hésité à affronter cet homme réel. Adam Smith, dans la Théorie des Sentiments Moraux, qui nous montre un être humain mû par la Sympathie, la capacité de ressentir partiellement ce que les autres ressentent, et qui construit toute sa théorie du social autour des concepts de main invisible et de Sympathie : n’y a t’il pas là un homme qui à la fois choisit, se détermine, mais sans jamais s’éloigner du regard des autres? On peut citer également les analyses de Keynes à propos du mimétisme sur les marchés financiers. Dans son célèbre chapitre où il évoque le “concours de beauté”, ces spéculateurs qui ne cessent de s’observer, attendant que l’un d’eux fasse le premier mouvement, que décrit-il sinon un système social dans lequel le regard que chacun a sur l’autre détermine le fonctionnement de l’ensemble? Enfin, comment ne pas citer Hayek, dont l’analyse de la complexité sociale repose entièrement sur l’imitation des comportements efficaces, sur l’apprentissage par imitation ?
Tous ces auteurs ont un point commun : celui d’avoir étudié le comportement d’hommes vivant en société, s’observant mutuellement et effectuant leurs choix dans le cadre de cette observation mutuelle. En d’autres termes, ces auteurs ont su dépasser l’opposition entre l’individu hyper-autonome des néoclassiques et l’individu écrasé par la transcendance des critiques. Pourtant, bien que ces auteurs soient unanimement considérés comme des économistes de tout premier plan, cette dimension de leurs travaux n’a jamais réussi à trouver une traduction dans l’économie standard. Ceux qui ont étudié Smith, pendant bien longtemps, ont considéré la Théorie des Sentiments Moraux comme le “problème Adam Smith”, impossible à intégrer dans son système économique. De Keynes, on n’a retenu que la version abâtardie que représente le modèle IS-LM et ses multiples dérivés; le concours de beauté n’est abordé que comme une curiosité, sauf par certains auteurs comme Orléan, qui ne retiennent du concept que sa dimension critique de l’analyse standard. Quant à Hayek, sa conception du fonctionnement social reste largement méconnue, sauf de quelques libertariens plus prompts à trahir sa pensée qu’à l’étudier sérieusement. Le seul domaine d’économie standard étudiant véritablement des hommes qui interagissent est la théorie des jeux : mais celle-ci ne parvient pas encore à caractériser le comportement d’individus nombreux, se cantonnant aux situations dans lesquelles l’interdépendance est limitée à quelques agents.
C’est donc à la lumière de ce problème qu’il faut lire le livre de Becker et Murphy. Enfin, l’homo oeconomicus cesse d’observer son nombril pour contempler ses semblables, ses voisins, et déterminer son comportement par rapport à eux. Et cela fonctionne : il devient alors possible d’étudier la façon dont se déterminent les prix, dont fonctionnent les marchés, dont les communautés, les regroupements d’individus, se constituent. Becker et Murphy sont peut-être en train d’apporter une réponse à l’un des problèmes les plus épineux et les plus importants de l’économie politique : comment décrire de façon rationnelle le comportement d’hommes vivant les uns avec les autres ? C’est dans ce sens précis que ce livre est un grand livre. Car en le lisant, on a le sentiment que très bientôt, la réponse à ce problème sera apportée, et que la discipline d’Adam Smith sera enfin réunifiée. S’il ne fallait qu’une seule raison pour lire ce livre, c’est bien celle-là.
Aussi, c’est avec circonspection que l’on se lance dans la lecture de “Social Economics”, son dernier opus, rédigé avec K. Murphy et la participation ponctuelle de quelques autres auteurs. A l’issue de la lecture de ce livre cependant, on n’a pas de regrets : ce livre vaut largement les (prohibitifs) 44,5 euros qu’il coûte. Il n’est pas forcément très abouti, sur bien des points critiquable, souvent rébarbatif (ah, ces interminables calculs d’optimisation sous contrainte et d’équilibre…). Et pourtant, il se pourrait fort bien que d’ici quelques années, ce livre soit considéré comme l’un des fondements de l’analyse économique moderne.
L’objectif de ce livre est de dépasser la conception traditionnelle dans l’analyse néo-classique sur le comportement individuel. En effet, toute cette analyse repose sur une conception de la rationalité dans laquelle les individus effectuent leurs choix en fonction de leurs seuls goûts, sans faire référence aux goûts des autres individus : les seuls stimuli que l’individu néoclassique reçoit de son environnement sont les prix.
Cette conception de l’individu comme “idiot rationnel” a fait l’objet de critiques innombrables. Mais comme toujours la critique est facile, proposer une conception à la fois plus réaliste et restant opérationnelle du comportement humain est nettement plus difficile. C’est justement cela que les auteurs de “social economics” cherchent à faire dans ce livre : définir un nouveau mode d’analyse du comportement individuel prenant en compte d’autres formes d’interdépendance entre individus que le simple système de prix. En d’autres termes, dans le débat entre économistes et sociologues, les économistes étudiant la façon dont les individus font des choix, et les sociologues expliquant pourquoi les individus n’ont pas de choix, les auteurs se placent à un niveau intermédiaire. De l’analyse économique, ils conservent les outils analytiques et la capacité de construire des modèles testables : mais contrairement à l’homo oeconomicus traditionnel, leurs agents économiques s’influencent mutuellement, s’observent, se copient.
Les auteurs se placent sous un double patronage : celui de Coleman, l’inventeur du concept de capital social, et, de façon plus étonnante, de Thorstein Veblen et sa “théorie de la classe oisive”. De façon étonnante car on ne s’attend pas tellement à trouver de la part d’économistes néo-classiques bon teint un tel hommage à Veblen, hétérodoxe notoire. Pourtant, comme les auteurs le montrent, leur travail ne consiste en grande partie que dans la traduction en langage analytique des intuitions de Veblen. Et c’est là la première immense qualité de l’ouvrage : montrer encore une fois, si besoin était, que le cadre néoclassique, loin d’être la machine stérilisante brocardée par ses critiques, est au contraire un outillage extrêmement utile et puissant, tant il parvient à intégrer dans l’économie “orthodoxe” les analyses a priori les plus éloignées de celle-ci. A l’issue de la lecture de ce livre, on ne peut plus dire que Veblen est un hétérodoxe, tant l’intégration de ses intuitions dans l’analyse néoclassique est aisée.
Le livre ensuite consiste dans la présentation de différents modèles visant à analyser des phénomènes sociaux variés, toujours dans un cadre néoclassique “revu”. A la base de l’analyse, on trouve toujours le même concept, étonnant à la fois par sa simplicité et sa pertinence : des fonctions d’utilité dépendant à la fois de la consommation individuelle d’un bien, mais également de la consommation des autres. Les “autres” en question peuvent être des leaders prescripteurs (l’utilité de la consommation d’eau de Volvic dépend de sa capacité à étancher la soif, mais aussi du fait que Zinédine Zidane en boit) mais aussi l’ensemble de la population (on achète un rubix-cube parce que tout le monde en a un – mais… qui achète encore des rubix cubes ?). A partir de ce simple concept, les auteurs étudient de multiples situations concrètes. La façon dont les mariages se font et perdurent; la ségrégation sociale dans les quartiers des villes; le marché des tableaux de grands peintres; le fait que certains biens soient achetés uniquement parce qu’ils coûtent un prix prohibitif; le statut social et l’apparition des inégalités; les phénomènes de mode; la façon dont se forment les normes et les valeurs d’une société.
Les auteurs le reconnaissent eux-même : leur travail n’est pas abouti, s’ils l’ont publié en l’état c’est pour faire connaître l’avancée de cette nouvelle discipline que l’on pourrait qualifier d’ “économie sociale”. Ce caractère non abouti est une constante du livre, qui ressemble plus à un patchwork de modèles qu’à un tout cohérent. De même, tous les modèles ne sont pas d’égale valeur, certains donnent des résultats plus intéressants que d’autres : dans certains cas, les modèles utilisés semblent un peu construits ad hoc, c’est-à-dire de façon à produire les résultats souhaités.
Il faut ajouter à cela le fait que ce livre est une lecture plutôt rébarbative, tant la place donnée aux développements de modèles, démonstrations mathématiques et analyses graphiques est importante par rapport à celle des explications littéraires et du développement de conclusions. Les résultats obtenus laissent par ailleurs souvent le lecteur sur sa faim, car ils apparaissent comme triviaux. Cela vient de ce que l’objectif des auteurs est précisément d’expliquer des phénomènes rencontrés quotidiennement et que l’analyse néoclassique standard ne savait expliquer. De ce fait, lorsqu’on développe un long modèle pour expliquer la façon dont se détermine le prix d’un Van Gogh, avec comme conclusion “le prix sera très élevé”, le lecteur qui aura fait l’impasse sur la démonstration aura le sentiment qu’il perd son temps… Il arrive cependant que le livre étonne le lecteur par ses résultats, ou qu’il arrache un sourire à celui-ci : lorsque par exemple les auteurs démontrent mathématiquement qu’une société dans laquelle les mariages d’amour sont plus nombreux que les mariages d’intérêt ou arrangés devient mécaniquement beaucoup plus discriminante, générant des appariements sélectifs et conduisant à une réduction conséquente des mariages entres classes sociales, on ne peut qu’être amusé : Michel Houellebecq démontré mathématiquement, cela mérite d’être lu…
Au bout du compte toutefois, le livre au sens strict ne laisse pas une impression impérissable, mais donne plutôt le sentiment d’avoir visité les fondations d’une maison qui reste à construire. On en vient même parfois à se demander si cette maison pourra être construite un jour : à empiéter de la sorte sur le terrain des sociologues, les économistes ont-ils vraiment les moyens de produire une connaissance vraiment nouvelle sur les phénomènes sociaux? N’ont ils pas finalement un train de retard, en démontrant péniblement des choses connues depuis longtemps par d’autres disciplines? Il n’est pas possible de trancher sur cette question en l’état. Les tentatives du type de celle engagée par Becker et Murphy ont au moins le mérite d’exister, et c’est bien le propre de la recherche que de se lancer dans une quête dont le résultat n’est pas connu à l’avance. Peut-être qu’ils ne dépasseront pas le stade de travaux incomplets et partiels, mais peut-être aussi qu’un jour, leurs analyses seront à la base de toute étude des phénomènes sociaux. C’est en ce sens qu’il convient de lire ce livre : comme une recherche dont les résultats réels sont à venir ultérieurement.
Vis à vis de son objectif – la compréhension analytique des phénomènes sociaux – ce livre est donc un point d’interrogation. Mais son intérêt ne se situe pas là seulement. Pour comprendre l’intérêt actuel réel de ce livre, il est nécessaire de placer son objet dans un cadre différent, celui de l’histoire de la pensée économique. Pour constater que ce livre se place finalement autour d’une question méconnue et pourtant centrale de l’analyse économique : celle de l’autonomie de l’homo oeconomicus vis à vis de ses congénères.
Cette question est une question extrêmement importante, qui a fait l’objet d’intenses réflexions de la part d’économistes qui comptent parmi les plus grands de la discipline. Pourtant, l’analyse économique n’a jamais vraiment su intégrer cet aspect, elle a toujours cherché au contraire à nier la réalité des relations sociales. De ce point de vue, analyses économiques standards et critiques-hétérodoxes sont à mettre sur le même plan. Du point de vue néoclassique, l’homme économique est cet individu ne pensant qu’à son calcul personnel de plaisirs et de peines, s’isolant de l’extérieur, mû par son seul calcul et totalement ignorant des buts des autres : ses seuls contacts avec l’extérieur sont matérialisés par le système de prix.
Mais les économistes critiques ne sont jamais parvenus à dépasser ce modèle de l’homo oeconomicus isolé : leur seule façon de procéder est de soumettre celui-ci à une transcendance quelconque : les forces historiques et la lutte des classes chez Marx, la société vue (de façon totalement aporétique) comme un être pensant chez certains autres, voire la nature chez certains écologistes, ou les cultures ancestrales pour d’autres. Mais cet individu vu par les hétérodoxes n’est pas plus intéressant ni réaliste que son concurrent néoclassique. Car si l’homo oeconomicus est l’esclave de ses passions, l’homme économiques des économistes critiques reste l’esclave d’une transcendance contre laquelle il n’a aucun autre choix que celui de se soumettre. Personne finalement, ne sait représenter l’homme tel qu’il est, c’est à dire à la fois choisissant et étant influencé dans ses choix par la totalité sociale dans laquelle il est enchâssé.
Il faut cependant nuancer cette dernière phrase, car certains économistes, et non des moindres, n’ont pas hésité à affronter cet homme réel. Adam Smith, dans la Théorie des Sentiments Moraux, qui nous montre un être humain mû par la Sympathie, la capacité de ressentir partiellement ce que les autres ressentent, et qui construit toute sa théorie du social autour des concepts de main invisible et de Sympathie : n’y a t’il pas là un homme qui à la fois choisit, se détermine, mais sans jamais s’éloigner du regard des autres? On peut citer également les analyses de Keynes à propos du mimétisme sur les marchés financiers. Dans son célèbre chapitre où il évoque le “concours de beauté”, ces spéculateurs qui ne cessent de s’observer, attendant que l’un d’eux fasse le premier mouvement, que décrit-il sinon un système social dans lequel le regard que chacun a sur l’autre détermine le fonctionnement de l’ensemble? Enfin, comment ne pas citer Hayek, dont l’analyse de la complexité sociale repose entièrement sur l’imitation des comportements efficaces, sur l’apprentissage par imitation ?
Tous ces auteurs ont un point commun : celui d’avoir étudié le comportement d’hommes vivant en société, s’observant mutuellement et effectuant leurs choix dans le cadre de cette observation mutuelle. En d’autres termes, ces auteurs ont su dépasser l’opposition entre l’individu hyper-autonome des néoclassiques et l’individu écrasé par la transcendance des critiques. Pourtant, bien que ces auteurs soient unanimement considérés comme des économistes de tout premier plan, cette dimension de leurs travaux n’a jamais réussi à trouver une traduction dans l’économie standard. Ceux qui ont étudié Smith, pendant bien longtemps, ont considéré la Théorie des Sentiments Moraux comme le “problème Adam Smith”, impossible à intégrer dans son système économique. De Keynes, on n’a retenu que la version abâtardie que représente le modèle IS-LM et ses multiples dérivés; le concours de beauté n’est abordé que comme une curiosité, sauf par certains auteurs comme Orléan, qui ne retiennent du concept que sa dimension critique de l’analyse standard. Quant à Hayek, sa conception du fonctionnement social reste largement méconnue, sauf de quelques libertariens plus prompts à trahir sa pensée qu’à l’étudier sérieusement. Le seul domaine d’économie standard étudiant véritablement des hommes qui interagissent est la théorie des jeux : mais celle-ci ne parvient pas encore à caractériser le comportement d’individus nombreux, se cantonnant aux situations dans lesquelles l’interdépendance est limitée à quelques agents.
C’est donc à la lumière de ce problème qu’il faut lire le livre de Becker et Murphy. Enfin, l’homo oeconomicus cesse d’observer son nombril pour contempler ses semblables, ses voisins, et déterminer son comportement par rapport à eux. Et cela fonctionne : il devient alors possible d’étudier la façon dont se déterminent les prix, dont fonctionnent les marchés, dont les communautés, les regroupements d’individus, se constituent. Becker et Murphy sont peut-être en train d’apporter une réponse à l’un des problèmes les plus épineux et les plus importants de l’économie politique : comment décrire de façon rationnelle le comportement d’hommes vivant les uns avec les autres ? C’est dans ce sens précis que ce livre est un grand livre. Car en le lisant, on a le sentiment que très bientôt, la réponse à ce problème sera apportée, et que la discipline d’Adam Smith sera enfin réunifiée. S’il ne fallait qu’une seule raison pour lire ce livre, c’est bien celle-là.
▲ G. Becker & K. Murphy, Social Economics. , Harvard University Press, 2001 (44,53 €)