Development, Geography, and Economic Theory
Paul Krugman (1997) ▼
A la lecture de ce livre, on ne peut avoir qu’une seule réaction : Enfin! Krugman nous rappelle qu’il est économiste, fonction qu’il tend à oublier bien vite depuis qu’il est devenu éditorialiste au New York Times, dans lequel il semble s’être fait une spécialité de papiers rageurs ayant pour unique objectif de critiquer le gouvernement américain, au point que même ses supporters les plus fervents sont déçus (voir les commentaires sur www.pkarchive.org).
Rien de tel donc qu’un bon livre d’économie pour nous rappeler que Krugman n’est jamais si bon que lorsqu’il conduit son lecteur à la réflexion sur la théorie économique. Ce livre est en fait une version révisée de conférences effectuées par Krugman lors des Ohlin lectures. Partant de l’exemple de deux domaines qui ont connu un destin étrange dans la pensée économique – l’économie du développement et la géographie économique- l’auteur nous conduit à une réflexion intéressante sur la façon dont la science économique évolue, et le rôle joué par la modélisation dans celle-ci.
Le livre s’ouvre sur la remarque suivante. Les cartes de l’Afrique rédigées au cours du temps par les Européens. On pourrait supposer que celles-ci ont évolué de façon plus ou moins linéaire, au fur et à mesure des découvertes effectuées.
Pourtant ce n’est pas le cas. On constate en effet que les premières cartes d’Afrique, au 15ème siècle, étaient certes fausses, comportant des distances fantaisistes, des indications comme l’existence de peuplades dont la bouche se trouvait au niveau de l’estomac, etc. Mais ces cartes étaient néanmoins pleines : grâce aux informations de seconde main fournies par les voyageurs, elles indiquaient l’existence d’éléments qui n’avaient jamais été vus par les Européens et qui existaient, comme le fleuve Niger ou la ville de Tombouctou.
Par la suite, l’exploration de l’Afrique conduisit à une amélioration de la technique d’élaboration de cartes. Les côtes africaines furent décrites avec une plus grande précision, les villes côtières furent bien localisées. Mais dans le même temps, l’intérieur du continent se vida sur les cartes, et les informations justes qui figuraient sur les pécédentes cartes cessèrent de s’y trouver, pour revenir au fur et à mesure des découvertes. Le processus de connaissance de la géographie du continent africain n’a donc pas été linéaire, puisque pendant une longue période, des informations sur le sujet n’ont pas été prises en compte ni décrites.
Comment expliquer cette perte temporaire d’information? A un moment donné, l’exigence en matière de précision de l’information s’est faite plus grande. On n’élaborait plus une carte sur la foi de témoignages de première ou de seconde main, mais à partir de mesures précises effectuées directement par les cartographes. De ce fait, pendant toute une période, de nombreuses informations exactes ont été perdues. Certes, au passage de nombreuses informations fausses ont été perdues, et finalement les cartes d’Afrique sont aujourd’hui beaucoup plus justes qu’elles n’étaient au 15ème siècle. Mais ce gain a nécessité une perte temporaire. Qui est venue de ce qu’à un moment donné, les cartographes ont placé leurs exigences de qualité de l’information à un niveau plus élevé : de ce fait ils ont éliminé beaucoup d’idées fausses, mais aussi quelques idées justes.
Or, comme le montre Krugman, ce problème se rencontre dans toutes les sciences. Autrefois, la prévision météo reposait sur l’observation du ciel; puis, elle s’est fondée sur des données quantitatives (pressions, températures, etc). Au passage, elle a perdu toute l’information du savoir ancien sur ce que la forme des nuages disait du temps à venir, savoir qu’il a fallu redécouvrir plus tard. En économie, le problème est du même ordre, ce que Krugman développe longuement à partir de deux thèmes d’étude, l’économie du développement et la géographie économique.
Qu’est-ce qui fait que la communauté des économistes refuse d’admettre certaines idées à un moment donné? De nombreuses explications ont été avancées sur le sujet. Les économiste seraient des idéologues, peu soucieux de voir de nouvelles idées aller à l’encontre de leurs présupposés idéologiques. Ils seraient sectaires, n’admettant les nouvelles idées que si elles viennent de diplômés. La réalité est, comme le montre Krugman, plus simple. Les économistes acceptent les idées qui peuvent être modélisées à l’aide des outils qu’ils connaissent.
L’exemple de l’économie du développement est à ce titre frappant. Au début des années 50, il y avait là un véritable courant d’idées économiques, exprimant l’idée de trappes empêchant durablement un pays de se développer, et l’idée de “big push” c’est à dire d’un processus par lequel d’un seul coup, un pays se développe rapidement. Krugman utilise l’exemple de Rosenstein-Rodan. L’article de ce dernier, publiée en 1943, a été depuis reformulé sous forme modélisée (au début des années 80), et décrit l’industrialisation comme un mécanisme à équilibres multiples, avec des équilibres “hauts” et des équilibres “bas”, le pays s’industrialisant rapidement ou au contraire restant bloqué dans une trappe de sous-développement.
Le problème de telles analyses est de reposer sur l’existence de rendements d’échelle croissants, ce qui est fort génant pour modéliser. Pour simplifier, si les rendements sont continuellement croissants, une seule entreprise existe, puisque ses coûts ne cessent de baisser; sinon, on se trouve dans une configuration de concurrence imparfaite, ce qui rend le système de prix indéterminé et empêche de savoir ce qui se passe. Comme dans le même temps le courant de la synthèse néoclassique et keynésienne, de l’équilibre général en concurrence parfaite étaient les piliers de l’analyse économique, les analyses type Rosenstein-Rodan furent rapidement oubliées au profit de l’analyse d’Arthur Lewis, et de ses modèles de croissance avec offre de travail infinie.
Ce n’est que lorsqu’il a été possible de modéliser de façon satisfaisante l’impact des rendements croissants que ces analyses ont été redécouvertes. Les économistes se sont rendus compte alors que leur désir de modéliser, les oeillères que les modèles existant mettaient devant eux, les avaient empêchés de prendre en compte à l’époque ces travaux.
Le sort de la géographie économique a été le même, il a même été pire. Alors que de nombreux économistes, suite à Von Thünen et son modèle de localisation des activités économiques autour d’une ville, se sont penchés sur la question de la localisation, ce sujet a rapidement été négligé et n’est jamais devenu un aspect important ou même mineur de la réflexion économique : il a été tout simplement ignoré. Etait-ce parce que les spécialistes de ce sujet étaient germanophones, alors que l’économie au XXème siècle s’est écrite en anglais? Pas seulement (après tout, Marsall avait aussi évoqué ce thème). Quiconque observe de façon superficielle la localisation des activités économiques constatera qu’elles sont très concentrées, ce qui suggère l’existence d’économies d’échelle. Économies d’échelle qui ne s’accordent que difficilement avec l’analyse de concurrence parfaite, et qui de fait ne pouvaient que rester en périphérie du champ d’analyse des économistes. Du moins jusqu’à ce que les économies d’échelle et les structures de marché correspondantes puissent être analysées, c’est à dire aujourd’hui.
La morale de ces exemples? C’est que l’accent mis par les économistes sur la modélisation présente un inconvénient majeur, celui de négliger tous les domaines de recherche dans lesquels des intuitions existent, mais cadrent mal avec les modèles orthodoxes. Faut-il pour autant laisser tomber la modélisation, qui nous conduit à négliger des aspects importants du fonctionnement des sociétés? Krugman répond non, et son argumentation est particulièrement convaincante. Au bout du compte, seule la modélisation permet d’obtenir des résultats. Elle repose sur des simplifications outrancières, mais toute représentation de la réalité repose aussi sur des simplifications. Et il vaut mieux des simplifications annoncées comme telles que le refus proclamé de se livrer à l’odieuse modélisation pour finalement sombrer dans des métaphores qui seront bien plus fausses que les modèles. Il existe en effet une discipline du modèle, qui est la cohérence formelle, et qui permet d’éviter de dire n’importe quoi. Et malgré de nombreuses tentatives pour aller à l’encontre des deux piliers de la modélisation en économie (intérêt personnel et étude des interactions entre individus) la technique traditionnelle est restée la plus efficace.
Ce livre de Krugman présente donc d’indéniables qualités. Agréable à lire, comme tout ce que fait cet auteur; mais surtout, il conduit à rencontrer des domaines de l’économie auxquels on n’est pas habitué, et constitue pour ces domaines une utile porte d’entrée. Ce livre constitue aussi peut-être l’une des réflexions les plus intelligentes que l’on puisse faire sur la modélisation et la méthode de l’économiste. Pour un prix somme toute modique, une lecture rapide, agréable, et intéressante. Que demander de plus?
Rien de tel donc qu’un bon livre d’économie pour nous rappeler que Krugman n’est jamais si bon que lorsqu’il conduit son lecteur à la réflexion sur la théorie économique. Ce livre est en fait une version révisée de conférences effectuées par Krugman lors des Ohlin lectures. Partant de l’exemple de deux domaines qui ont connu un destin étrange dans la pensée économique – l’économie du développement et la géographie économique- l’auteur nous conduit à une réflexion intéressante sur la façon dont la science économique évolue, et le rôle joué par la modélisation dans celle-ci.
Le livre s’ouvre sur la remarque suivante. Les cartes de l’Afrique rédigées au cours du temps par les Européens. On pourrait supposer que celles-ci ont évolué de façon plus ou moins linéaire, au fur et à mesure des découvertes effectuées.
Pourtant ce n’est pas le cas. On constate en effet que les premières cartes d’Afrique, au 15ème siècle, étaient certes fausses, comportant des distances fantaisistes, des indications comme l’existence de peuplades dont la bouche se trouvait au niveau de l’estomac, etc. Mais ces cartes étaient néanmoins pleines : grâce aux informations de seconde main fournies par les voyageurs, elles indiquaient l’existence d’éléments qui n’avaient jamais été vus par les Européens et qui existaient, comme le fleuve Niger ou la ville de Tombouctou.
Par la suite, l’exploration de l’Afrique conduisit à une amélioration de la technique d’élaboration de cartes. Les côtes africaines furent décrites avec une plus grande précision, les villes côtières furent bien localisées. Mais dans le même temps, l’intérieur du continent se vida sur les cartes, et les informations justes qui figuraient sur les pécédentes cartes cessèrent de s’y trouver, pour revenir au fur et à mesure des découvertes. Le processus de connaissance de la géographie du continent africain n’a donc pas été linéaire, puisque pendant une longue période, des informations sur le sujet n’ont pas été prises en compte ni décrites.
Comment expliquer cette perte temporaire d’information? A un moment donné, l’exigence en matière de précision de l’information s’est faite plus grande. On n’élaborait plus une carte sur la foi de témoignages de première ou de seconde main, mais à partir de mesures précises effectuées directement par les cartographes. De ce fait, pendant toute une période, de nombreuses informations exactes ont été perdues. Certes, au passage de nombreuses informations fausses ont été perdues, et finalement les cartes d’Afrique sont aujourd’hui beaucoup plus justes qu’elles n’étaient au 15ème siècle. Mais ce gain a nécessité une perte temporaire. Qui est venue de ce qu’à un moment donné, les cartographes ont placé leurs exigences de qualité de l’information à un niveau plus élevé : de ce fait ils ont éliminé beaucoup d’idées fausses, mais aussi quelques idées justes.
Or, comme le montre Krugman, ce problème se rencontre dans toutes les sciences. Autrefois, la prévision météo reposait sur l’observation du ciel; puis, elle s’est fondée sur des données quantitatives (pressions, températures, etc). Au passage, elle a perdu toute l’information du savoir ancien sur ce que la forme des nuages disait du temps à venir, savoir qu’il a fallu redécouvrir plus tard. En économie, le problème est du même ordre, ce que Krugman développe longuement à partir de deux thèmes d’étude, l’économie du développement et la géographie économique.
Qu’est-ce qui fait que la communauté des économistes refuse d’admettre certaines idées à un moment donné? De nombreuses explications ont été avancées sur le sujet. Les économiste seraient des idéologues, peu soucieux de voir de nouvelles idées aller à l’encontre de leurs présupposés idéologiques. Ils seraient sectaires, n’admettant les nouvelles idées que si elles viennent de diplômés. La réalité est, comme le montre Krugman, plus simple. Les économistes acceptent les idées qui peuvent être modélisées à l’aide des outils qu’ils connaissent.
L’exemple de l’économie du développement est à ce titre frappant. Au début des années 50, il y avait là un véritable courant d’idées économiques, exprimant l’idée de trappes empêchant durablement un pays de se développer, et l’idée de “big push” c’est à dire d’un processus par lequel d’un seul coup, un pays se développe rapidement. Krugman utilise l’exemple de Rosenstein-Rodan. L’article de ce dernier, publiée en 1943, a été depuis reformulé sous forme modélisée (au début des années 80), et décrit l’industrialisation comme un mécanisme à équilibres multiples, avec des équilibres “hauts” et des équilibres “bas”, le pays s’industrialisant rapidement ou au contraire restant bloqué dans une trappe de sous-développement.
Le problème de telles analyses est de reposer sur l’existence de rendements d’échelle croissants, ce qui est fort génant pour modéliser. Pour simplifier, si les rendements sont continuellement croissants, une seule entreprise existe, puisque ses coûts ne cessent de baisser; sinon, on se trouve dans une configuration de concurrence imparfaite, ce qui rend le système de prix indéterminé et empêche de savoir ce qui se passe. Comme dans le même temps le courant de la synthèse néoclassique et keynésienne, de l’équilibre général en concurrence parfaite étaient les piliers de l’analyse économique, les analyses type Rosenstein-Rodan furent rapidement oubliées au profit de l’analyse d’Arthur Lewis, et de ses modèles de croissance avec offre de travail infinie.
Ce n’est que lorsqu’il a été possible de modéliser de façon satisfaisante l’impact des rendements croissants que ces analyses ont été redécouvertes. Les économistes se sont rendus compte alors que leur désir de modéliser, les oeillères que les modèles existant mettaient devant eux, les avaient empêchés de prendre en compte à l’époque ces travaux.
Le sort de la géographie économique a été le même, il a même été pire. Alors que de nombreux économistes, suite à Von Thünen et son modèle de localisation des activités économiques autour d’une ville, se sont penchés sur la question de la localisation, ce sujet a rapidement été négligé et n’est jamais devenu un aspect important ou même mineur de la réflexion économique : il a été tout simplement ignoré. Etait-ce parce que les spécialistes de ce sujet étaient germanophones, alors que l’économie au XXème siècle s’est écrite en anglais? Pas seulement (après tout, Marsall avait aussi évoqué ce thème). Quiconque observe de façon superficielle la localisation des activités économiques constatera qu’elles sont très concentrées, ce qui suggère l’existence d’économies d’échelle. Économies d’échelle qui ne s’accordent que difficilement avec l’analyse de concurrence parfaite, et qui de fait ne pouvaient que rester en périphérie du champ d’analyse des économistes. Du moins jusqu’à ce que les économies d’échelle et les structures de marché correspondantes puissent être analysées, c’est à dire aujourd’hui.
La morale de ces exemples? C’est que l’accent mis par les économistes sur la modélisation présente un inconvénient majeur, celui de négliger tous les domaines de recherche dans lesquels des intuitions existent, mais cadrent mal avec les modèles orthodoxes. Faut-il pour autant laisser tomber la modélisation, qui nous conduit à négliger des aspects importants du fonctionnement des sociétés? Krugman répond non, et son argumentation est particulièrement convaincante. Au bout du compte, seule la modélisation permet d’obtenir des résultats. Elle repose sur des simplifications outrancières, mais toute représentation de la réalité repose aussi sur des simplifications. Et il vaut mieux des simplifications annoncées comme telles que le refus proclamé de se livrer à l’odieuse modélisation pour finalement sombrer dans des métaphores qui seront bien plus fausses que les modèles. Il existe en effet une discipline du modèle, qui est la cohérence formelle, et qui permet d’éviter de dire n’importe quoi. Et malgré de nombreuses tentatives pour aller à l’encontre des deux piliers de la modélisation en économie (intérêt personnel et étude des interactions entre individus) la technique traditionnelle est restée la plus efficace.
Ce livre de Krugman présente donc d’indéniables qualités. Agréable à lire, comme tout ce que fait cet auteur; mais surtout, il conduit à rencontrer des domaines de l’économie auxquels on n’est pas habitué, et constitue pour ces domaines une utile porte d’entrée. Ce livre constitue aussi peut-être l’une des réflexions les plus intelligentes que l’on puisse faire sur la modélisation et la méthode de l’économiste. Pour un prix somme toute modique, une lecture rapide, agréable, et intéressante. Que demander de plus?
▲ Paul Krugman, Development, Geography, and Economic Theory. , MIT Press, 1997 (14,28 €)