La grande désillusion
Joseph Stiglitz (2002) ▼
Il y a des titres qui sont involontairement justifés. La “grande désillusion” dont parle Stiglitz dans ce livre porte sur la mondialisation (le titre anglais de ce livre est en effet “globalization and its discontents”); mais la véritable désillusion, c’est celle consistant à remarquer qu’on peut être prix Nobel d’Économie, l’un des économistes les plus célèbres de son temps, et produire un livre aussi navrant. Vous avez aimé Titanic? Alors, ruez-vous sur ce livre : ce n’est pas tous les jours qu’on voit un prix Nobel faire naufrage de la sorte.
Ce naufrage, on pouvait le pressentir à la lecture, dans le numéro d’avril 2002 du Monde Diplomatique, d’extraits de ce livre. On pouvait toutefois penser que la subjectivité du journal l’avait conduit à ne conserver que les extraits qui l’intéressait (on peut lire ces extraits à l‘adresse suivante) et que le reste du livre valait mieux. Hélas, il faut bien déchanter, tout est à l’avenant, et ce livre est bien parti pour constituer la déception de l’année pour tous ceux pour lesquels l’économie ne se réduit pas à quelques incantations sur des pancartes de manifestants à Seattle, Gênes ou autres lieux de référence du triomphe de la pensée par le vide.
Mais entrons dans le vif du sujet. Stiglitz entend démontrer dans ce livre pourquoi la mondialisation, “ca ne marche pas”, mais qu’au contraire la mondialisation aboutit à appauvrir encore plus les plus démunis, et à entretenir une instabilité macro-économique chronique. Pour cela, il utilise son expérience personnelle, celle de conseiller économique de Bill Clinton entre 1993 et 1997, puis de chef-économiste à la Banque Mondiale entre 1997 et 2000 (Banque Mondiale d’où il a été remercié avec un certain fracas). Son propos est de démontrer que ce n’est pas tant l’ouverture des économies (qu’il défend) qui est en cause que deux grands responsables : le Fonds Monétaire International et le Secrétariat au Trésor américain, promoteurs pendant les années 90 du fameux “consensus de Washington”, consensus qui selon Stiglitz a inspiré des politiques catastrophiques. Le livre se présente selon quatre parties : une première partie est consacrée aux politiques d’ajustement structurel en insistant sur l’exemple de l’Ethiopie (on peut se faire une idée de cette partie avec les extraits du Monde Diplomatique), la seconde partie est consacrée à la gestion par le FMI de la crise asiatique, la troisième à la transition dans les pays de l’Est et à la crise russe; enfin un dernier chapitre propose quelques voies par lesquelles améliorer le fonctionnement des institutions internationales, afin qu’elles favorisent véritablement le développement, la croissance et la stabilité mondiale.
La première partie du livre est probablement la plus piètre de l’ensemble. On peut dire véritablement qu’aucun poncif ridicule ne sera épargné au lecteur dans ce début. Entre la Banque Mondiale présentée comme une organisation bienfaisante, ne cherchant que le bien de l’humanité à l’opposé du FMI, prisonnier du “fanatisme du marché” (sic) qui impose des politiques injustes et inefficaces, les gentils gouvernants des pays africains qui doivent se plier à ce “maître colonial” (re-sic) qui les empêche de lutter contre la pauvreté dans leur pays, on est partagé à la lecture de cette partie entre le fou rire devant tant de candeur stupide et l’effroi de constater le niveau zéro de l’analyse à laquelle se livre Stiglitz. De ce point de vue, la lecture du livre d’Easterly, qui condamne lui aussi les politiques menées mais en réflechissant, en expliquant ce qui a raté, en se plaçant dans un réalisme sans concessions, est un parfait antidote aux élucubrations de Stiglitz. Revenons, à titre d’illustration, sur l’exemple Ethiopien, cité dans l’article du Monde Diplomatique. Stiglitz présente ce pays comme dirigé par un homme d’une intégrité totale, Meles Zenawi, soucieux exclusivement d’améliorer le sort des pauvres de son pays, et soumis aux contraintes injustes du FMI qui cherche à lui imposer une absurde politique de libéralisation du marché financier et lui impose d’avoir un budget équilibré, indépendamment de l’aide internationale. Alors que “le pays a des bases économiques saines” et que “le gouvernement est compétent et engagé en faveur des pauvres” le FMI refuse de lui accorder des aides. Mais cela est absurde pour diverses raisons. Tout d’abord l’Ethiopie, pays en semi-guerre permanente avec ses voisins, frappé par la famine et la sécheresse, n’a pas de “bases économiques saines” quel que soit le sens qu’on donne à ce mot. Ensuite le gouvernement Zenawi n’est pas franchement un modèle démocratique et ouvert (il suffit de lire les rapports d’amnesty sur le sujet) ni même un exemple en matière de politique économique. Son “engagement envers les pauvres, constaté par la Banque Mondiale” n’est que le reflet de la langue de bois des organisations internationales : on voit mal la Banque Mondiale, qui accorde des prêts à des gouvernements, déclarer que ceux-ci sont des ramassis de crapules.
L’autre dirigeant pour lequel Stiglitz a les yeux de Chimène, le président Museveni de l’Ouganda, est un autre exemple : certes, ce gouvernement a mené une politique moins catastrophique que son précécesseur Idi Amin Dada sur les 10 dernières années. Il peut même se targuer de succès incontestables. Il n’en reste pas moins que les annulations de dettes obtenues par l’Ouganda ont servi surtout à accroître les dépenses militaires, à mener une guerre d’agression contre les pays voisins, et que le gouvernement Ougandais, s’il vole moins ses concitoyens que la moyenne régionale, ne se prive pas d’exploiter à son avantage le tiers nord-est du Zaire qu’il occupe avec son allié Rwandais. Cet exemple devrait faire réflechir Stiglitz sur ce qui se produit lorsqu’on soutient de façon inconditionnelle les gouvernements “compétents” dans cette région. Le FMI a certainement des défauts, mais contrairement à Stiglitz, il ne débarque pas la bouche en coeur plein d’idées révolutionnaires qui ont déjà échoué depuis 20 ou 30 ans. Il dispose d’une certaine expérience de la région.
Mais surtout, le raisonnement de Stiglitz est incohérent. Il reproche au FMI de faire preuve vis à vis de l’Ethiopie de néocolonialisme en lui imposant des règles d’équilibre budgétaire, c’est à dire en demandant que les impôts couvrent les dépenses publiques indépendamment de l’aide étrangère. Mais si un gouvernement dépend de l’aide étrangère pour équilibrer son budget, ne sera-t-il pas précisément en situation de “néocolonisé”? Faire en sorte que de façon autonome un gouvernement puisse subvenir à ses besoins, c’est au contraire lui permettre d’être réellement indépendant et d’utiliser l’aide comme supplément, comme accélérateur du développement. N’oublions pas que l’aide internationale a pour les gouvernements qui en bénéficient un prix, qui est celui de dépendre des puissances occidentales, qui formulent des exigences en contrepartie de celle-ci. Le principe de l’ajustement structurel, en l’affaire, émancipe les pays de l’influence des puissances occidentales.
Le plus pathétique dans cette première partie, c’est qu’après avoir raconté ses âneries, Stiglitz n’a rien de plus à proposer que ce qui se fait déjà de façon fort courante en matière d’aide aux pays pauvres. Lorsqu’il dit pis que pendre du principe de “conditionnalité” (consistant à subordonner l’aide à des réformes économiques) pour prôner à la place la “sélectivité” (c’est à dire le fait de réserver l’aide aux gouvernements méritants en leur fournissant des incitations) on se demande s’il se paie la tête de son lecteur. On voit mal en quoi, si la conditionnalité a si mal fonctionné, la sélectivité pourrait mieux marcher…
Ce qui est navrant dans cette partie, c’est à la fois les bêtises proférées par Stiglitz et ses contradictions, mais surtout le fait qu’il passe complètement à côté des véritables raisons de l’échec des politiques d’ajustement structurel et de conditionnalité : la vraie raison est pourtant simple, c’est qu’il y a certes eu de nombreux prêts, mais des ajustements véritables, bien peu. Les gouvernements ont fait feu de tout bois pour ne pas faire d’ajustement et recevoir des prêts, jouant sur du velours tant il est difficile pour les prêteurs de cesser les prêts (car cesser les prêts, c’est reconnaître ses erreurs). Au lieu de cela, Stiglitz se lance dans une critique du “fanatisme du marché” supposer habiter le FMI… tout en reconnaissant que le FMI fait beaucoup d’exceptions à ce soi-disant “fanatisme”. La réalité, c’est que ce qui a été appelé le “consensus de Washington” en matière de politique de développement -et qui a été mis en pratique par le FMI et le trésor américain- a consisté en un ensemble de mesures résultant de problèmes et de débats en matière de développement. Ensemble de politiques appuyées sur des travaux théoriques, des résultats pratiques, et pas sur la simple “religion du libre marché” comme le fait croire Stiglitz. Et ensemble de politiques qui n’a cessé d’évoluer au cours des années 90 suite aux échecs et aux succès rencontrés. Critiquer cet ensemble de mesure est bien gentil, mais alors il faut avoir la capacité d’apporter quelque chose de neuf. Or en la matière Stiglitz est singulièrement absent. A part soutenir les gentils gouvernements compétents des pays pauvres, et les pays à l’économie “aux bases saines” on voit mal ce qu’il a à proposer. Or ce genre de recommandations, c’est partir de la situation résolue : si effectivement les gouvernements des pays pauvres étaient compétents, soucieux du bonheur des miséreux et que les pays en développement avaient des bases saines, il serait plus simple de mener des politiques de développement. Il se trouve que ce n’est pas le cas, et que c’est cela, le problème.
La seconde partie du livre, consacrée à la crise asiatique, n’est guère meilleure que la première. Elle l’est toutefois dans la mesure où les critiques de Stiglitz sont un peu plus solidement assises, car il y a effectivement lieu de critiquer certaines politiques menées par le FMI à cette occasion (mea culpa que le FMI a d’ailleurs fait). Elle reste cependant pitoyable, et surtout totalement indigne d’un économiste un tant soit peu compétent. Là encore les comparaisons avec les autres livres grand public traitant du sujet n’est pas à l’avantage de Stiglitz. Il suffit de comparer cette partie à ce qu’écrit Krugman sur le même sujet dans “the return of depression economics” . Dans son livre, dans lequel il se montre sans concessions envers les politiques menées par le FMI, Krugman adopte une véritable problématique économique, se plaçant dans le cadre du triangle d’incompatibilité de Mundell (qui montre l’impossibilité d’avoir simultanément ouverture des capitaux, politique économique autonome, et fixité du change). Krugman s’intéresse aux faits, à leur interprétation, et montre la difficulté des problèmes rencontrés, les choix difficiles que la situation impliquait. En bref, il analyse le problème en économiste, quoi que l’on puisse penser de ses conclusions.
Rien de tel avec Stiglitz qui se livre dans cette partie à un mélange affligeant de schématisme et de mégalomanie. Il se lance tout d’abord dans un couplet sur les dangers redoutables de l’ouverture des capitaux pour les pays en développement et leur inutilité dans le cas des économies asiatiques. Il explique alors que lui avait tout prévu de ce qui allait se produire dès le début des années 90 : l’ouverture des capitaux allait conduire à des crises. Analyse qui outre l’ego enflé qu’elle traduit est parfaitement ridicule. Tout d’abord sur le pronostic : Easterly montre avec une certaine malice que lui aussi avait “pronostiqué” la crise asiatique. Mais son pronostic était simple : les économies en développement étant cycliques, dès lors qu’elles avaient connu une longue phase de forte croissance, elles devaient bien un jour connaître une crise. C’est l’un des chapitres les plus intéressants de son livre que celui ou il montre que les plus grosses récessions se produisent dans les pays qui connaissent les années précédentes les plus fortes croissances… De la même façon, en exclusivité mondiale sur econoclaste, on peut annoncer déjà sans grand risque de se tromper qu’il y aura des problèmes économiques dans le monde dans les 10 prochaines années. Quand ça arrivera, n’oubliez pas qu’on vous avait prévenus… Mais également sur le diagnostic. Avec une mauvaise foi ahurissante, Stiglitz affirme qu’il n’existe aucun article, aucune analyse théorique ou pratique montrant l’intérêt de l’ouverture des marchés de capitaux des pays en développement. Argument commode qui lui permet de négliger toute l’abondante littérature empirique existant sur le sujet pour se lancer dans une critique superficielle de l’ouverture des capitaux qui provoque de l’instabilité en accroissant les flux entrant et sortant des pays qui s’ouvrent et en les soumettant aux risques d’attaques spéculatives. A priori, ces arguments ne sont pas absurdes. Mais on peut également constater qu’il y a des avantages à l’ouverture des marchés de capitaux, qui facilite le financement du développement des pays concernés et réduit les taux d’intérêt supportés par ceux-ci. Par ailleurs, les système de contrôle des marchés de capitaux nationaux sont toujours fort loin d’être parfaits, tant il est difficile de distinguer les bons flux des mauvais. Au mieux le système n’est pas très adapté, au pire c’est l’occasion du développement de la corruption et des passe-droits. Donc il n’y a en matière de flux de capitaux pas de système idéal. L’ouverture est un système particulier, offrant avantages et inconvénients, mais la condamner a priori (avec pour seul argument “je l’avais bien dit, ca a été la catastrophe”) sans prendre en compte les débats et les interrogations existant sur le sujet n’a aucun sens.
On peut faire les mêmes remarques sur les réactions du FMI à la crise lorsque celle-ci s’est produite. Sa politique a été de soutenir autant que possible les parités des devises attaquées, en apportant des aides d’urgence, et en subordonnant ces aides à des mesures budgétaires restrictives. Le seul objectif du FMI en la matière semble avoir été de préserver la confiance des marchés financiers, quitte à ce que cela aie des conséquences néfastes pour les populations concernées. De ce point de vue on ne peut que constater l’échec des politiques menées à ce moment (tout en constatant que les politiques alternatives n’ont guère été plus efficaces). Mais là encore la critique est facile a posteriori, sur le moment la politique du FMI consistant à chercher à éviter la contagion sur les marchés et à préserver ce qui avait fonctionné jusqu’à présent n’apparaissait pas plus absurde qu’une autre (et probablement moins absurde que celle du président Malais Mahattir Mohammed, qui voyait dans la crise asiatique un complot de la juiverie financière internationale). Il est à noter également qu’en la matière, les échecs rencontrés ont conduit à une réelle réflexion (voir l’abondante littérature sur la crise asiatique) et à une modification des politiques menées. On peut constater à ce sujet l’intéressante contribution de la nouvelle chef-économiste du FMI, Anne Krueger, consistant à transposer aux crises financières gouvernementales les réglementations sur les faillites (notamment la section 11 du droit américain) afin de responsabiliser les prêteurs et de ne pas réserver les contraintes aux seuls Etats emprunteurs. A. Krueger envers laquelle Stiglitz se livre à des attaques aussi mesquines que malvenues, la traitant “d’intégriste du marché libre” aux “tendances Reaganiennes” qui a “imposé le fanatisme du libre marché au FMI durant les années 80” alors qu’avant, celui-ci était mû par une idéologie progressiste…
Mais le plus affligeant dans cette partie, c’est le ton adopté par Stiglitz, usant et abusant du “moi je” et des “yakafaukon”. Lorsqu’il conclut cette partie en expliquant que si c’était lui qui avait été aux commandes (de quoi d’ailleurs ?) la crise n’aurait pas eu lieu et aurait été bien mieux gérée, on se demande s’il est vraiment sérieux. Surtout dès lors que la seule chose à proposer, c’est l’application d’un équivalent de la Section 11 du droit des faillites américain (une idée pourtant partagée par l”intégriste du marché libre…”) et “maintenir les économies le plus près possible du plein emploi”.
C’est lorsqu’il aborde le cas de la crise en Russie et de la transition dans les pays de l’Est que le livre s’améliore un peu. Stiglitz se livre tout d’abord à une critique en règle des “thérapies de choc” assez peu convaincante, dans laquelle on retrouve tous les travers de l’ouvrage. C’est à dire l’absence d’argumentation et le “moi je l’avais bien dit”. Il note qu’il y a eu au début des années 90 un débat sur l’opportunité d’une transition douce ou d’une transition rapide, la “thérapie de choc”. Lui était favorable à une transition lente et maîtrisée, mais ce sont finalement plutôt les thérapies de choc qui ont été adoptées. Sans que l’on puisse vraiment savoir sur le moment ce qui était le plus approprié. Bien entendu, Stiglitz, lui savait, et comme vous pouvez vous en douter “les faits lui ont donné raison” selon lui. La réalité est nettement plus prosaique et ce n’est pas à l’honneur de Stiglitz que de la négliger. Simplement, les pays qui avaient sous le joug communiste pu préserver une certaine autonomie, qui avaient subi un communisme moins dur que les autres, s’en sont mieux sortis. Parce qu’ils disposaient au départ d’un “capital social et politique” permettant de gérer cette transition. Ce qui signifie des dirigeants pas trop malhonnêtes, des entreprises pas trop inefficaces, et une tradition de débat politique dans le pays. Le meilleur exemple étant probablement la Pologne. Par contre, les pays ayant subi les pires tyrans (Bulgarie, Roumanie, Albanie, et bien entendu Russie) et le communisme le plus orthodoxe ont connu les plus grandes difficultés. On retrouve là une constante dans les problèmes de développement, à savoir l’importance du capital social, des conformations sociales et politiques propices et d’autres particulièrement nuisibles. Les pays qui disposaient de ce capital ont mieux géré leur transition et son rythme que les autres. En bref, à la question qui ouvre cette partie : qui a perdu la Russie? La réponse est “hélas, les russes eux-mêmes”. Et pas comme il feint de le croire le FMI et le trésor américain.
Pour Stiglitz, les succès sont ceux des pays qui n’ont pas adopté les thérapies de choc, les échecs sont ceux qui ont suivi les préconisations du FMI. C’est confondre cause et conséquence dans la mesure ou les pays qui pouvaient gérer leur transition l’ont fait, ceux qui ne l’ont pas fait n’ont pas pu faire grand-chose et ont mené les mêmes politiques, mais mal. Cela dit dans cette partie il est plus nuancé que dans le reste du livre, note les interrogations et les débats que la transition avait suscités, et constate que ce sont moins des politiques qui ont échoué que la façon dont elles ont été mises en oeuvre.
Lorsqu’on en arrive à la gestion de la crise russe par les institutions internationales, son analyse, à défaut d’être très originale, est en tout cas juste. Il constate qu’au moment de la crise, alors que l’exemple désastreux des privatisations confisquées par les oligarques ex-communistes auraient dû faire réflechir la communauté internationale, le FMI n’a pas hésité, à fonds perdus, à fournir des aides d’urgence au gouvernement russe, aides qui se sont retrouvées en deux jours sur les comptes suisses des amis du pouvoir. Le gaspillage d’aide qu’aura été le soutien à la Russie, les malversations que ce soutien a entraîné, sont une véritable tache dans l’action des organisations internationales.
Cela dit toutefois, on peut quand même constater plusieurs choses. La première, c’est que le soutien à la Russie n’avait pas grand-chose à voir avec l’aveuglement du FMI mais beaucoup à voir avec des considérations géopolitiques simples : la communauté internationale ne pouvait pas se permettre de dire à un gouvernement disposant d’armes nucléaires (que certains de ses membres n’auraient pas hésité à vendre au plus offrant le cas échéant) d’aller se faire voir ailleurs avec sa corruption endémique et son président alcoolique. En d’autres termes il est clair que la rationalité économique n’a rien à voir avec la question russe, et qu’il n’est guère étonnant qu’on constate avec ce pays des politiques absurdes. Mais étant donné le contexte, on voit mal comment une “transition douce” en Russie aurait pu mieux fonctionner que ce qui s’est effectivement produit. Vu l’état de déliquescence du pays, il est probable qu’une transition plus lente aurait conduit au même genre d’aberration et de spoliations de la population. Par ailleurs, Stiglitz lorsqu’il évoque le cas russe semble enfin comprendre les réalités de la question du développement, et les problèmes rencontrés lorsqu’un gouvernement est incompétent et nuisible. Que ne s’est-il pas posé ce genre de questions plus tôt dans son livre, lorsqu’il évoquait d’autres situations? Son réalisme à géométrie variable accroît encore l’impression de gâchis que ressent le lecteur face à son ouvrage.
Ce mélange de réalisme et de naiveté, Stiglitz en fait encore preuve dans la dernière partie de son livre, lorsqu’il aborde ses préconisations pour améliorer les politiques de développement et le fonctionnement des institutions internationales. Ses recommandations ne sont guère révolutionnaires, voire franchement banales, parfois discutables ou inappropriées. Que les pays occidentaux abandonnent le “faites ce que je dis, pas ce que je fais” en imposant aux pays en développement d’ouvrir leurs marchés de produits pendant qu’eux subventionnent massivement leur agriculture ou soutiennent leurs industries inefficaces. Ou en préconisant en période de récession des politiques restrictives, alors qu’eux même font jouer les stabilisateurs automatiques. Que le FMI cesse de soutenir systématiquement les parités monétaires, en laissant les taux de change des devises des pays pauvres fluctuer librement. Adopter un équivalent des lois sur les faillites pour les gouvernements des pays pauvres. Que le FMI joue un rôle de “prêteur en dernier ressort mondial” en émettant de nouveaux Droits de Tirage Spéciaux. Améliorer la prévention des crises. Annuler la dette du Tiers Monde. Réformer le système des droits de vote du FMI pour y faire entrer les pays pauvres. Rendre les institutions internationales plus transparentes. Remplacer la conditionnalité par la “sélectivité”. Réformer l’OMC en faveur des pays pauvres et de l’environnement. Prôner une mondialisation à visage humain (sic).
Chacun peut trouver dans cet inventaire à la Prévert de quoi critiquer ou approuver. On est quand même frappé dans l’ensemble par l’imprécision et la naiveté de tout cela. Effectivement, si tout le monde il était beau et gentil, ce serait mieux. Si c’est le seul message que Stiglitz avait à faire passer, il pouvait se dispenser d’en faire un livre.
La seule question qui reste après ce long commentaire, c’est “comment Stiglitz a-t-il pu en arriver à ce niveau”? On ne peut qu’avancer quelques pistes. Il est possible qu’il croie sincèrement à tout ce qu’il écrit, dans ce cas il ferait bien de donner son Nobel a n’importe lequel de ses étudiants de première année. La vraie raison est probablement ailleurs. On est frappé, tout au long de ce livre, de la quantité de “moi je” qu’il contient, de l’insistance obsessionnelle avec laquelle Stiglitz cherche à expliquer qu’il avait raison contre tout le monde, avant tout le monde. On est également surpris de le voir débiner méchamment ses collègues économistes, comme Anne Krueger ou Larry Summers qui font l’objet de piques perpétuelles, de sa façon de se poser en permanence dans la posture du génie incompris. Et on en finit par se dire qu’il y a beaucoup de frustration dans ce livre. Stiglitz aurait-il du mal à supporter le fait que d’autres que lui soient plus écoutés et plus influents, voire soient plus compétents que lui sur certains sujets? Ce livre, en tout cas, ressemble beaucoup à celui d’un ego enflé qui ne supporte guère la contradiction. Et c’est bien dommage.
Ce naufrage, on pouvait le pressentir à la lecture, dans le numéro d’avril 2002 du Monde Diplomatique, d’extraits de ce livre. On pouvait toutefois penser que la subjectivité du journal l’avait conduit à ne conserver que les extraits qui l’intéressait (on peut lire ces extraits à l‘adresse suivante) et que le reste du livre valait mieux. Hélas, il faut bien déchanter, tout est à l’avenant, et ce livre est bien parti pour constituer la déception de l’année pour tous ceux pour lesquels l’économie ne se réduit pas à quelques incantations sur des pancartes de manifestants à Seattle, Gênes ou autres lieux de référence du triomphe de la pensée par le vide.
Mais entrons dans le vif du sujet. Stiglitz entend démontrer dans ce livre pourquoi la mondialisation, “ca ne marche pas”, mais qu’au contraire la mondialisation aboutit à appauvrir encore plus les plus démunis, et à entretenir une instabilité macro-économique chronique. Pour cela, il utilise son expérience personnelle, celle de conseiller économique de Bill Clinton entre 1993 et 1997, puis de chef-économiste à la Banque Mondiale entre 1997 et 2000 (Banque Mondiale d’où il a été remercié avec un certain fracas). Son propos est de démontrer que ce n’est pas tant l’ouverture des économies (qu’il défend) qui est en cause que deux grands responsables : le Fonds Monétaire International et le Secrétariat au Trésor américain, promoteurs pendant les années 90 du fameux “consensus de Washington”, consensus qui selon Stiglitz a inspiré des politiques catastrophiques. Le livre se présente selon quatre parties : une première partie est consacrée aux politiques d’ajustement structurel en insistant sur l’exemple de l’Ethiopie (on peut se faire une idée de cette partie avec les extraits du Monde Diplomatique), la seconde partie est consacrée à la gestion par le FMI de la crise asiatique, la troisième à la transition dans les pays de l’Est et à la crise russe; enfin un dernier chapitre propose quelques voies par lesquelles améliorer le fonctionnement des institutions internationales, afin qu’elles favorisent véritablement le développement, la croissance et la stabilité mondiale.
La première partie du livre est probablement la plus piètre de l’ensemble. On peut dire véritablement qu’aucun poncif ridicule ne sera épargné au lecteur dans ce début. Entre la Banque Mondiale présentée comme une organisation bienfaisante, ne cherchant que le bien de l’humanité à l’opposé du FMI, prisonnier du “fanatisme du marché” (sic) qui impose des politiques injustes et inefficaces, les gentils gouvernants des pays africains qui doivent se plier à ce “maître colonial” (re-sic) qui les empêche de lutter contre la pauvreté dans leur pays, on est partagé à la lecture de cette partie entre le fou rire devant tant de candeur stupide et l’effroi de constater le niveau zéro de l’analyse à laquelle se livre Stiglitz. De ce point de vue, la lecture du livre d’Easterly, qui condamne lui aussi les politiques menées mais en réflechissant, en expliquant ce qui a raté, en se plaçant dans un réalisme sans concessions, est un parfait antidote aux élucubrations de Stiglitz. Revenons, à titre d’illustration, sur l’exemple Ethiopien, cité dans l’article du Monde Diplomatique. Stiglitz présente ce pays comme dirigé par un homme d’une intégrité totale, Meles Zenawi, soucieux exclusivement d’améliorer le sort des pauvres de son pays, et soumis aux contraintes injustes du FMI qui cherche à lui imposer une absurde politique de libéralisation du marché financier et lui impose d’avoir un budget équilibré, indépendamment de l’aide internationale. Alors que “le pays a des bases économiques saines” et que “le gouvernement est compétent et engagé en faveur des pauvres” le FMI refuse de lui accorder des aides. Mais cela est absurde pour diverses raisons. Tout d’abord l’Ethiopie, pays en semi-guerre permanente avec ses voisins, frappé par la famine et la sécheresse, n’a pas de “bases économiques saines” quel que soit le sens qu’on donne à ce mot. Ensuite le gouvernement Zenawi n’est pas franchement un modèle démocratique et ouvert (il suffit de lire les rapports d’amnesty sur le sujet) ni même un exemple en matière de politique économique. Son “engagement envers les pauvres, constaté par la Banque Mondiale” n’est que le reflet de la langue de bois des organisations internationales : on voit mal la Banque Mondiale, qui accorde des prêts à des gouvernements, déclarer que ceux-ci sont des ramassis de crapules.
L’autre dirigeant pour lequel Stiglitz a les yeux de Chimène, le président Museveni de l’Ouganda, est un autre exemple : certes, ce gouvernement a mené une politique moins catastrophique que son précécesseur Idi Amin Dada sur les 10 dernières années. Il peut même se targuer de succès incontestables. Il n’en reste pas moins que les annulations de dettes obtenues par l’Ouganda ont servi surtout à accroître les dépenses militaires, à mener une guerre d’agression contre les pays voisins, et que le gouvernement Ougandais, s’il vole moins ses concitoyens que la moyenne régionale, ne se prive pas d’exploiter à son avantage le tiers nord-est du Zaire qu’il occupe avec son allié Rwandais. Cet exemple devrait faire réflechir Stiglitz sur ce qui se produit lorsqu’on soutient de façon inconditionnelle les gouvernements “compétents” dans cette région. Le FMI a certainement des défauts, mais contrairement à Stiglitz, il ne débarque pas la bouche en coeur plein d’idées révolutionnaires qui ont déjà échoué depuis 20 ou 30 ans. Il dispose d’une certaine expérience de la région.
Mais surtout, le raisonnement de Stiglitz est incohérent. Il reproche au FMI de faire preuve vis à vis de l’Ethiopie de néocolonialisme en lui imposant des règles d’équilibre budgétaire, c’est à dire en demandant que les impôts couvrent les dépenses publiques indépendamment de l’aide étrangère. Mais si un gouvernement dépend de l’aide étrangère pour équilibrer son budget, ne sera-t-il pas précisément en situation de “néocolonisé”? Faire en sorte que de façon autonome un gouvernement puisse subvenir à ses besoins, c’est au contraire lui permettre d’être réellement indépendant et d’utiliser l’aide comme supplément, comme accélérateur du développement. N’oublions pas que l’aide internationale a pour les gouvernements qui en bénéficient un prix, qui est celui de dépendre des puissances occidentales, qui formulent des exigences en contrepartie de celle-ci. Le principe de l’ajustement structurel, en l’affaire, émancipe les pays de l’influence des puissances occidentales.
Le plus pathétique dans cette première partie, c’est qu’après avoir raconté ses âneries, Stiglitz n’a rien de plus à proposer que ce qui se fait déjà de façon fort courante en matière d’aide aux pays pauvres. Lorsqu’il dit pis que pendre du principe de “conditionnalité” (consistant à subordonner l’aide à des réformes économiques) pour prôner à la place la “sélectivité” (c’est à dire le fait de réserver l’aide aux gouvernements méritants en leur fournissant des incitations) on se demande s’il se paie la tête de son lecteur. On voit mal en quoi, si la conditionnalité a si mal fonctionné, la sélectivité pourrait mieux marcher…
Ce qui est navrant dans cette partie, c’est à la fois les bêtises proférées par Stiglitz et ses contradictions, mais surtout le fait qu’il passe complètement à côté des véritables raisons de l’échec des politiques d’ajustement structurel et de conditionnalité : la vraie raison est pourtant simple, c’est qu’il y a certes eu de nombreux prêts, mais des ajustements véritables, bien peu. Les gouvernements ont fait feu de tout bois pour ne pas faire d’ajustement et recevoir des prêts, jouant sur du velours tant il est difficile pour les prêteurs de cesser les prêts (car cesser les prêts, c’est reconnaître ses erreurs). Au lieu de cela, Stiglitz se lance dans une critique du “fanatisme du marché” supposer habiter le FMI… tout en reconnaissant que le FMI fait beaucoup d’exceptions à ce soi-disant “fanatisme”. La réalité, c’est que ce qui a été appelé le “consensus de Washington” en matière de politique de développement -et qui a été mis en pratique par le FMI et le trésor américain- a consisté en un ensemble de mesures résultant de problèmes et de débats en matière de développement. Ensemble de politiques appuyées sur des travaux théoriques, des résultats pratiques, et pas sur la simple “religion du libre marché” comme le fait croire Stiglitz. Et ensemble de politiques qui n’a cessé d’évoluer au cours des années 90 suite aux échecs et aux succès rencontrés. Critiquer cet ensemble de mesure est bien gentil, mais alors il faut avoir la capacité d’apporter quelque chose de neuf. Or en la matière Stiglitz est singulièrement absent. A part soutenir les gentils gouvernements compétents des pays pauvres, et les pays à l’économie “aux bases saines” on voit mal ce qu’il a à proposer. Or ce genre de recommandations, c’est partir de la situation résolue : si effectivement les gouvernements des pays pauvres étaient compétents, soucieux du bonheur des miséreux et que les pays en développement avaient des bases saines, il serait plus simple de mener des politiques de développement. Il se trouve que ce n’est pas le cas, et que c’est cela, le problème.
La seconde partie du livre, consacrée à la crise asiatique, n’est guère meilleure que la première. Elle l’est toutefois dans la mesure où les critiques de Stiglitz sont un peu plus solidement assises, car il y a effectivement lieu de critiquer certaines politiques menées par le FMI à cette occasion (mea culpa que le FMI a d’ailleurs fait). Elle reste cependant pitoyable, et surtout totalement indigne d’un économiste un tant soit peu compétent. Là encore les comparaisons avec les autres livres grand public traitant du sujet n’est pas à l’avantage de Stiglitz. Il suffit de comparer cette partie à ce qu’écrit Krugman sur le même sujet dans “the return of depression economics” . Dans son livre, dans lequel il se montre sans concessions envers les politiques menées par le FMI, Krugman adopte une véritable problématique économique, se plaçant dans le cadre du triangle d’incompatibilité de Mundell (qui montre l’impossibilité d’avoir simultanément ouverture des capitaux, politique économique autonome, et fixité du change). Krugman s’intéresse aux faits, à leur interprétation, et montre la difficulté des problèmes rencontrés, les choix difficiles que la situation impliquait. En bref, il analyse le problème en économiste, quoi que l’on puisse penser de ses conclusions.
Rien de tel avec Stiglitz qui se livre dans cette partie à un mélange affligeant de schématisme et de mégalomanie. Il se lance tout d’abord dans un couplet sur les dangers redoutables de l’ouverture des capitaux pour les pays en développement et leur inutilité dans le cas des économies asiatiques. Il explique alors que lui avait tout prévu de ce qui allait se produire dès le début des années 90 : l’ouverture des capitaux allait conduire à des crises. Analyse qui outre l’ego enflé qu’elle traduit est parfaitement ridicule. Tout d’abord sur le pronostic : Easterly montre avec une certaine malice que lui aussi avait “pronostiqué” la crise asiatique. Mais son pronostic était simple : les économies en développement étant cycliques, dès lors qu’elles avaient connu une longue phase de forte croissance, elles devaient bien un jour connaître une crise. C’est l’un des chapitres les plus intéressants de son livre que celui ou il montre que les plus grosses récessions se produisent dans les pays qui connaissent les années précédentes les plus fortes croissances… De la même façon, en exclusivité mondiale sur econoclaste, on peut annoncer déjà sans grand risque de se tromper qu’il y aura des problèmes économiques dans le monde dans les 10 prochaines années. Quand ça arrivera, n’oubliez pas qu’on vous avait prévenus… Mais également sur le diagnostic. Avec une mauvaise foi ahurissante, Stiglitz affirme qu’il n’existe aucun article, aucune analyse théorique ou pratique montrant l’intérêt de l’ouverture des marchés de capitaux des pays en développement. Argument commode qui lui permet de négliger toute l’abondante littérature empirique existant sur le sujet pour se lancer dans une critique superficielle de l’ouverture des capitaux qui provoque de l’instabilité en accroissant les flux entrant et sortant des pays qui s’ouvrent et en les soumettant aux risques d’attaques spéculatives. A priori, ces arguments ne sont pas absurdes. Mais on peut également constater qu’il y a des avantages à l’ouverture des marchés de capitaux, qui facilite le financement du développement des pays concernés et réduit les taux d’intérêt supportés par ceux-ci. Par ailleurs, les système de contrôle des marchés de capitaux nationaux sont toujours fort loin d’être parfaits, tant il est difficile de distinguer les bons flux des mauvais. Au mieux le système n’est pas très adapté, au pire c’est l’occasion du développement de la corruption et des passe-droits. Donc il n’y a en matière de flux de capitaux pas de système idéal. L’ouverture est un système particulier, offrant avantages et inconvénients, mais la condamner a priori (avec pour seul argument “je l’avais bien dit, ca a été la catastrophe”) sans prendre en compte les débats et les interrogations existant sur le sujet n’a aucun sens.
On peut faire les mêmes remarques sur les réactions du FMI à la crise lorsque celle-ci s’est produite. Sa politique a été de soutenir autant que possible les parités des devises attaquées, en apportant des aides d’urgence, et en subordonnant ces aides à des mesures budgétaires restrictives. Le seul objectif du FMI en la matière semble avoir été de préserver la confiance des marchés financiers, quitte à ce que cela aie des conséquences néfastes pour les populations concernées. De ce point de vue on ne peut que constater l’échec des politiques menées à ce moment (tout en constatant que les politiques alternatives n’ont guère été plus efficaces). Mais là encore la critique est facile a posteriori, sur le moment la politique du FMI consistant à chercher à éviter la contagion sur les marchés et à préserver ce qui avait fonctionné jusqu’à présent n’apparaissait pas plus absurde qu’une autre (et probablement moins absurde que celle du président Malais Mahattir Mohammed, qui voyait dans la crise asiatique un complot de la juiverie financière internationale). Il est à noter également qu’en la matière, les échecs rencontrés ont conduit à une réelle réflexion (voir l’abondante littérature sur la crise asiatique) et à une modification des politiques menées. On peut constater à ce sujet l’intéressante contribution de la nouvelle chef-économiste du FMI, Anne Krueger, consistant à transposer aux crises financières gouvernementales les réglementations sur les faillites (notamment la section 11 du droit américain) afin de responsabiliser les prêteurs et de ne pas réserver les contraintes aux seuls Etats emprunteurs. A. Krueger envers laquelle Stiglitz se livre à des attaques aussi mesquines que malvenues, la traitant “d’intégriste du marché libre” aux “tendances Reaganiennes” qui a “imposé le fanatisme du libre marché au FMI durant les années 80” alors qu’avant, celui-ci était mû par une idéologie progressiste…
Mais le plus affligeant dans cette partie, c’est le ton adopté par Stiglitz, usant et abusant du “moi je” et des “yakafaukon”. Lorsqu’il conclut cette partie en expliquant que si c’était lui qui avait été aux commandes (de quoi d’ailleurs ?) la crise n’aurait pas eu lieu et aurait été bien mieux gérée, on se demande s’il est vraiment sérieux. Surtout dès lors que la seule chose à proposer, c’est l’application d’un équivalent de la Section 11 du droit des faillites américain (une idée pourtant partagée par l”intégriste du marché libre…”) et “maintenir les économies le plus près possible du plein emploi”.
C’est lorsqu’il aborde le cas de la crise en Russie et de la transition dans les pays de l’Est que le livre s’améliore un peu. Stiglitz se livre tout d’abord à une critique en règle des “thérapies de choc” assez peu convaincante, dans laquelle on retrouve tous les travers de l’ouvrage. C’est à dire l’absence d’argumentation et le “moi je l’avais bien dit”. Il note qu’il y a eu au début des années 90 un débat sur l’opportunité d’une transition douce ou d’une transition rapide, la “thérapie de choc”. Lui était favorable à une transition lente et maîtrisée, mais ce sont finalement plutôt les thérapies de choc qui ont été adoptées. Sans que l’on puisse vraiment savoir sur le moment ce qui était le plus approprié. Bien entendu, Stiglitz, lui savait, et comme vous pouvez vous en douter “les faits lui ont donné raison” selon lui. La réalité est nettement plus prosaique et ce n’est pas à l’honneur de Stiglitz que de la négliger. Simplement, les pays qui avaient sous le joug communiste pu préserver une certaine autonomie, qui avaient subi un communisme moins dur que les autres, s’en sont mieux sortis. Parce qu’ils disposaient au départ d’un “capital social et politique” permettant de gérer cette transition. Ce qui signifie des dirigeants pas trop malhonnêtes, des entreprises pas trop inefficaces, et une tradition de débat politique dans le pays. Le meilleur exemple étant probablement la Pologne. Par contre, les pays ayant subi les pires tyrans (Bulgarie, Roumanie, Albanie, et bien entendu Russie) et le communisme le plus orthodoxe ont connu les plus grandes difficultés. On retrouve là une constante dans les problèmes de développement, à savoir l’importance du capital social, des conformations sociales et politiques propices et d’autres particulièrement nuisibles. Les pays qui disposaient de ce capital ont mieux géré leur transition et son rythme que les autres. En bref, à la question qui ouvre cette partie : qui a perdu la Russie? La réponse est “hélas, les russes eux-mêmes”. Et pas comme il feint de le croire le FMI et le trésor américain.
Pour Stiglitz, les succès sont ceux des pays qui n’ont pas adopté les thérapies de choc, les échecs sont ceux qui ont suivi les préconisations du FMI. C’est confondre cause et conséquence dans la mesure ou les pays qui pouvaient gérer leur transition l’ont fait, ceux qui ne l’ont pas fait n’ont pas pu faire grand-chose et ont mené les mêmes politiques, mais mal. Cela dit dans cette partie il est plus nuancé que dans le reste du livre, note les interrogations et les débats que la transition avait suscités, et constate que ce sont moins des politiques qui ont échoué que la façon dont elles ont été mises en oeuvre.
Lorsqu’on en arrive à la gestion de la crise russe par les institutions internationales, son analyse, à défaut d’être très originale, est en tout cas juste. Il constate qu’au moment de la crise, alors que l’exemple désastreux des privatisations confisquées par les oligarques ex-communistes auraient dû faire réflechir la communauté internationale, le FMI n’a pas hésité, à fonds perdus, à fournir des aides d’urgence au gouvernement russe, aides qui se sont retrouvées en deux jours sur les comptes suisses des amis du pouvoir. Le gaspillage d’aide qu’aura été le soutien à la Russie, les malversations que ce soutien a entraîné, sont une véritable tache dans l’action des organisations internationales.
Cela dit toutefois, on peut quand même constater plusieurs choses. La première, c’est que le soutien à la Russie n’avait pas grand-chose à voir avec l’aveuglement du FMI mais beaucoup à voir avec des considérations géopolitiques simples : la communauté internationale ne pouvait pas se permettre de dire à un gouvernement disposant d’armes nucléaires (que certains de ses membres n’auraient pas hésité à vendre au plus offrant le cas échéant) d’aller se faire voir ailleurs avec sa corruption endémique et son président alcoolique. En d’autres termes il est clair que la rationalité économique n’a rien à voir avec la question russe, et qu’il n’est guère étonnant qu’on constate avec ce pays des politiques absurdes. Mais étant donné le contexte, on voit mal comment une “transition douce” en Russie aurait pu mieux fonctionner que ce qui s’est effectivement produit. Vu l’état de déliquescence du pays, il est probable qu’une transition plus lente aurait conduit au même genre d’aberration et de spoliations de la population. Par ailleurs, Stiglitz lorsqu’il évoque le cas russe semble enfin comprendre les réalités de la question du développement, et les problèmes rencontrés lorsqu’un gouvernement est incompétent et nuisible. Que ne s’est-il pas posé ce genre de questions plus tôt dans son livre, lorsqu’il évoquait d’autres situations? Son réalisme à géométrie variable accroît encore l’impression de gâchis que ressent le lecteur face à son ouvrage.
Ce mélange de réalisme et de naiveté, Stiglitz en fait encore preuve dans la dernière partie de son livre, lorsqu’il aborde ses préconisations pour améliorer les politiques de développement et le fonctionnement des institutions internationales. Ses recommandations ne sont guère révolutionnaires, voire franchement banales, parfois discutables ou inappropriées. Que les pays occidentaux abandonnent le “faites ce que je dis, pas ce que je fais” en imposant aux pays en développement d’ouvrir leurs marchés de produits pendant qu’eux subventionnent massivement leur agriculture ou soutiennent leurs industries inefficaces. Ou en préconisant en période de récession des politiques restrictives, alors qu’eux même font jouer les stabilisateurs automatiques. Que le FMI cesse de soutenir systématiquement les parités monétaires, en laissant les taux de change des devises des pays pauvres fluctuer librement. Adopter un équivalent des lois sur les faillites pour les gouvernements des pays pauvres. Que le FMI joue un rôle de “prêteur en dernier ressort mondial” en émettant de nouveaux Droits de Tirage Spéciaux. Améliorer la prévention des crises. Annuler la dette du Tiers Monde. Réformer le système des droits de vote du FMI pour y faire entrer les pays pauvres. Rendre les institutions internationales plus transparentes. Remplacer la conditionnalité par la “sélectivité”. Réformer l’OMC en faveur des pays pauvres et de l’environnement. Prôner une mondialisation à visage humain (sic).
Chacun peut trouver dans cet inventaire à la Prévert de quoi critiquer ou approuver. On est quand même frappé dans l’ensemble par l’imprécision et la naiveté de tout cela. Effectivement, si tout le monde il était beau et gentil, ce serait mieux. Si c’est le seul message que Stiglitz avait à faire passer, il pouvait se dispenser d’en faire un livre.
La seule question qui reste après ce long commentaire, c’est “comment Stiglitz a-t-il pu en arriver à ce niveau”? On ne peut qu’avancer quelques pistes. Il est possible qu’il croie sincèrement à tout ce qu’il écrit, dans ce cas il ferait bien de donner son Nobel a n’importe lequel de ses étudiants de première année. La vraie raison est probablement ailleurs. On est frappé, tout au long de ce livre, de la quantité de “moi je” qu’il contient, de l’insistance obsessionnelle avec laquelle Stiglitz cherche à expliquer qu’il avait raison contre tout le monde, avant tout le monde. On est également surpris de le voir débiner méchamment ses collègues économistes, comme Anne Krueger ou Larry Summers qui font l’objet de piques perpétuelles, de sa façon de se poser en permanence dans la posture du génie incompris. Et on en finit par se dire qu’il y a beaucoup de frustration dans ce livre. Stiglitz aurait-il du mal à supporter le fait que d’autres que lui soient plus écoutés et plus influents, voire soient plus compétents que lui sur certains sujets? Ce livre, en tout cas, ressemble beaucoup à celui d’un ego enflé qui ne supporte guère la contradiction. Et c’est bien dommage.
▲ Joseph Stiglitz, La grande désillusion. , Le livre de poche, 2002 (en poche, 4,28 €)