Les trous noirs de la science économique
Jacques Sapir (2000) ▼
L’auteur s’attaque à “l’analyse économique dominante” qui selon lui exclut le temps et l’argent, et n’est qu’une construction visant à évacuer la réalité de l’économie. S’appuyant sur l’exemple de l’économie russe, ainsi que sur la présentation de débats économiques passés et présents, il veut montrer que la science économique n’est qu’une pensée unique, un discours autiste qui veut soumettre la démocratie aux experts.
Dès ce programme formulé, une difficulté survient : A quel discours économique l’auteur fait-il allusion? Force est de constater qu’il n’apporte jamais de réponse claire à cette question, n’évoquant que de façon vague le “consensus de Washington”, le “débat interdit”, la “pensée unique”, le “discours néolibéral”. Le problème-et l’auteur en est parfaitement conscient- c’est qu’il s’agit là non pas du discours des économistes, de l’économie en tant que discipline scientifique, mais d’une production politico-administrative, une reformulation (on pourrait même dire une trahison) de ce qu’est réellement l’économie et ses débats. La “pensée unique” n’est même pas la caricature de l’économie : c’est un discours qui en est assez largement déconnecté, puisant ses sources parmi des idéologues, des penseurs, des fonctionnaires, et qui ne cherche dans l’analyse économique que ce qui l’arrange, ce qui permet la rationalisation a posteriori de ce discours.
Il serait extrêmement intéressant de s’intéresser à la façon dont ce discours “expert” s’élabore. D’étudier son rapport avec l’analyse économique standard, pour comprendre comment et pourquoi les débats que connaissent les économistes sont traduits de cette façon dans le débat public et dans les politiques des gouvernements. Pourquoi, comme a pu le demander Krugman, les pays développés imposent-ils aux pays en développement des politiques économiques qu’ils refusent de s’imposer à eux-mêmes? Las, inutile de chercher la réponse à ce genre question dans le livre de Jacques Sapir.
Son analyse est en effet la suivante : si le discours acaémique de l’économie connaît cette traduction tronquée dans le débat public, c’est parce que les économistes sont focalisés sur des modèles aberrants qui excluent le rôle du temps et de l’argent, qui sont incapables de prendre en compte ces éléments. Les modèles en question sont d’une part la théorie de l’équilibre général, d’autre part le monétarisme et la synthèse néoclassique et keynésienne, qui font l’objet d’attaques en règle. Le problème, c’est que les contradictions de l’ouvrage éclatent en pleine lumière dès ces critiques. Quels sont les arguments employés pour s’attaquer à la TEG ou au monétarisme? Bien evidemment (car l’auteur n’est pas un ignorant) les arguments et modèles théoriques élaborés par des économistes de la classe des plus orthodoxes, comme Hahn, Stiglitz, Coase, Arrow… Et l’auteur d’évoquer toutes les théories récentes (information imparfaite, concurrence imparfaite, etc) qui sont venus totalement modifier les modèles de concurrence parfaite. Et il a raison car c’est la réalité : l’essentiel du travail des économistes pendant les 50 dernières années à consisté à enrichir le modèle néoclassique pour le rendre plus à même de comprendre les faits économiques. Il est clair que dans ce processus, on s’est éloigné des canons de perfection des critères du modèle Arrow-Debreu : mais c’est précisément parce que le cadre néoclassique est souple et permet d’intégrer des nouveautés qu’il est intéressant et utilisé par tous les économistes. Emporté dans une rage typiquement française envers la théorie de l’équilibre général, Sapir est bien incapable de le comprendre : pour lui, toute évolution par rapport à la concurrence parfaite devrait conduire à jeter toute la théorie néoclassique aux oubliettes. Il en vient comiquement à se demander comment cela se fait qu’un auteur comme Stiglitz, qui a par ses travaux largement contribué à rapprocher l’économie de l’étude des conditions réelles, se réfère encore au cadre de la théorie néoclassique. Eh bien, il devrait le lui demander… Il comprendrait alors que l’économie (la vraie) consiste à utiliser ce qui fonctionne pour l’améliorer.
L’aveuglement idéologique de Sapir est tel qu’il en vient à sombrer dans les plus complètes aberrations. Par exemple, toute personne sensée expliquerait les difficultés de l’économie russe par la difficulté, après 70 ans de communisme, à s’adapter, ou par le régime politique du pays, véritable kleptocratie; pas du tout, l’intégralité des difficultés russes s’expliquent, Sapir dixit, par les plans d’ajustement structurels du FMI et par l’influence néfaste de Milton Friedman… A ce degré, il y a de quoi exaspérer le lecteur ou le faire pouffer de rire, au choix.
Parce que tout n’est pas à jeter dans ce livre : bien au contraire, tous les passages consacrés aux débats des temps passés, aux débats et aux évolutions actuelles de la science économique, sont bien qu’assez arides intéressants. On ne saurait que trop le suivre lorsqu’il recommande aux économistes de mieux connaître les débats et auteurs des temps passés. Et sa critique du consensus de Washington est digne d’intérêt, quoique pas excessivement originale (on se demande quel économiste ne critique pas le consensus de Washington aujourd’hui). Mais tous ces bons éléments sont systématiquement gâchés par des passages grotesques, au simplisme outrancier, qui auraient plus leur place chez Vivianne Forrester que chez un économiste sérieux. La conclusion de l’auteur sur la nécessité pour les économistes de refonder leur discipline sur le “principe de réalité” est à cette aune, véritable concentré de banalités et d’enfonçage de portes ouvertes. Le livre en entier est une vaste opération de destruction d’une théorie économique “dominante” qui n’existe pas et n’a jamais existé. Et puisque Sapir aime bien Stiglitz, nous ne saurions que trop recommander la lecture du manuel d’économie de ce dernier, véritable antidote à cette chasse aux moulins à vent qui semble bien devenir la spécialité des économistes hétérodoxes français.
Dès ce programme formulé, une difficulté survient : A quel discours économique l’auteur fait-il allusion? Force est de constater qu’il n’apporte jamais de réponse claire à cette question, n’évoquant que de façon vague le “consensus de Washington”, le “débat interdit”, la “pensée unique”, le “discours néolibéral”. Le problème-et l’auteur en est parfaitement conscient- c’est qu’il s’agit là non pas du discours des économistes, de l’économie en tant que discipline scientifique, mais d’une production politico-administrative, une reformulation (on pourrait même dire une trahison) de ce qu’est réellement l’économie et ses débats. La “pensée unique” n’est même pas la caricature de l’économie : c’est un discours qui en est assez largement déconnecté, puisant ses sources parmi des idéologues, des penseurs, des fonctionnaires, et qui ne cherche dans l’analyse économique que ce qui l’arrange, ce qui permet la rationalisation a posteriori de ce discours.
Il serait extrêmement intéressant de s’intéresser à la façon dont ce discours “expert” s’élabore. D’étudier son rapport avec l’analyse économique standard, pour comprendre comment et pourquoi les débats que connaissent les économistes sont traduits de cette façon dans le débat public et dans les politiques des gouvernements. Pourquoi, comme a pu le demander Krugman, les pays développés imposent-ils aux pays en développement des politiques économiques qu’ils refusent de s’imposer à eux-mêmes? Las, inutile de chercher la réponse à ce genre question dans le livre de Jacques Sapir.
Son analyse est en effet la suivante : si le discours acaémique de l’économie connaît cette traduction tronquée dans le débat public, c’est parce que les économistes sont focalisés sur des modèles aberrants qui excluent le rôle du temps et de l’argent, qui sont incapables de prendre en compte ces éléments. Les modèles en question sont d’une part la théorie de l’équilibre général, d’autre part le monétarisme et la synthèse néoclassique et keynésienne, qui font l’objet d’attaques en règle. Le problème, c’est que les contradictions de l’ouvrage éclatent en pleine lumière dès ces critiques. Quels sont les arguments employés pour s’attaquer à la TEG ou au monétarisme? Bien evidemment (car l’auteur n’est pas un ignorant) les arguments et modèles théoriques élaborés par des économistes de la classe des plus orthodoxes, comme Hahn, Stiglitz, Coase, Arrow… Et l’auteur d’évoquer toutes les théories récentes (information imparfaite, concurrence imparfaite, etc) qui sont venus totalement modifier les modèles de concurrence parfaite. Et il a raison car c’est la réalité : l’essentiel du travail des économistes pendant les 50 dernières années à consisté à enrichir le modèle néoclassique pour le rendre plus à même de comprendre les faits économiques. Il est clair que dans ce processus, on s’est éloigné des canons de perfection des critères du modèle Arrow-Debreu : mais c’est précisément parce que le cadre néoclassique est souple et permet d’intégrer des nouveautés qu’il est intéressant et utilisé par tous les économistes. Emporté dans une rage typiquement française envers la théorie de l’équilibre général, Sapir est bien incapable de le comprendre : pour lui, toute évolution par rapport à la concurrence parfaite devrait conduire à jeter toute la théorie néoclassique aux oubliettes. Il en vient comiquement à se demander comment cela se fait qu’un auteur comme Stiglitz, qui a par ses travaux largement contribué à rapprocher l’économie de l’étude des conditions réelles, se réfère encore au cadre de la théorie néoclassique. Eh bien, il devrait le lui demander… Il comprendrait alors que l’économie (la vraie) consiste à utiliser ce qui fonctionne pour l’améliorer.
L’aveuglement idéologique de Sapir est tel qu’il en vient à sombrer dans les plus complètes aberrations. Par exemple, toute personne sensée expliquerait les difficultés de l’économie russe par la difficulté, après 70 ans de communisme, à s’adapter, ou par le régime politique du pays, véritable kleptocratie; pas du tout, l’intégralité des difficultés russes s’expliquent, Sapir dixit, par les plans d’ajustement structurels du FMI et par l’influence néfaste de Milton Friedman… A ce degré, il y a de quoi exaspérer le lecteur ou le faire pouffer de rire, au choix.
Parce que tout n’est pas à jeter dans ce livre : bien au contraire, tous les passages consacrés aux débats des temps passés, aux débats et aux évolutions actuelles de la science économique, sont bien qu’assez arides intéressants. On ne saurait que trop le suivre lorsqu’il recommande aux économistes de mieux connaître les débats et auteurs des temps passés. Et sa critique du consensus de Washington est digne d’intérêt, quoique pas excessivement originale (on se demande quel économiste ne critique pas le consensus de Washington aujourd’hui). Mais tous ces bons éléments sont systématiquement gâchés par des passages grotesques, au simplisme outrancier, qui auraient plus leur place chez Vivianne Forrester que chez un économiste sérieux. La conclusion de l’auteur sur la nécessité pour les économistes de refonder leur discipline sur le “principe de réalité” est à cette aune, véritable concentré de banalités et d’enfonçage de portes ouvertes. Le livre en entier est une vaste opération de destruction d’une théorie économique “dominante” qui n’existe pas et n’a jamais existé. Et puisque Sapir aime bien Stiglitz, nous ne saurions que trop recommander la lecture du manuel d’économie de ce dernier, véritable antidote à cette chasse aux moulins à vent qui semble bien devenir la spécialité des économistes hétérodoxes français.
▲ Jacques Sapir, Les trous noirs de la science économique. , Seuil, 2000 (8,98 €)