Histoire de l’analyse économique (3 tomes)
Joseph Schumpeter (1954) ▼
Monumental. C’est le seul mot qui vient à l’esprit lorsqu’on aborde l’histoire de l’analyse économique, ouvrage auquel Schumpeter a consacré les 10 dernières années de sa vie sans pouvoir le terminer. L’ouvrage a été par la suite complété sous la direction de son épouse à partir des brouillons et notes laissées par l’auteur, ce qui laisse au lecteur une impression d’inachevé (on tombe souvent sur des passages notés “là, Schumpeter voulait parler de…”) sans que cela soit trop gênant.
Il n’est pas facile d’écrire une note de lecture d’une page sur un ouvrage aussi long et développé. Ceci d’autant plus que la préface de l’édition française, rédigée par Raymond Barre (dont on oublie souvent qu’il a été professeur d’économie, et que son manuel a été la référence de générations d’élèves pendant les années 60-70) est de très bonne facture et constitue un guide de lecture très satisfaisant. Il est cependant possible de faire quelques commentaires.
Ce livre est une histoire de la pensée économique, des origines jusqu’à la première moitié du XXème siècle. Le premier tome couvre la période allant de l’antiquité avec l’économie Aristotélicienne jusqu’à Adam Smith inclus. Le second tome porte sur les deux premiers tiers du XIXème siècle, des successeurs d’adam Smith (Ricardo, Say, etc…) jusqu’à John Stuart Mill et Marx. Le troisième tome correspond à ce qui a été qualifié de “révolution marginaliste”, des fondateurs de cette analyse (Walras, Marshall) jusqu’à Keynes. L’économie Keynésienne fait l’objet d’un traitement séparé, à partir de textes épars que Schumpeter avait consacré à Keynes. Mais en fait, ce découpage temporel, même s’il est approximativement juste, ne traduit pas vraiment l’architecture de l’ouvrage. Celui-ci est en effet structuré autour du concept de “situation classique”. Schumpeter appelle ainsi des périodes de consolidation, de coordination et de synthèse des travaux réalisés jusque là, qui se caractérisent par un ouvrage dont le rayonnement dure pendant quelques décennies. Schumpeter distingue trois situations classiques. La première est celle qui s’articule autour de la richesse des nations d’Adam Smith, ouvrage qui a synthétisé l’ensemble des apports économiques qui l’avaient précédé. La seconde s’articule autour de l’économie politique de Stuart Mill; la troisième est centrée sur les principes d’économie politique de Marshall et les éléments d’économie politique pure de Walras. Ainsi par exemple, un auteur comme Cournot, qui chronologiquement se situe au début du XIXème siècle, est traité dans le tome 3 de l’ouvrage tant ses travaux se rattachent plutôt à l’économie Marshallienne qu’à l’économie classique.
Chaque tome est découpé de la même façon un premier chapitre est consacré à l’atmosphère intellectuelle de la période considérée, étudiant les influences des idées d’une époque sur les économistes, et aux progrès simultanés des autres disciplines scientifiques. Ensuite, Schumpeter dresse un portrait des différentes personnes et écoles de pensée économique qui ont marqué la période; enfin, il dresse un tableau thématique de l’économie traitée pendant chaque période, les résultats obtenus et les impasses rencontrées.
A cela s’ajoute une partie épistémologique au début du premier tome de l’ouvrage, consacrée à la méthode des économistes et au statut de l’économie parmi les différentes sciences. Schumpeter distingue quatre domaines fondamentaux caractérisant l’économie l’histoire économique, la statistique et l’économétrie, la théorie pure, et la sociologie économique, c’est à dire la connaissance des institutions dans lesquelles se produisent les phénomènes économiques. Selon lui, une bonne maîtrise de chacun de ces domaines est indispensable pour faire un bon économiste, et une spécialisation excessive dans un seul domaine risque de conduire à des erreurs. Par ailleurs, toute science étant selon les termes de Schumpeter une “connaissance outillée” les apports de chaque auteur, de chaque période, doivent être évalués par leur plus grande capacité à améliorer la “boîte à outils” de l’économiste, en offrant des outils nouveaux ou plus perfectionnés. L’idéologie des auteurs, s’il faut la prendre en compte, ne saurait être considérée comme un défaut. Si souvent les travaux des économistes sont marqués par la subjectivité de leur auteur, cela ne constitue pas un problème tant ce qui est intéressant, ce sont les résultats. Ricardo a fait sien le principe des avantages comparatifs parce qu’il allait dans le sens de sa préférence pour le libre-échange mais cela ne rend pas le concept faux. L’histoire de l’analyse économique est elle-même assez subjective il est toujours amusant de constater que Schumpeter a une préférence marquée pour les économistes non anglo-saxons, et tout spécialement autrichiens. Thünen est ainsi présenté comme supérieur à Ricardo, Menger supérieur à Jevons, Böhm-Bawerk presque supérieur à Marshall, voire même Beccaria supérieur à Smith. On peut y voir la subjectivité de l’auteur, mais probablement dans le sens d’une volonté de rendre justice à des anciens brillants que la tradition économique a fini par oublier.
S’il fallait faire un choix entre les trois tomes, on préférerait le second, parce que c’est le moins incomplet des trois. Le premier tome contient de nombreuses parties inachevées, et le troisième manque un peu de recul dès lors qu’on aborde les économistes contemporains de Schumpeter. Mais il est bien difficile de faire de choix tant les ouvrages sont complémentaires. Lire un unique passage est intéressant, mais l’essentiel réside dans l’ensemble constitué. Concernant le style de l’ouvrage, celui-ci est assez variable. Cela tient en partie au fait que certains passages ne sont que des brouillons qui devaient être réécrits, et au style de Schumpeter lui-même, capable d’être un peu laborieux (à la manière de son “business cycles”) comme extraordinairement brillant (comme dans capitalisme, socialisme et démocratie, ouvrage plus grand public). La lecture n’est de ce fait pas très facile, passant brusquement de génial à un peu besogneux. Ajoutons la grande quantité de notes de bas de page, qui sont partie intégrante et très importante du livre, le volume de l’ouvrage (près de deux mille pages pour les trois tomes en tout) et on se retrouve avec un livre pas très facile à lire.
Pourtant, ce livre mérite d’être lu. On pourrait se dire, quel intérêt de lire aujourd’hui des commentaires sur des économistes morts depuis longtemps, dont les travaux sont pour l’essentiel dépassés? Pour l’économiste, la lecture de ce livre a un triple intérêt. un intérêt culturel tout d’abord connaître l’histoire de la pensée de sa discipline est intéressant en soi. Mais aussi un intérêt dans la pratique du travail d’économiste. Il n’est pas inutile de connaître ce qui a été fait avant, quels ont été les problèmes rencontrés par les économistes du passé et comment ils les ont résolus. Cela évite tout simplement de reprendre les mêmes impasses. Enfin, le manque de connaissance des ouvrages du passé est un vrai problème des économistes contemporains. Si l’on regarde quelques avancées récentes, nombreuses d’entre elles ont été traitées par des anciens économistes, qui ne disposaient pas de l’appareillage technique de l’économiste actuel, mais qui avaient traité le sujet. On trouve ce problème avec l’économie internationale Krugman qui ne connaissait Ohlin que comme le O du théorème HOS, et par la lecture très incomplète qu’en avait fait Samuelson, a été surpris de découvrir que l’impact des rendements croissants sur l’échange international (tout le sujet de la nouvelle économie internationale dont Krugman est le principal fondateur) avait été traité entièrement par Ohlin, certes sans modélisation mais avec des intuitions qui devaient être redécouvertes 50 ans plus tard (voir à ce sujet ce site). Un autre exemple est la théorie de la croissance endogène, et notamment le modèle Aghion-Howitt, qui est une modélisation des intuitions qu’avait Schumpeter dès 1912 avec “Business Cycles”. Ce qui manque aujourd’hui, ce sont des économistes capables, comme l’étaient Keynes et Schumpeter, d’embrasser tout le champ de la discipline pour en tirer une synthèse et lui faire faire un grand pas en avant. Pour cela, la connaissance de l’histoire de la pensée est utile, et l’ouvrage de Schumpeter est ce qui se fait de mieux en la matière.
Il n’est pas facile d’écrire une note de lecture d’une page sur un ouvrage aussi long et développé. Ceci d’autant plus que la préface de l’édition française, rédigée par Raymond Barre (dont on oublie souvent qu’il a été professeur d’économie, et que son manuel a été la référence de générations d’élèves pendant les années 60-70) est de très bonne facture et constitue un guide de lecture très satisfaisant. Il est cependant possible de faire quelques commentaires.
Ce livre est une histoire de la pensée économique, des origines jusqu’à la première moitié du XXème siècle. Le premier tome couvre la période allant de l’antiquité avec l’économie Aristotélicienne jusqu’à Adam Smith inclus. Le second tome porte sur les deux premiers tiers du XIXème siècle, des successeurs d’adam Smith (Ricardo, Say, etc…) jusqu’à John Stuart Mill et Marx. Le troisième tome correspond à ce qui a été qualifié de “révolution marginaliste”, des fondateurs de cette analyse (Walras, Marshall) jusqu’à Keynes. L’économie Keynésienne fait l’objet d’un traitement séparé, à partir de textes épars que Schumpeter avait consacré à Keynes. Mais en fait, ce découpage temporel, même s’il est approximativement juste, ne traduit pas vraiment l’architecture de l’ouvrage. Celui-ci est en effet structuré autour du concept de “situation classique”. Schumpeter appelle ainsi des périodes de consolidation, de coordination et de synthèse des travaux réalisés jusque là, qui se caractérisent par un ouvrage dont le rayonnement dure pendant quelques décennies. Schumpeter distingue trois situations classiques. La première est celle qui s’articule autour de la richesse des nations d’Adam Smith, ouvrage qui a synthétisé l’ensemble des apports économiques qui l’avaient précédé. La seconde s’articule autour de l’économie politique de Stuart Mill; la troisième est centrée sur les principes d’économie politique de Marshall et les éléments d’économie politique pure de Walras. Ainsi par exemple, un auteur comme Cournot, qui chronologiquement se situe au début du XIXème siècle, est traité dans le tome 3 de l’ouvrage tant ses travaux se rattachent plutôt à l’économie Marshallienne qu’à l’économie classique.
Chaque tome est découpé de la même façon un premier chapitre est consacré à l’atmosphère intellectuelle de la période considérée, étudiant les influences des idées d’une époque sur les économistes, et aux progrès simultanés des autres disciplines scientifiques. Ensuite, Schumpeter dresse un portrait des différentes personnes et écoles de pensée économique qui ont marqué la période; enfin, il dresse un tableau thématique de l’économie traitée pendant chaque période, les résultats obtenus et les impasses rencontrées.
A cela s’ajoute une partie épistémologique au début du premier tome de l’ouvrage, consacrée à la méthode des économistes et au statut de l’économie parmi les différentes sciences. Schumpeter distingue quatre domaines fondamentaux caractérisant l’économie l’histoire économique, la statistique et l’économétrie, la théorie pure, et la sociologie économique, c’est à dire la connaissance des institutions dans lesquelles se produisent les phénomènes économiques. Selon lui, une bonne maîtrise de chacun de ces domaines est indispensable pour faire un bon économiste, et une spécialisation excessive dans un seul domaine risque de conduire à des erreurs. Par ailleurs, toute science étant selon les termes de Schumpeter une “connaissance outillée” les apports de chaque auteur, de chaque période, doivent être évalués par leur plus grande capacité à améliorer la “boîte à outils” de l’économiste, en offrant des outils nouveaux ou plus perfectionnés. L’idéologie des auteurs, s’il faut la prendre en compte, ne saurait être considérée comme un défaut. Si souvent les travaux des économistes sont marqués par la subjectivité de leur auteur, cela ne constitue pas un problème tant ce qui est intéressant, ce sont les résultats. Ricardo a fait sien le principe des avantages comparatifs parce qu’il allait dans le sens de sa préférence pour le libre-échange mais cela ne rend pas le concept faux. L’histoire de l’analyse économique est elle-même assez subjective il est toujours amusant de constater que Schumpeter a une préférence marquée pour les économistes non anglo-saxons, et tout spécialement autrichiens. Thünen est ainsi présenté comme supérieur à Ricardo, Menger supérieur à Jevons, Böhm-Bawerk presque supérieur à Marshall, voire même Beccaria supérieur à Smith. On peut y voir la subjectivité de l’auteur, mais probablement dans le sens d’une volonté de rendre justice à des anciens brillants que la tradition économique a fini par oublier.
S’il fallait faire un choix entre les trois tomes, on préférerait le second, parce que c’est le moins incomplet des trois. Le premier tome contient de nombreuses parties inachevées, et le troisième manque un peu de recul dès lors qu’on aborde les économistes contemporains de Schumpeter. Mais il est bien difficile de faire de choix tant les ouvrages sont complémentaires. Lire un unique passage est intéressant, mais l’essentiel réside dans l’ensemble constitué. Concernant le style de l’ouvrage, celui-ci est assez variable. Cela tient en partie au fait que certains passages ne sont que des brouillons qui devaient être réécrits, et au style de Schumpeter lui-même, capable d’être un peu laborieux (à la manière de son “business cycles”) comme extraordinairement brillant (comme dans capitalisme, socialisme et démocratie, ouvrage plus grand public). La lecture n’est de ce fait pas très facile, passant brusquement de génial à un peu besogneux. Ajoutons la grande quantité de notes de bas de page, qui sont partie intégrante et très importante du livre, le volume de l’ouvrage (près de deux mille pages pour les trois tomes en tout) et on se retrouve avec un livre pas très facile à lire.
Pourtant, ce livre mérite d’être lu. On pourrait se dire, quel intérêt de lire aujourd’hui des commentaires sur des économistes morts depuis longtemps, dont les travaux sont pour l’essentiel dépassés? Pour l’économiste, la lecture de ce livre a un triple intérêt. un intérêt culturel tout d’abord connaître l’histoire de la pensée de sa discipline est intéressant en soi. Mais aussi un intérêt dans la pratique du travail d’économiste. Il n’est pas inutile de connaître ce qui a été fait avant, quels ont été les problèmes rencontrés par les économistes du passé et comment ils les ont résolus. Cela évite tout simplement de reprendre les mêmes impasses. Enfin, le manque de connaissance des ouvrages du passé est un vrai problème des économistes contemporains. Si l’on regarde quelques avancées récentes, nombreuses d’entre elles ont été traitées par des anciens économistes, qui ne disposaient pas de l’appareillage technique de l’économiste actuel, mais qui avaient traité le sujet. On trouve ce problème avec l’économie internationale Krugman qui ne connaissait Ohlin que comme le O du théorème HOS, et par la lecture très incomplète qu’en avait fait Samuelson, a été surpris de découvrir que l’impact des rendements croissants sur l’échange international (tout le sujet de la nouvelle économie internationale dont Krugman est le principal fondateur) avait été traité entièrement par Ohlin, certes sans modélisation mais avec des intuitions qui devaient être redécouvertes 50 ans plus tard (voir à ce sujet ce site). Un autre exemple est la théorie de la croissance endogène, et notamment le modèle Aghion-Howitt, qui est une modélisation des intuitions qu’avait Schumpeter dès 1912 avec “Business Cycles”. Ce qui manque aujourd’hui, ce sont des économistes capables, comme l’étaient Keynes et Schumpeter, d’embrasser tout le champ de la discipline pour en tirer une synthèse et lui faire faire un grand pas en avant. Pour cela, la connaissance de l’histoire de la pensée est utile, et l’ouvrage de Schumpeter est ce qui se fait de mieux en la matière.
▲ Joseph Schumpeter, Histoire de l’analyse économique (3 tomes). , Gallimard, 1954 ((édition de poche) tome 1 : 9,50 euros ; tome 2 : 11,88 euros ; tome 3 : 9,50 €)