Fonds de pension, piège à cons ?
Frédéric Lordon (2000) ▼
Tout comme certains films valent nettement mieux que leur bande-annonce, certains livres valent mieux que leur habillage. Il y a en effet de quoi avoir un mouvement de rejet face à un livre intitulé “fonds de pensions piège à cons?” et publié dans une maison qui n’a pas jusqu’à présent habitué le lecteur à autre chose que des pamphlets larmoyants et insipides. Qu’est-ce qui a pris à Lordon, auteur d’un assez bon “les quadratures de la politique économique” de se lancer sur un sujet aussi rebattu que la critique des fonds de pension, et de choisir pour cela un titre aussi piètre?
Passer outre cette réticence initiale, et passer outre le style particulièrement ampoulé de l’auteur, qui abuse ad nauseam de la pratique stylistique consistant à dissimuler la trivialité des arguments employés sous des torrents de préciosité du langage et de phrases riches en propositions subordonnées relatives et absolues (le lecteur aura remarqué que cette phrase est une illustration de ce procédé) pour lire ce livre a quand même son intérêt. Parce que loin de sombrer pour la énième fois dans le rabachage de l’argument “les-fonds-de-pension-ne-sauveront-pas-les-retraites” et autres “il-n’y-a-pas-de-problème-démographique” l’auteur a choisi de s’intéresser à la description du nouveau capitalisme “patrimonial” et l’organisation sociale et économique qui en résulte.
Lordon se fonde en effet sur l’analyse régulationniste selon laquelle nous vivrions aujourd’hui un changement de régime d’accumulation capitaliste, passant d’un capitalisme de type “fordiste” à un nouveau type qualifié de capitalisme “patrimonial” dans lequel la sphère de la finance se substitue au salariat pour déterminer les normes d’accumulation et de répartition. Les fonds de pension, acteurs majeurs du pouvoir actionnarial, constituent alors l’une des pièces principales de ce nouvel édifice. Plutôt qu’à une critique centrée sur les fonds de pension, Lordon nous invite donc à une critique générale du capitalisme patrimonial, en se concentrant sur le cas français.
Le premier chapitre est un historique rappelant le processus par lequel la gauche française au pouvoir a été amenée à se faire l’alliée et le principal architecte de la révolution financière. Ce chapitre est en fait un résumé d’idées déjà présentes dans “les quadratures de la politique économique” qui n’appelle pas de commentaire particulier, sinon qu’il intéressera les personnes peu au fait de ce processus. C’est avec le second chapitre qu’on entre dans le vif du sujet avec l’analyse de la politique d’entreprise qui résulte de la reprise en mais de celles-ci par les propriétaires. L’exigence de 15% de rentabilité sur fonds propres conduit les entreprises à des contorsions comptables et financières centrées autour de l’effet de levier ou du rachat d’actions, au point que l’économie redevient une économie d’endettement alors que le but de la dérèglementation était d’arriver à une économie de marchés financiers. Lordon cite également le “recentrage sur le métier” et les préventions à l’égard de la diversification, ce qui permet aux investisseurs de se constituer leurs propres portefeuilles d’activité selon des critères purement financiers,au détriment des synergies industrielles. Mais le pire est cependant le flou qui entoure les critères de la finance, dépourvus de cohérence ou de rationalité. Ils sont en effet soumis à des phénomènes de modes incohérentes (downsizing puis croissance rentable) et conduisent les entreprises à la course au gigantisme par les fusions, moins pour bénéficier de synergies rentables (plus de la moitié des fusions sont des échecs) que pour se protéger du risque de rachat.
Le troisième chapitre est consacré à la nouvelle répartition des risques résultant de ce pouvoir de la finance. Celui-ci conduit en effet à faire supporter au salarié une part de plus en plus grande de risque économique. Alors que l’actionnaire a traditionnellement vocation à supporter les risques, la notion de “création de valeur pour l’actionnaire” élève au contraire sa rémunération au statut de coût fixe; L’economic value added (c) est en effet le bénéfice résiduel au sens du MEDAF, c’est à dire la rémunération restant à l’actionnaire une fois versé le coût d’opportunité du capital considéré comme rémunération “incompressible et normale” de l’actionnaire. Faire de la maximisation de l’EVA(c) le principal objectif de gestion donne donc à l’actionnaire un double statut celui de propriétaire, et celui de créancier. Dans ces conditions, l’actionnaire n’est plus celui qui assume le risque entrepreneurial, mais ce risque est dilué entre toutes les parties prenantes, au premier rang desquelles sont les salariés. Ce déplacement du risque vers les salariés passe également par le développement de l’actionnariat salarié, qui consiste à verser sous forme de titres ou de stock-options une fraction de leur rémunération, et par le démantèlement souhaité des diverses garanties réglementaires protégeant ceux-ci, transférant sur le marché du travail l’obsession de la liquidité inhérente à la finance.
Le quatrième chapitre étudie les conséquences macroéconomiques du développement du capitalisme patrimonial. Celui-ci serait facteur d’instabilité macroéconomique chronique, transférant dans l’économie réelle l’instabilité inhérente aux marchés financiers. Les bulles haussières et baissières, par le biais d’effets de richesse, conduisent en effet à une succession de phases de surchauffe et de crises. Dans ces conditions, le rôle des banques centrales devient uniquement, par l’action sur les taux d’intérêt, de lisser les fluctuations boursières. Mais cet objectif de lissage peut entrer en contradiction avec la nécessaire lutte contre l’inflation (lutte d’autant plus nécessaire que la tolérance envers l’inflation est devenue très faible). Ainsi, un choc d’offre (par exemple, un choc pétrolier) aura pour effet une baisse des cours boursiers nécessitant une baisse des taux d’intérêt, mais est aussi un facteur d’inflation que la baisse des taux d’intérêt ne ferait qu’amplifier. Pour ne pas être sortie de cette contradiction, la banque centrale du Japon a valu à ce pays une dizaine d’années de marasme économique.
Le cinquième chapitre s’intéresse aux fonds de pension comme “projet politique et comme utopie sociale”. Lordon s’attaque ici au concept de “démocratie actionnariale” sous ses diverses formes. L’idée du “socialisme des actionnaires” selon l’expression de Drucker, exprimant l’idée selon laquelle par l’actionnariat, les salariés peuvent reprendre le contrôle des entreprises, est largement utopique. En effet, la pratique montre que les fonds de pension, bien que détenus par par les syndicats de salariés, adoptent des critères financiers strictement identiques aux critères traditionnels. Le pouvoir des salariés par l’actionnariat est par ailleurs purement formel la dilution du capital le rend en pratique assez illusoire. Il peut même rendre les salariés schizophrènes (se licencier soi-même pour accroître son revenu d’actionnaire).
Certes, la “corporate governance” change les règles d’un ancien capitalisme opaque et dans lequel le pouvoir était concentré aux mains des dirigeants, mais on peut douter que cette évolution se fasse en faveur des salariés. L’idée selon laquelle cette évolution permet une prise de contrôle “citoyen” de la propriété du capital, faisait de l’épargne un nouvel horizon démocratique qui offre au détenteur d’une seule action la possibilité de venir demander des comptes aux dirigeants néglige le fait que dans cette démocratie des actionnaires, c’est le suffrage censitaire qui prévaut. Le pouvoir réel de l’actionnaire, dans ces conditions, n’a le choix qu’entre la captation par des intermédiaires type fonds de pension, ou l’inexistence.
Les fonds de placement éthiques, très à la mode aujourd’hui, constituent peut-être une source d’optimisme. le fait que leur rentabilité soit supérieure à celle des fonds standard les rend d’autant plus attirants. Mais ce lien est-il aussi certain? En matière d’éthique sociale, on peut être raisonnablement optimiste car l’expérience passée montre que les entreprises offrant de bonnes conditions sociales à leurs salariés en retirent des performances accrues. Pour que ce modèle soit valide il faudrait cependant que la finance standard accepte ces critères, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Les autres clauses éthiques (environnement, relations avec des dictatures, etc..) ne peuvent guère apporter un surplus de profitabilité, et il est donc à craindre qu’ils soient assez vite abandonnés. La vraie solution serait donc de renouer avec l’utopie positive de démocratie économique, la considération selon laquelle les salariés sont des individus et pas des variables d’ajustement, la contestation de la supériorité du contrat sur la loi, sont des impératifs autrement plus urgents que la démocratie des actionnaires.
On le voit, ce livre mérite d’être lu, pour le simple fait que pour un coût modique (30 F) il offre l’occasion d’aborder une assez grande variété de thèmes, et si l’on peut critiquer la façon de procéder (le style de l’ouvrage particulièrement irritant, le ton mélant sans grand bonheur invective triviale et pédantisme) les idées y sont loin d’être dépourvues de sens. Il faut cependant bien garder à l’esprit qui sont les personnes visées par ce livre : la gauche “moderne”, celle qui a créé le capitalisme patrimonial à la française, et qui recherche aujourd’hui des moyens de réguler ledit capitalisme par le biais de la démocratie actionnariale et les fonds de pension. Autant dire que le public actuel sujet aux assauts de l’auteur est plutôt limité. La mode de la démocratie actionnariale aura été en fait plutôt éphémère. Pourquoi? Tout simplement parce que si les fonds de pension, la rémunération sous forme de titres pouvaient avoir un certain attrait dans la période récente marquée par la hausse continue et disproportionnée des cours boursiers, cet attrait s’évanouit dès lors que la bourse baisse et l’on revient aux bonnes vieilles idées hausse des cotisations ou élévation de l’âge de fin d’activité pour la question des retraites (voir le débat actuel autour de la refondation sociale) et revendications salariales.
En ce qui concerne les critères aberrants de gestion d’entreprise, s’il n’est pas question de nier la spécificité des critères dictés par la finance, on peut constater quand même que les modes en matière manégériale ne sont en aucun cas une nouveauté. Lordon a raison de rappeler que l’EVA(c) se fonde sur un modèle datant des années 50, et on pourrait ajouter que l’accent sur le retour sur investissement (rebaptisé 15% de ROE aujourd’hui) était furieusement tendance à cette même époque et que le concept date en fait des années 30. Quant au downsizing, c’est tout simplement une nouvelle version du taylorisme vieux de plus d’un siècle! La réalité, c’est que les modes managériales sont une constante aussi vieille que la grande entreprise, et qu’elles ont toujours été également critiquables. Sur l’idée que le contrôle par les propriétaires est moins satisfaisant que la logique “industrielle” (qui revient à confier le pouvoir aux dirigeants) voire même une logique d’Etat autour d’une politique industrielle, on peut exprimer de sérieux doutes. Non pas que les critères de la finance soient meilleurs que les autres, mais aucun critère n’est véritablement plus rationnel et propre à la construction d’entreprises viables et performantes. En la matière, la question intéressante est moins “qui doit contrôler les grandes entreprises” que “comment ce contrôle doit-il s’exercer”.
L’instabilité macroéconomique résultant du pouvoir de la finance constitue certes un problème très actuel. Mais sa dénonciation rituelle n’apporte guère d’éléments de réponse tant le sujet fait l’objet d’un consensus. On retombe sur la même remarque que précédemment dénoncer est une chose, apporter des solutions en est une autre. La dénonciation type Lordon est-elle à même d’apporter des éléments de réponse? on peut en douter, d’ailleurs son livre n’en contient aucun.
Enfin, on peut être d’accord avec la critique exprimée par Lordon sur l’utopie de la démocratie (ou le “socialisme”) des actionnaires. Il est assez clair que l’exercice du pouvoir au sein des conseils d’administration des grandes entreprises ne saurait se substituer à la démocratie et au suffrage universel. On peut se demander quand même qui a pu exprimer une idée aussi saugrenue, si cette idée n’est pas tout simplement l’invention d’une gauche avide de moulins à vent à pourfendre férocement. Les défenseurs de la démocratie actionnariale (voir à ce sujet le livre de Manière ) se contentent de constater qu’un pouvoir existe, et qu’il serait bien dommage que les citoyens renoncent pour des raisons idéologiques à l’utiliser. Comme le dit Lordon, les fonds éthiques n’ont pas vocation à remplacer la politique; c’est vrai, mais la question n’est pas là. Si ces fonds peuvent améliorer la gestion des entreprises, pourquoi les récuser a priori et privilégier un contrôle par la politique qui a largement montré son incapacité à l’exercer valablement? rappelons à ce sujet que ce sont certains actionnaires de Total qui se plaignent des rapports de l’entreprise avec le gouvernement Birman et diverses dictatures, pas le gouvernement français.
Quant à la solution finalement apportée par Lordon (le retour de l’utopie de la démocratie économique comme idéologie pour la gauche) elle prête un peu à sourire. Il n’a pas osé sombrer dans le pont-aux-ânes de “remettre l’homme au coeur de l’économie” mais on n’en est pas loin. Tout cela ne pourra que satisfaire le lecteur aux idées de gauche de ce genre d’ouvrage, mais n’est pas franchement constructif. Tant que le capitalisme patrimonial ne verra face à lui que ce genre d’argumentation, il pourra prospérer en toute quiétude. Décidément, la collection “raisons d’agir” a bien du mal à sortir de son rôle d’allié objectif du grand capital.
Passer outre cette réticence initiale, et passer outre le style particulièrement ampoulé de l’auteur, qui abuse ad nauseam de la pratique stylistique consistant à dissimuler la trivialité des arguments employés sous des torrents de préciosité du langage et de phrases riches en propositions subordonnées relatives et absolues (le lecteur aura remarqué que cette phrase est une illustration de ce procédé) pour lire ce livre a quand même son intérêt. Parce que loin de sombrer pour la énième fois dans le rabachage de l’argument “les-fonds-de-pension-ne-sauveront-pas-les-retraites” et autres “il-n’y-a-pas-de-problème-démographique” l’auteur a choisi de s’intéresser à la description du nouveau capitalisme “patrimonial” et l’organisation sociale et économique qui en résulte.
Lordon se fonde en effet sur l’analyse régulationniste selon laquelle nous vivrions aujourd’hui un changement de régime d’accumulation capitaliste, passant d’un capitalisme de type “fordiste” à un nouveau type qualifié de capitalisme “patrimonial” dans lequel la sphère de la finance se substitue au salariat pour déterminer les normes d’accumulation et de répartition. Les fonds de pension, acteurs majeurs du pouvoir actionnarial, constituent alors l’une des pièces principales de ce nouvel édifice. Plutôt qu’à une critique centrée sur les fonds de pension, Lordon nous invite donc à une critique générale du capitalisme patrimonial, en se concentrant sur le cas français.
Le premier chapitre est un historique rappelant le processus par lequel la gauche française au pouvoir a été amenée à se faire l’alliée et le principal architecte de la révolution financière. Ce chapitre est en fait un résumé d’idées déjà présentes dans “les quadratures de la politique économique” qui n’appelle pas de commentaire particulier, sinon qu’il intéressera les personnes peu au fait de ce processus. C’est avec le second chapitre qu’on entre dans le vif du sujet avec l’analyse de la politique d’entreprise qui résulte de la reprise en mais de celles-ci par les propriétaires. L’exigence de 15% de rentabilité sur fonds propres conduit les entreprises à des contorsions comptables et financières centrées autour de l’effet de levier ou du rachat d’actions, au point que l’économie redevient une économie d’endettement alors que le but de la dérèglementation était d’arriver à une économie de marchés financiers. Lordon cite également le “recentrage sur le métier” et les préventions à l’égard de la diversification, ce qui permet aux investisseurs de se constituer leurs propres portefeuilles d’activité selon des critères purement financiers,au détriment des synergies industrielles. Mais le pire est cependant le flou qui entoure les critères de la finance, dépourvus de cohérence ou de rationalité. Ils sont en effet soumis à des phénomènes de modes incohérentes (downsizing puis croissance rentable) et conduisent les entreprises à la course au gigantisme par les fusions, moins pour bénéficier de synergies rentables (plus de la moitié des fusions sont des échecs) que pour se protéger du risque de rachat.
Le troisième chapitre est consacré à la nouvelle répartition des risques résultant de ce pouvoir de la finance. Celui-ci conduit en effet à faire supporter au salarié une part de plus en plus grande de risque économique. Alors que l’actionnaire a traditionnellement vocation à supporter les risques, la notion de “création de valeur pour l’actionnaire” élève au contraire sa rémunération au statut de coût fixe; L’economic value added (c) est en effet le bénéfice résiduel au sens du MEDAF, c’est à dire la rémunération restant à l’actionnaire une fois versé le coût d’opportunité du capital considéré comme rémunération “incompressible et normale” de l’actionnaire. Faire de la maximisation de l’EVA(c) le principal objectif de gestion donne donc à l’actionnaire un double statut celui de propriétaire, et celui de créancier. Dans ces conditions, l’actionnaire n’est plus celui qui assume le risque entrepreneurial, mais ce risque est dilué entre toutes les parties prenantes, au premier rang desquelles sont les salariés. Ce déplacement du risque vers les salariés passe également par le développement de l’actionnariat salarié, qui consiste à verser sous forme de titres ou de stock-options une fraction de leur rémunération, et par le démantèlement souhaité des diverses garanties réglementaires protégeant ceux-ci, transférant sur le marché du travail l’obsession de la liquidité inhérente à la finance.
Le quatrième chapitre étudie les conséquences macroéconomiques du développement du capitalisme patrimonial. Celui-ci serait facteur d’instabilité macroéconomique chronique, transférant dans l’économie réelle l’instabilité inhérente aux marchés financiers. Les bulles haussières et baissières, par le biais d’effets de richesse, conduisent en effet à une succession de phases de surchauffe et de crises. Dans ces conditions, le rôle des banques centrales devient uniquement, par l’action sur les taux d’intérêt, de lisser les fluctuations boursières. Mais cet objectif de lissage peut entrer en contradiction avec la nécessaire lutte contre l’inflation (lutte d’autant plus nécessaire que la tolérance envers l’inflation est devenue très faible). Ainsi, un choc d’offre (par exemple, un choc pétrolier) aura pour effet une baisse des cours boursiers nécessitant une baisse des taux d’intérêt, mais est aussi un facteur d’inflation que la baisse des taux d’intérêt ne ferait qu’amplifier. Pour ne pas être sortie de cette contradiction, la banque centrale du Japon a valu à ce pays une dizaine d’années de marasme économique.
Le cinquième chapitre s’intéresse aux fonds de pension comme “projet politique et comme utopie sociale”. Lordon s’attaque ici au concept de “démocratie actionnariale” sous ses diverses formes. L’idée du “socialisme des actionnaires” selon l’expression de Drucker, exprimant l’idée selon laquelle par l’actionnariat, les salariés peuvent reprendre le contrôle des entreprises, est largement utopique. En effet, la pratique montre que les fonds de pension, bien que détenus par par les syndicats de salariés, adoptent des critères financiers strictement identiques aux critères traditionnels. Le pouvoir des salariés par l’actionnariat est par ailleurs purement formel la dilution du capital le rend en pratique assez illusoire. Il peut même rendre les salariés schizophrènes (se licencier soi-même pour accroître son revenu d’actionnaire).
Certes, la “corporate governance” change les règles d’un ancien capitalisme opaque et dans lequel le pouvoir était concentré aux mains des dirigeants, mais on peut douter que cette évolution se fasse en faveur des salariés. L’idée selon laquelle cette évolution permet une prise de contrôle “citoyen” de la propriété du capital, faisait de l’épargne un nouvel horizon démocratique qui offre au détenteur d’une seule action la possibilité de venir demander des comptes aux dirigeants néglige le fait que dans cette démocratie des actionnaires, c’est le suffrage censitaire qui prévaut. Le pouvoir réel de l’actionnaire, dans ces conditions, n’a le choix qu’entre la captation par des intermédiaires type fonds de pension, ou l’inexistence.
Les fonds de placement éthiques, très à la mode aujourd’hui, constituent peut-être une source d’optimisme. le fait que leur rentabilité soit supérieure à celle des fonds standard les rend d’autant plus attirants. Mais ce lien est-il aussi certain? En matière d’éthique sociale, on peut être raisonnablement optimiste car l’expérience passée montre que les entreprises offrant de bonnes conditions sociales à leurs salariés en retirent des performances accrues. Pour que ce modèle soit valide il faudrait cependant que la finance standard accepte ces critères, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Les autres clauses éthiques (environnement, relations avec des dictatures, etc..) ne peuvent guère apporter un surplus de profitabilité, et il est donc à craindre qu’ils soient assez vite abandonnés. La vraie solution serait donc de renouer avec l’utopie positive de démocratie économique, la considération selon laquelle les salariés sont des individus et pas des variables d’ajustement, la contestation de la supériorité du contrat sur la loi, sont des impératifs autrement plus urgents que la démocratie des actionnaires.
On le voit, ce livre mérite d’être lu, pour le simple fait que pour un coût modique (30 F) il offre l’occasion d’aborder une assez grande variété de thèmes, et si l’on peut critiquer la façon de procéder (le style de l’ouvrage particulièrement irritant, le ton mélant sans grand bonheur invective triviale et pédantisme) les idées y sont loin d’être dépourvues de sens. Il faut cependant bien garder à l’esprit qui sont les personnes visées par ce livre : la gauche “moderne”, celle qui a créé le capitalisme patrimonial à la française, et qui recherche aujourd’hui des moyens de réguler ledit capitalisme par le biais de la démocratie actionnariale et les fonds de pension. Autant dire que le public actuel sujet aux assauts de l’auteur est plutôt limité. La mode de la démocratie actionnariale aura été en fait plutôt éphémère. Pourquoi? Tout simplement parce que si les fonds de pension, la rémunération sous forme de titres pouvaient avoir un certain attrait dans la période récente marquée par la hausse continue et disproportionnée des cours boursiers, cet attrait s’évanouit dès lors que la bourse baisse et l’on revient aux bonnes vieilles idées hausse des cotisations ou élévation de l’âge de fin d’activité pour la question des retraites (voir le débat actuel autour de la refondation sociale) et revendications salariales.
En ce qui concerne les critères aberrants de gestion d’entreprise, s’il n’est pas question de nier la spécificité des critères dictés par la finance, on peut constater quand même que les modes en matière manégériale ne sont en aucun cas une nouveauté. Lordon a raison de rappeler que l’EVA(c) se fonde sur un modèle datant des années 50, et on pourrait ajouter que l’accent sur le retour sur investissement (rebaptisé 15% de ROE aujourd’hui) était furieusement tendance à cette même époque et que le concept date en fait des années 30. Quant au downsizing, c’est tout simplement une nouvelle version du taylorisme vieux de plus d’un siècle! La réalité, c’est que les modes managériales sont une constante aussi vieille que la grande entreprise, et qu’elles ont toujours été également critiquables. Sur l’idée que le contrôle par les propriétaires est moins satisfaisant que la logique “industrielle” (qui revient à confier le pouvoir aux dirigeants) voire même une logique d’Etat autour d’une politique industrielle, on peut exprimer de sérieux doutes. Non pas que les critères de la finance soient meilleurs que les autres, mais aucun critère n’est véritablement plus rationnel et propre à la construction d’entreprises viables et performantes. En la matière, la question intéressante est moins “qui doit contrôler les grandes entreprises” que “comment ce contrôle doit-il s’exercer”.
L’instabilité macroéconomique résultant du pouvoir de la finance constitue certes un problème très actuel. Mais sa dénonciation rituelle n’apporte guère d’éléments de réponse tant le sujet fait l’objet d’un consensus. On retombe sur la même remarque que précédemment dénoncer est une chose, apporter des solutions en est une autre. La dénonciation type Lordon est-elle à même d’apporter des éléments de réponse? on peut en douter, d’ailleurs son livre n’en contient aucun.
Enfin, on peut être d’accord avec la critique exprimée par Lordon sur l’utopie de la démocratie (ou le “socialisme”) des actionnaires. Il est assez clair que l’exercice du pouvoir au sein des conseils d’administration des grandes entreprises ne saurait se substituer à la démocratie et au suffrage universel. On peut se demander quand même qui a pu exprimer une idée aussi saugrenue, si cette idée n’est pas tout simplement l’invention d’une gauche avide de moulins à vent à pourfendre férocement. Les défenseurs de la démocratie actionnariale (voir à ce sujet le livre de Manière ) se contentent de constater qu’un pouvoir existe, et qu’il serait bien dommage que les citoyens renoncent pour des raisons idéologiques à l’utiliser. Comme le dit Lordon, les fonds éthiques n’ont pas vocation à remplacer la politique; c’est vrai, mais la question n’est pas là. Si ces fonds peuvent améliorer la gestion des entreprises, pourquoi les récuser a priori et privilégier un contrôle par la politique qui a largement montré son incapacité à l’exercer valablement? rappelons à ce sujet que ce sont certains actionnaires de Total qui se plaignent des rapports de l’entreprise avec le gouvernement Birman et diverses dictatures, pas le gouvernement français.
Quant à la solution finalement apportée par Lordon (le retour de l’utopie de la démocratie économique comme idéologie pour la gauche) elle prête un peu à sourire. Il n’a pas osé sombrer dans le pont-aux-ânes de “remettre l’homme au coeur de l’économie” mais on n’en est pas loin. Tout cela ne pourra que satisfaire le lecteur aux idées de gauche de ce genre d’ouvrage, mais n’est pas franchement constructif. Tant que le capitalisme patrimonial ne verra face à lui que ce genre d’argumentation, il pourra prospérer en toute quiétude. Décidément, la collection “raisons d’agir” a bien du mal à sortir de son rôle d’allié objectif du grand capital.
▲ Frédéric Lordon, Fonds de pension, piège à cons ?. , Liber, 2000 (4,34 €)