Against the Tide, An Intellectual History of Free Trade
Douglas Irwin (1996) ▼
F. Taussig, à lAmerican Economic Association, 1905
Sil est un sujet qui fasse lobjet dun quasi consensus parmi les économistes, cest bien lidée selon laquelle le libre-échange est préférable au protectionnisme dans le domaine du commerce international. Une récente étude montrait que plus de 90% des économistes interrogés répondaient favorablement à ce point, ce qui ne peut que susciter létonnement dans une discipline plutôt avare de ce genre dopinion partagée.
La prédominance de cette opinion est a priori surprenante: cela fait bien longtemps que les économistes ne sont plus des partisans du laisser faire intégral (si tant est quils laient jamais été). Pourtant, le libre-échange reste, depuis la publication de la Richesse des Nations par Adam Smith, la pierre angulaire de toute réflexion économique sur le commerce international. De façon plus surprenante encore, au consensus rencontré parmi les économistes sur cette question, soppose un consensus non moins grand dans lopinion publique sur lidée selon laquelle les échanges internationaux devraient faire lobjet de protections particulières. Un décalage qui se manifeste tout particulièrement aujourdhui, alors que la doctrine du libre-échange est singulièrement attaquée par des courants didées multiples, et ne trouve guère de défenseurs dans la classe politique, comme la montré le fiasco de la réunion de préparation du Millenium Round à Seattle.
Selon ses détracteurs, le libre-échange ne serait quune survivance poussiéreuse des théories économiques du début du XIXème siècle, que les économistes, par paresse ou par idéologie, soutiennent en dépit du bon sens. Et ce nest pas le moindre mérite de louvrage de D. Irwin que de montrer à quel point cette idée est erronée.
Dans ce livre, lauteur explique comment le libre-échange a acquis son statut central dans la pensée économique. Il montre aussi que depuis sa consécration par Adam Smith jusquà aujourdhui, le libre-échange a subi des attaques et des critiques théoriques très nombreuses. Mais que ces critiques ont toujours souffert dénormes lacunes pratiques et analytiques, ce qui explique le fait que le libre-échange soit toujours la proposition la plus solide que léconomie ait à fournir à la conduite des politiques économiques.
Lauteur montre tout dabord la façon dont le libre-échange a émergé. Le commerce a pendant fort longtemps fait lobjet de débat dordre philosophique: Certains philosophes y voyaient un moyen douverture des sociétés et de connaissance du monde, dautres y voyaient une activité peu noble et parasitaire (Aristote assimilait le commerce à la chrématistique, activité contre nature consistant à utiliser largent pour faire de largent).
Cest lidée de St Thomas dAquin selon laquelle le commerce pouvait être une activité vertueuse que les échanges internationaux ont acquis leur respectabilité. Plus tard, les doctrines mercantilistes, bien quopposées au libre-échange, ont contribué à montrer que les échanges internationaux pouvaient être source denrichissement pour les nations.
La première défense analytique du libre-échange est venue dHenry Martyn, pamphlétaire anglais, qui en 1701 montrait dans un tract que le commerce de lAngleterre avec les Indes était avantageux, car les importations permettaient daccroître la richesse nationale en utilisant de façon plus efficace les ressources du pays. Mais il fallu attendre Adam Smith et la Richesse des Nations en 1776 pour fonder rigoureusement la doctrine du libre-échange, et que celle-ci soit admise par les économistes.
Largument de Martyn, développé par Smith et généralisé par Ricardo avec le concept davantage comparatif, est à la fois simple et terriblement contre-intuitif. Contrairement à ce que considéraient les mercantilistes, un pays ne senrichit pas en vendant des marchandises à létranger et en accumulant or et argent en contrepartie. Un pays senrichit lorsquune plus grande quantité de biens est disponible pour ses citoyens. Et les échanges internationaux permettent un tel enrichissement; en effet, si un pays est très productif dans une activité, il peut par léchange international échanger cette production abondante contre des produits que dautres pays fabriquent de façon plus efficace. Ricardo a généralisé cet argument en montrant que la spécialisation et léchange restaient avantageux même lorsque un pays est moins productif que ses partenaires commerciaux dans tous les secteurs productifs. Le meilleur avocat du monde peut fort bien être aussi le meilleur secrétaire du monde: il aura quand même intérêt à se spécialiser dans le travail davocat, plus rémunérateur, et à embaucher un secrétaire.
Sitôt énoncée, cette doctrine a fait lobjet de consensus parmi les économistes, mais a suscité des critiques. Et louvrage dIrwin présente toutes ces critiques successives, et montre en quoi elles ont été finalement balayées faute dêtre véritablement solides. Largument des termes de léchange de Torrens, de la protection des industries naissantes de List, des secteurs générant des rendements croissants, des différentiels de salaires de Manoilescu, de leffet sur la distribution des revenus (autour du théorème de Stolper-Samuelson) ont subi un tel sort. De façon générale, Jagdish Baghwati a montré que lorsquun problème interne était amplifié par le libre-échange, le protectionnisme constituait systématiquement la plus mauvaise solution pour résoudre ce problème. Argument largement oublié aujourdhui des adversaires de la mondialisation qui constatent (à juste titre) quelle amplifie les inégalités de revenus dues aux évolutions techniques et sy opposent sur cette base. Lauteur conclut sur la nouvelle économie internationale, centrée sur les rendements croissants et la concurrence imparfaite (analyse brander-spencer) et montre quelle ne saurait être un argument opposé au libre-échange, de laveu même des promoteurs de cette nouvelle théorie.
Ce livre est donc précieux à plusieurs titres. Aux économistes il présente toute une page dhistoire de la pensée économique souvent injustement mal connue, et constitue une synthèse saisissante de toute la pensée sur les échanges internationaux. Il est impossible de regarder la théorie du commerce international avec les mêmes yeux après avoir lu ce livre. Mais cest un livre utile pour les débats politiques daujourdhui concernant la mondialisation. Les critiques de celle-ci, parfois éminents, croient en effet apporter des arguments révolutionnaires contre la “vieille” doctrine du libre-échange, mais ils ne font que reprendre des vieilles idées qui ont fait lobjet de débats passionnés dans le passé, et qui ont été abandonnées non pas par idéologie, mais suite à un examen analytique sérieux et passionné. Cest ce qui fait de la doctrine du libre-échange une doctrine éminemment moderne et solide. En tombant sur une énième version “révolutionnaire” visant à montrer linanité du libre-échange, le lecteur dIrwin ne pourra que sexclamer un peu lassé: “oh non, pas encore cette vieille ânerie
” Peu de livres permettent aussi bien de lire le présent à la lumière du passé.
▲ Douglas Irwin, Against the Tide, An Intellectual History of Free Trade. , Princeton University Press, 1996 (21,38 €)