La fabrique du conformisme
Éric Maurin (2015) ▼
Cinq dimensions de la vie sociale sont analysées pour cela : les comportements individuels dans les groupes de travail, l’impact sur la vie de famille de la baisse du temps de travail, les choix en matière de loisirs et de vacances, l’influence des pairs sur la réussite scolaire et, pour finir, la question de la ségrégation urbaine. Pour chaque thème, il montre en quoi les politiques publiques « tapent » souvent à côté, parce qu’elles ignorent le conformisme encore aujourd’hui à l’œuvre dans les groupes sociaux.
Le nouveau monde du travail revendique une activité physiquement moins éprouvante, plus intéressante et propice à l’initiative individuelle. Mais le monde de l’open space est aussi celui de la concurrence et de la transparence de l’évaluation permanente des performances. Un univers où les attitudes conformistes prennent des tournures parfois inattendues. Maurin s’appuie sur des expériences ou quasi-expériences de mesure de la productivité sur le lieu de travail. Ces études concluent deux choses. La première est qu’il existe une tendance à s’aligner sur la productivité des autres, quel que soit l’enjeu personnel du niveau de productivité atteint. La seconde est qu’un individu, pourtant habitué à suivre certaines normes de productivité, pourra en changer sans difficulté en changeant d’environnement et que l’environnement peut lui-même se modifier très facilement, pour peu que les individus interagissent dans le groupe. Plus que des traits culturels, ce sont les interactions qui façonnent les normes du groupe.
L’auteur se penche ensuite sur l’impact des lois Aubry sur la vie des couples. Il observe qu’entre 1998 et 2002, dans certains couples, l’un des conjoints a vu légalement son temps de travail baisser, alors que l’autre est resté aux 39 heures. S’appuyant sur ses propres travaux et ceux de ses coauteures Dominique Goux et Barbara Petrongolo, Maurin évalue d’abord l’évolution du temps de travail des salariés concernés par un accord. Leur temps de travail (déclaré) a baissé en moyenne de 2 heures et leur salaire est resté identique. Quand on analyse l’évolution du temps de travail des hommes non concernés par le passage aux 35 heures, mais dont la femme a bénéficié de la mesure, on constate une baisse significative de leur temps de travail, encore plus chez les cadres, sans baisse de salaire. Comment est-ce possible ? C’est qu’ils ont réduit les heures travaillées non rémunérées. L’explication sous-jacente est qu’auparavant, ils préféraient rester avec leurs collègues que d’être seuls à la maison. Désormais, leur compagne y est, ce qui incite à réduire le temps de travail. Le résultat est très différent pour les femmes : quand leur conjoint passe aux 35 heures, leur temps de travail ne baisse pas. Il augmente même dans de nombreux cas. L’explication tient dans la prévalence du temps partiel chez les femmes. Elles n’ont pas d’heures en excès à réduire et, éventuellement, la plus grande disponibilité du conjoint leur permet de reprendre un travail à temps plein, puisque leur compagnon est plus disponible pour s’occuper des enfants. Les 35 heures ont rééquilibré les temps passés par les conjoints auprès des enfants. Selon l’emploi occupé, les femmes dont le conjoint est passé aux 35 heures ont réagi de façons différentes. Éric Maurin conclut que les 35 heures ont permis d’améliorer l’allocation du temps pour les conjoints non concernés par la réforme : ceux qui voulaient travailler plus l’ont fait et les autres ont réduit leur temps de travail. Une mesure qui touche un individu peut avoir des effets d’entraînement sur ses proches. Ce qui vaut pour les 35 heures vaut probablement pour l’âge du départ en retraite. L’auteur cite, par exemple, une expérience naturelle aux Pays-Bas en 2005. Le gouvernement a rendu possible un départ en préretraite pour les fonctionnaires. On a alors constaté que les conjoints de ceux qui avaient opté pour la préretraite partaient en moyenne plus tôt aussi, alors même que leurs conditions légales de départ n’avaient pas changé. Dans le domaine fiscal, l’étude de la réforme suédoise des années 1990 conduit à un constat du même ordre. Les revenus sont individualisés dans ce pays (pas de quotient familial). Mais si les deux ne sont pas impactés de la même façon, disons que l’un voit les revenus du travail moins imposé mais pas l’autre, la hausse de l’investissement professionnel du premier est suivie par le second (pour qui rien n’a changé). Il peut paraître trivial de dire au fond que les couples veulent passer plus de temps ensemble. Pourtant, les politiques publiques peuvent être le révélateur de ce genre de comportements ; comportements qui ne sont pas assurés par avance quand on prend en compte tous les choix possibles. Or, précisément, pour Maurin, si les politiques publiques raisonnent uniquement sur des individus et ne sont pas en mesure d’anticiper des réactions de groupe inattendues, elles sont discutables.
Le chapitre suivant porte sur les loisirs et les vacances. Il peut paraître amusant qu’un économiste se demande si les gens prennent leurs vacances de façon conformiste, en même temps, par exemple. Pourtant, comme le souligne l’auteur « des politiques de partage de l’emploi, initialement conçues pour lutter contre le chômage peuvent contribuer à accroître la valeur des loisirs dans la société et aboutir à l’inverse de ce qu’elles cherchaient, chacun accordant finalement d’autant plus de prix aux vacances qu’il est moins seul à pouvoir en prendre. Le recul des heures travaillées, observé en Europe par rapport aux États-Unis à partir des années 1970, n’est peut-être rien d’autre que la conséquence lointaine et indirecte des politiques de préretraites et de réduction du temps de travail menées en Europe à cette époque pour endiguer la montée du chômage. ». Pour l’auteur, si la valeur travail a subi un déclin en France, c’est probablement davantage sous l’effet des politiques promouvant l’inactivité de certains qu’en raison d’une culture spécifique. Et la question de savoir si c’est une bonne chose reste posée, l’arbitrage se faisant au détriment de la richesse, mais au bénéfice d’un temps mieux partagé.
Tout le monde sait que les prix des loisirs et vacances s’élèvent en période de vacances scolaires, les familles avec des enfants ayant une élasticité de leur demande proche de zéro face aux professionnels du tourisme. On s’attendrait alors à ce que les personnes sans enfants partent hors vacances scolaires. Or, si certaines le font évidemment, la plupart, salariées ou retraitées partent massivement en vacances durant les congés scolaires. Après avoir analysé la possibilité de contraintes cachées (partir avec des amis ou de la famille qui ont des enfants, passer du temps avec les petits-enfants, éviter de se retrouver avec une double charge de travail quand tout le monde est en congés, etc.), Maurin conclut, à partir de données très détaillées, que ces hypothèses ne tiennent pas la route. Le déterminant le plus fort d’un départ hors vacances scolaires est le budget. L’explication la plus plausible est que les gens cherchent à éviter l’isolement et que partir pendant les congés scolaires est la meilleure stratégie pour cela.
L’ouvrage se penche ensuite la logique d’entraînement qui peut être à l’œuvre entre élèves. C’est à partir de travaux auxquels l’auteur a participé qu’une tentative d’évaluation est donnée. Elle porte sur des questions comme la construction optimale des classes dans un établissement scolaire, du point de vue du mélange des élèves, de la façon dont les bonnes pratiques de certains élèves se répercutent sur le comportement des autres et, au delà de l’influence des pairs, du rôle que jouent les autres acteurs du système (parents, professeurs, chefs d’établissement). Dans des expérimentations menées dans des collèges de région parisienne, les chercheurs sont partis de l’hypothèse (à tester) que les effets d’entraînement existent entre élèves et que modifier positivement les comportements d’un groupe ne nécessite de cibler les actions que sur un nombre limité d’individus. Reste à savoir quel type d’action. La première expérience (contrôlée) menée a consisté à mobiliser une partie des parents d’élève peu impliqués dans la vie du collège, en les invitant à des réunions d’information et d’échange organisées par le principal. Sur une base aléatoire, une partie des parents volontaires sont effectivement convoqués (ils constituent le groupe test) et d’autres ne le sont pas (groupe de contrôle). On constate dans les mois qui suivent que l’implication des parents volontaires croît, que les comportements (discipline, absentéisme) et les résultats de leurs enfants s’améliorent. Et, ce qui était l’objet initial de l’expérimentation, on mesure que de nombreux élèves des classes tests dont les parents ne sont pas impliqués dans l’expérience effectuent eux aussi des progrès importants. Tout ceci étant bien sûr comparé au groupe de contrôle des classes non concernées par l’expérience. L’analyse des résultats montre que ce sont les interactions entre élèves qui sont responsables des progrès (cela aurait pu être lié à une communication entre parents invités et non invités). Éric Maurin se penche ensuite sur la problématique du décrochage après le collège. On part de l’idée qu’une partie des choix de décrochage repose sur un conformisme, une volonté d’être bien vu de ses fréquentations. Mais pas seulement : pour les élèves fragiles, une évaluation erronée des possibilités de leurs enfants conduit les parents à prévoir qu’ils passeront le bac, alors qu’une trajectoire plus courte est plus réaliste et conduira à un diplôme, plutôt qu’à un abandon de scolarité. Une expérience menée dans les classes de troisième d’un collège a impliqué le principal comme acteur central. Le fait qu’il informe les parents des enfants fragiles a conduit à réviser les orientations retenues. Un an après, les taux de redoublement et de décrochage du groupe test ont chuté. L’auteur souligne les gains d’une intervention de ce type, assez peu coûteuse en fin de compte (même si elle demande une mobilisation sérieuse des principaux). L’impact dépasse même les élèves « à risque », par le biais d’un effet d’entraînement sur ceux qui sont immédiatement au dessus d’eux en termes de solidité. Eux aussi révisent leurs choix d’orientation et optent plus souvent pour la filière professionnelle. Sur ce point, j’avoue ne pas savoir si c’est une bonne chose, le texte n’en disant rien… On sait seulement qu’ils sont à la « frontière » où on hésite entre voie professionnelle et voie générale ou technologique.
L’effet d’entraînement fonctionne aussi dans le bon sens entre décrocheurs potentiels, au sein de leur groupe d’amis. La morale de cette expérience est simple : il est possible, à partir d’une impulsion donnée sur une minorité par le principal, de diffuser des comportements par le biais des effets d’entraînement du groupe.
Cette analyse s’achève par la prise en compte d’un autre paramètre crucial dans la réussite scolaire : la continuité des relations sociales. Les travaux montrent que la stabilité des relations sociales peut déterminer davantage la réussite que le niveau moyen des pairs. En d’autres termes, mettez deux vieux amis ensemble dans une classe de niveau plus élevé et leurs résultats s’améliorent. Mettez-les chacun dans des classes de meilleur niveau et leurs résultats stagnent ou se dégradent. Maurin en conclut que si certains programmes visant à extraire certains jeunes de leur milieu pour valoriser leur talent dans des institutions prestigieuses sont souvent décevants, c’est pour cela. Il s’appuie notamment une expérience menée à l’ENS dans la cadre du programme « Les cordées de la réussite ».
La démonstration de l’auteur s’achève sur un dernier chapitre consacré aux questions de ségrégation urbaine et de politiques de mixité sociale. Il rappelle quelques idées déjà développées dans ses précédents travaux (ici ou là, par exemple). La dynamique du ghetto est endogène. Elle est le fruit de la volonté des groupes de se dissocier. En particulier, les riches et les classes moyennes fuient les plus modestes. Cette littérature, rendue célèbre par Thomas Schelling, amène Maurin à une observation simple : ce qui compte dans l’existence d’un certain degré de mixité sociale n’est pas de rénover l’habitat ou déplacer les populations de façon volontariste, c’est leur volonté de vivre ensemble. Il en déduit que des politiques de lutte contre les discriminations qui changent le regard de l’autre sont plus efficaces que les politiques de peuplement, puisqu’elles agissent sur le niveau de tolérance qu’ont les gens concernant la proximité d’autres groupes sociaux. Il se penche plus spécifiquement sur les politiques de busing expérimentées notamment aux États-Unis, consistant à déroger à la carte scolaire pour envoyer des jeunes issus des quartiers défavorisés dans les écoles de quartiers plus huppés. Quand on analyse les risques politiques de ce genre de pratiques, on doit se poser la question de leur influence sur les résultats des élèves des écoles d’accueil. Prenant l’exemple de Boston, il montre qu’avec 5% d’élèves « délocalisés », les résultats des enfants déjà dans les écoles ne changent pas. En revanche, quand on se penche sur l’expérience naturelle qu’a constitué l’arrivée de migrants en Israël dans les années 1990, on constate un effet négatif, pour une proportion de 10% d’enfants accueillis. Il faut donc être prudent en la matière, il existe probablement des effets de seuil significatifs. D’autres travaux montrent qu’entre la ségrégation et un volontarisme trop affirmé, il existe un dosage fin à réaliser. Maurin revient, pour finir, sur la question du déracinement. Ce qui apparaît, en définitive, c’est qu’il existe un arbitrage subtil entre les gains et les coûts qu’il procure. Le choc d’un changement de relations sociales peut annuler les bénéfices d’une intégration à un milieu plus propice à l’épanouissement des jeunes. Et il semble bien compliqué de définir à l’avance où se situe la limite.
La fabrique du conformisme est un livre convaincant, clair, nuancé et rigoureux. Le conformisme – son besoin, même – survit à son ancienne forme contrainte pour devenir une adhésion. Les politiques publiques doivent en tenir compte et sortir de l’idée que cibler des individus est sans conséquence sur le reste de la société. Il existe des besoins d’appartenance, de liens affectifs réciproques constituant une chaîne sociale dont les ressorts ont évolué, mais restent prégnants. Il est possible de jouer avec ces ressorts, à condition de ne pas les ignorer. Le livre est une nouvelle pierre dans le jardin des politiques publiques ciblées ; dont l’angle est cependant différent de ce qui pouvait se faire jusqu’ici.
▲ Éric Maurin, La fabrique du conformisme. , Seuil, 2015 (11,80 €)