Splendeur de l’Inde ?
Jean Drèze & Amartya Sen (2014) ▼
L’ouvrage démarre par la présentation d’un pays dont la réussite principale est de préserver depuis des décennies un système démocratique qui est tout sauf une façade. Selon tous les critères usuels, et pas seulement le formalisme du suffrage universel, l’Inde est une grande démocratie, la plus grande au monde. Que l’on estime son état actuel, par exemple au travers de la liberté de la presse, ou son évolution, comme l’instauration d’une récente loi sur la transparence de l’information (que les auteurs saluent pour ses résultats déjà tangibles), l’Inde est une vraie démocratie, assise sur un socle solide. Cette introduction est importante. Car si, dès celle-ci, les auteurs soulignent l’ampleur des carences du développement indien, ils montrent bien que l’image d’un pays faussement démocrate n’est pas la source des insuffisances de sa situation.
Drèze et Sen se positionnent rapidement dans la logique des travaux du second sur le développement humain. Leur propos est de considérer ce qui peut être fait en Inde pour accroître les capabilités du plus grand nombre, constatant qu’en l’état actuel des choses, seule une minorité de la population peut se satisfaire pleinement de son sort et de son devenir. Ils mettent alors au centre des difficultés deux éléments centraux : l’éducation et la santé. Ajoutez-y le PIB et vous trouverez bien évidemment le trio d’indicateurs qui fondent l’IDH, dont on sait qu’il est passablement inspiré des travaux d’Amartya Sen. Or, ce que notent les auteurs, c’est que du point de vue de la croissance, l’Inde a déjà ce qu’il lui faut depuis les années 1980 ou 1990, puisqu’elle est en moyenne le second pays au monde (après la Chine) au palmarès du taux de croissance (brut ou par tête). En revanche, les indicateurs sanitaires et sociaux qui fondent l’IDH sont médiocres en Inde. Un élément amusant du livre est qu’il compare régulièrement les performances du Bangladesh et de l’Inde. Et, j’avoue humblement que je l’ignorais mais, tantôt en valeur absolue, tantôt en variation depuis 20 ans, la comparaison est loin d’être favorable aux Indiens.
Les maux du développement de l’Inde sont multiples, pour les auteurs. Il y a évidemment les carences de l’État. La corruption, comme on s’en doute et dont le niveau est élevé (l’Inde se classe 85ième sur 175 au classement de Transparency International en 2014). Mais les auteurs pointent particulièrement un autre phénomène : la désorganisation de l’État, du fait d’une insuffisante responsabilité intégrée aux règles de fonctionnement des administrations. Les infrastructures essentielles sont sous-maintenues (voir le cas du réseau électrique). Les choix publics sont souvent hasardeux (voir le cas du partage privé-public dans l’offre de soins). Et les agents de l’État n’ont concrètement pas une culture de ce que l’on appelerait en France “service public”. Ce qui renvoie assez naturellement aux problèmes de corruption, dont la solution pour Drèze et Sen dépend d’abord de changements de mentalités dans la population (trop résignées à les accepter) pour pouvoir se traduire en changements institutionnels.
Autre insuffisance nationale : le système éducatif. Les indicateurs dans ce domaine montre une évolution poussive et peu efficace pour les auteurs, particulièrement quand on compare les moyens alloués et les résultats de pays comparables (avec des moyens inférieurs). Si la situation peut être très différente d’un État à l’autre, les auteurs pointent les carences récurrentes que sont l’absentéisme, aussi bien des élèves que des enseignants (ainsi que leur pénurie et une compétence moyenne discutable), la faible qualité de l’enseignement et les inégalités concernant celui-ci. Sur ce dernier point, un prudent parallèle avec le système français peut d’ailleurs être fait : une élite d’élèves indiens atteint un niveau de qualification très appréciable (et apprécié à l’étranger), alors qu’une grande proportion d’élèves restent à des niveaux faibles. Le sort réservé aux filles est également préoccupant (sur l’éducation comme dans les autres domaines de la vie sociale), puisqu’elles enregistrent des taux d’illétrisme et d’alphabétisation étant notablement défavorables aux filles. Celui des pauvres est également peu enviables en matière d’éducation.
Le système de santé publique indien est en crise. Les indicateurs sanitaires et nutritionnels indiens sont mauvais. Les enfants ne sont pas épargnés, au contraire. Le rachitisme, la sous-nutrition et la malnutrition sont plus importants en Inde que dans les pays comparables. Les taux de couverture vaccinale aussi. La responsabilité en revient pour Drèze et Sen à un système de santé public qui ne joue pas son rôle. Sous doté et mal organisé, il a progressivement laissé le secteur privé prendre une place trop importante pour un pays en développement, dans lequel les lacunes usuelles des systèmes privés sont amplifiées.
L’aide sociale connaît les lacunes des autres politiques publiques : insuffisantes, souvent mal pensée, mal ciblées et mal organisée. Elles peuvent, selon l’air du temps, les pressions lobbyistes et parfois la corruption, laisser une place à une offre privée subventionnée inadaptée.
Les inégalités, déjà évoquées en matière de santé et d’éducation sont multiformes en Inde. A l’aune des statistiques disponibles, les inégaités de revenus en Inde seraient assez modérées, en termes de comparaisons internationales. Les auteurs avancent pourtant des raisons d’en douter, en relevant un ensemble de faits stylisés. Au delà des revenus, il y a la question des sexes, mais également celle des castes et des classes. Toutes ces formes d’inégalités se renforcent mutuellement. Le système des castes a perdu de son importance au cours du 20ième siècle, mais reste bien trop tenace, selon les auteurs. Il suffit d’observer la part de chacune des castes dans les positions sociales valorisées. La part des femmes dans la population active est notoirement faible en Inde.(ce qui, sans surprise, colle avec les données en matière d’inégalités vis-à-vis de l’éducation). Les femmes sont une ressource de développement insuffisamment exploitée en Inde. Et même si certaines intitiatives (un équivalent de notre loi sur la parité en politique) vont dans le bon sens, même si certaines atteintes aux droits des femmes sont devenues récemment des sujets de débat public (la prévalence du viol est de moins en moins acceptée dans la société indienne), la position des femmes est encore tout sauf satisfaisante. Au point que la pratique de l’avortement sélectif reste très inquiétante dans certains États.
Un des paradoxes de la démocratie indienne, établie et notamment assise sur une presse libre et dynamique, est que toutes ces difficultés du développement indien sont finalement largement ignorées dans les débats publics. Pour les auteurs, les débats publics sont orientés par les préoccupations des classes supérieures et les impératifs de rentabilité de la presse. Si certains sujets parviennent à faire la Une des journaux et enclencher des débats publics (et des changements de politiques publiques), c’est parce que d’une manière ou d’une autre, les intérêts de ceux qui bénéficient réellement de la croissance indienne sont concernés. Il en est ainsi de la question des viols collectifs, devenus un sujet de débat lorsqu’une jeune femme relativement aisée, en a été la victime. Les inégalités en général ne sont pas un sujet vendeur et les graves problèmes de la majorité de la population restent passablement négligés par le débat national. Il ne semble d’ailleurs pas exagéré de considérer que cet ouvrage a été d’abord rédigé dans le but de corriger ce biais.
Jean Drèze et Amartya Sen font tout au long du livre un grand nombre de suggestions, qu’il serait fastidieux de décrire ici. On retiendra de leur message l’idée que dans de nmbreux domaines, l’opinion indienne a tendance à considérer que le marché doit être le plus souvent favorisé dans l’allocation des ressources. Les auteurs montrent que cette posture demande à être rééquilibrée dans certains domaines, alors qu’elle est tout à fait tenable dans d’autres (en matière de prévention des famines, par exemple). En écho aux travaux de gens comme Duflo et Banerjee (et en contradiction avec ceux d’auteurs comme Easterly), ils montrent qu’une forme de “partenalisme” permet d’atteindre plus facilement certains objectifs éducatifs ou sanitaires. Si le propos général semble sombre, la démarche des des auteurs reste clairement optimiste.
Splendeur de l’Inde ? est un livre qui vaut le détour. C’est en même temps une sorte de tableau économique et social de l’Inde actuelle, un rapport de type de ceux que la banque mondiale pourrait produire et un essai critique. L’ouvrage présente les paradoxes de l’Inde actuelle, avec une finesse et une proximité que, probablement, les meilleurs spécialistes de l’Inde n’y résidant pas auraient du mal à reproduire. Cette chronique s’est concentré sur l’aspect descriptif, mais l’ouvrage va bien plus loin. Pour la plupart des thèmes abordés, des points de repère conceptuels de qualité sont fournis. Les explications concernant les dispositifs de politiques publiques et leur dimension institutionnelle ou juridique sont d’une précision plus qu’honorable. Ce livre comnviendra aussi bien aux connaisseurs de l’Inde qu’à ceux qui ont tout à en apprendre. Pour ces derniers, ajoutons que le style de l’ouvrage est vraiment très agréable, loin de certains documents de ce genre écrits dans une langue pauvre et rébarbative.
▲ Jean Drèze & Amartya Sen, Splendeur de l’Inde ?. Développement, démocratie et inégalités, Flammarion, 2014 (26 €)