Les imposteurs de l’économie
Laurent Mauduit (2012) ▼
L’argument central du livre est que les économistes vedettes en France sont dans une logique de pouvoir et d’intérêt personnel qui pose une question démocratique dans l’accès à l’information et l’expertise économique. Ils usent et abusent de leur position, avec la complicité de media dociles ou pleinement satisfaits de leur discours libéral, pour confondre science et pédagogie, d’une part ; copinage et fortune personnelle d’autre part.
Plusieurs points ont particulièrement retenu mon attention. En premier lieu, Laurent Mauduit souligne que parmi les experts habitués des plateaux télés, certains sont tout simplement des usurpateurs patentés, à qui on donne le titre d’économiste (donc d’expert) avec une légèreté qui fait, au mieux, sourire. Il a totalement raison. Il y aurait beaucoup à dire sur les raisons qui font que les économistes qui connaissent vraiment leur sujet en parlent peu dans les medias. Mais le fait est là : parmi ceux qui squattent les studios télé, un certain nombre parlent de tout et n’importe quoi avec autant d’aisance et d’aplomb que d’inconsistance. Or, l’analyse économique est suffisamment spécialisée et complexe pour qu’on ne puisse avoir un avis éclairé sur tous les sujets d’actualité. De ce point de vue, certains devraient être invités moins souvent, ce que Mauduit explique bien. De même que certains journalistes économiques, emportés par le tourbillon de leur position et fréquentations en viennent eux-même à se prendre pour des expertset à être parfois même adoubés comme tels par un pouvoir qui les nommera dans telle ou telle cellule de réflexion et autres commissions aussi inutiles qu’éphémères (et heureusement). Or, ils ne le sont définitivement pas, si on se fie à la pauvreté de leur discours.
Le deuxième point que l’auteur examine, fondamental et lié au précédent, est l’existence de conflits d’intérêt fréquents chez les économistes médiatiques. Ils sont nombreux à avoir des activités annexes, pour le compte de banques notamment, ou dans les affaires pour leur propre compte. Mauduit note que, si certains ne peuvent s’en cacher (les salariés de banques), d’autres dissimulent avec beaucoup de soin leur double casquette, qui est parfoistriple, voire plus. C’est une des grandes valeurs ajoutées du livre, évidemment : en journaliste d’investigation, l’auteur a pris le temps – que nous ne prenons pas – pour enquêter sur les activités des économistes stars. Certaines informations étaient simples à obtenir, d’autres bien moins. La somme est globalement conséquente. Les rémunérations de certains sont à majorité issues d’activités liées à la finance. Il est donc naturel que leur discours d’expert soittoujours orienté dans le même sens : le marché, c’est bien et les Riches sont sympas, certains dicateurs aussi quand ils accueillent avec hospitalité votre business. L’argument est cohérent, presqu’évident pour certains noms cités ; notamment lorsqu’on a affaire à des faiseurs d’influence plus qu’à des intellectuels réels. La comparaison avec les pratiques américaines, notamment depuis 2008 est spectaculaire. Alors que les activités annexes des universitaires doivent être révélées publiquement, la France ne connaît pas encore cette approche de façon systématique. Les réflexions autour de codes éthiques évoluent et on doit reconnaître que, dans l’intérêt des économistes comme du grand public, c’est plutôt une bonne chose. Au demeurant, le livre de Mauduit y a contribué.
Sur ce sujet, cependant, on est néanmoins embêté que certains économistes soient mis dans le même panier que certains charlatans. Car, malgré les nuances que Mauduit répète régulièrement, l’argument global n’épargne finalement pas des figures dont les erreurs de prévision ou certaines convictions sur le fonctionnement de l’économie peuvent être presque mises sur le même plan que des attitudes relevant clairement de stratégies opportunistes. Laurent Mauduit a, à mon humble avis, parfois trop vite fait de confondre conflits d’intérêt et préjugés scientifiques. Si untel pense, à tort ou à raison (apparemment, à tort…), que le bon modèle de l’économie est la finance dérégulée, est-ce forcément la preuve qu’il est à la solde du grand capital ? N’est-ce pas simplement que ses travaux aboutissant à ces résultats, il les défend fermement, comme le font la majorité des chercheurs pris dans le débat scientifique ou public ? Parfois, oui, parfois, non. Parfois, les deux se mêlent. Comment faire la part des choses ? On peut avoir une certitude : ce regard extérieur à la profession devrait inciter les économistes qui se soucient de leur image à une certaine prudence dès qu’il est question de certitudes et de prévisions. A charge aux journalistes de ne pas leur demander autre chose, du reste.
Ce qui m’amène à l’argument qui me semble le plus problématique dans l’ouvrage. On a progressivement au fil du livre le sentiment que les économistes de gauche sont les bons économistes et ceux de droite les mauvais. Cela pose plusieurs problèmes. Le premier est que, s’il faut reconnaître que la génération actuelle d’économistes brillants français se situe le plus souvent à gauche en termes d’engagement ou de sympathies politiques, c’est un argument qui n’a globalement pas de sens. Il n’est pas affirmé en tant que tel, mais ressort insensiblement, peut-être même sans que l’auteur ne s’en rende vraiment compte. Il épargne certaines figures classée à droite, dont il loue la cohérence et l’honnêteté, mais le message d’ensemble est clair. Le second problème, c’est que pour Mauduit, on est rapidement classé “économiste de droite”. La réalité est pourtant qu’il y a assez peu d’économistes de droite, les enquêtes sur les préférences politiques de la profession montrant une dominante de centre gauche. Les économistes de droite sont peut-être surreprésentés dans certaines institutions officielles et dans les débats publics, mais je pense que le problème est ailleurs. Il est que les clivages gauche-droite correspondent peu aux clivages de la discipline. Dans Sexe, drogue… et économie, nous soulignions la difficulté à politiser simplement la discipline. Qu’est-ce qu’un keynésien aujourd’hui, par exemple ? De nombreux économistes qui en portent le label sont des gens qui sont globalement favorables au libre-échange, pensent que le marché est un système performant dans l’ensemble. Considérer que se positionner contre la hausse du Smic ou en faveur d’une taxation modérée du capital implique d’être de droite est une erreur ou, au moins, une vision restrictive des choses. La méthodologie de la recherche en Économie et ses subtilités nous oblige à prendre des précautions sur ce point. De même,conseiller un gouvernement suppose-t-il d’emblée qu’on est de son bord ? Conseiller tous les gouvernements quelle que soit leur couleur est-il le signe d’une remarquable capacité à retourner sa veste ? Sans sombrer dans la naïveté, la réponse ne va pas de soi.
Le dernier point qui m’a interpellé dans l’ouvrage est la charge contre la croissance des financements privés dans l’Université française en Économie. A en croire l’auteur, il s’agit là d’un fléau qui gagnrène le système en le mettant ni plus ni moins sous la coupe de la finance. L’argument est double : si une entreprise privée finance des chaires universitaires, il ne peut en résulter qu’un biais dans l’orientation des recherches, privilégiant certains thèmes plutôt que d’autres (au détriment des questions sociales, par exemple) etl’indépendance des chercheursest durement menacée. J’ai tendance àne pasdu tout croire au premier argument. La recherche est mondiale. Les thèmes de recherche ne se décident pas dans un pôle d’excellence en France, dans lequel les financements privés ont notamment pour objectif de faire venir des chercheurs internationaux de premier rang.Ensuite, si le financement privé devait irrémédiablement déboucher sur des recherches spécifiques, on a du mal à comprendre comment les grandes Universités américaines peuvent devélopper des programmes de recherche sur des sujets dont on peut douter qu’ils soient la priorité intéressée des firmes multinationales (pour mémoire, des chercheurs français de premier rang se font inviter ou travaillent à temps plein aux États-Unis pour réaliser des travaux sur les inégalités…). On accordera à l’auteur qu’un déséquilibre trop flagrant et généralisé entre financements publics et privés, pourrait aller dans ce sens, mais où se situe la limite ? En ce qui concerne le risque de perte d’indépendance des chercheurs quant à la publication de leurs résultats, rien ne prouve non plus qu’il soit si avéré. Puisque le problème mis en avant est celui de la rémunération, peut-on estimer que des pointures de la discipline se laissent systématiquement dicter par une entreprise ce qu’elles doivent publier ? Répondre par l’affirmative, c’est considérer qu’ils sont tous faits sur le même modèle de cupidité que le dernier des traders voyous. Or, si le chercheur est en moyenne comme tout le monde et aime son petit confort s’il peut y accéder, il se rémunère aussi par un autre biais qui est la reconnaissance des pairs et l’estime de soi. A la limite, il y aura probablement toujours un autre mécène concurrent du financeur initial pour venir s’y substituer en cas de pressions jugées inacceptables. Ainsi, donc, si je ne suis pas dupe des jeux de pouvoir que le financement de recherches peut mettre en branle, s’il revient clairement à l’État de prendre une part importante au financement des Universités, l’argument ne m’a pas convaincu (l’État lui-même est-il un financeur totalement neutre ?). Pour terminer sur ce point, on notera que Mauduit est scandalisé par le fait que des chaires thématiques soient financées par des firmes dont l’activité recoupe exactement les travaux financés. On peut avoir deux réactions vis-à-vis de cela. La première est de se dire que c’est plutôt cohérent et rassurant. Dans la mesure où les bénéfices en matière de communication de la firme sur son implication dans la recherche dans son domaine d’activité seront élevés, elle peut se permettre de laisser les chercheurs travailler dans une grande indépendance. La seconde réaction consiste à considérer que si les thèmes de travail de la chaire financée sont précisément ceux de la firme qui finance, alors la tentation est forte d’influencer les résultats des recherche. Chaque thèse a sa consistance. Mais, une fois encore, rien n’est certain.
Le travail de Laurent Mauduit est utile et instructif. Je n’ai volontairement cité aucun nom d’économiste dans cette chronique. Or, l’auteur s’appuie sur des personnes réelles, qu’il atomise, égratigne, épargne ou met en valeur. Il y a quelques pépites qu’il aurait été amusant de raporter ici, c’est certain. Mais il me semblait intéressant de valoriser son travail par une lecture plus générale de son livre ; ce qui est son objectif in fine. Les économistes auraient tort de regretter ce coup de projecteur critique sur leur activité. Car leur image est très mauvaise dans le public et Mauduit, comme d’autres, permet d’en parler, sans charger l’ensemble de la profession, encore moins de brocarder son utilité sociale.Reste les critiques que j’ai mentionnées. En fin de compte, quand on achève l’ouvrage, on se dit que ce qui a pu manquer pour les faire disparaître, en dépit des nombreux entretiens qu’il a pu avoir avec des économistes, est un coauteur économiste, plus à même de nuancer certains aspects par sa connaissance en profondeur de la discipline. J’ignore si l’idée a traversé l’esprit de Laurent Mauduit, mais je suis à peu près certain d’une chose : pour diverses raisons, il aurait probablement bien eu du mal à en trouver un…
▲ Laurent Mauduit, Les imposteurs de l’économie. , Pocket, 2012 (6,36 €)