Marchés financiers. La logique du hasard.
Evariste Lefeuvre (2010) ▼
L’outil conceptuel retenu par l’auteur est “la vue”. Une vue n’est pas vraiment un scénario. A la base, elle est une perception de l’avenir basée sur le raisonnement économique ou financier. Mais elle tend à établir un pont entre les deux, se nourrissant d’allers retours entre les deux boîtes à outils de l’éconmie théorique et de la pratique de la finance. Une vue mobilise un ensemble de concepts économiques classiques, la confronte aux comportements effectifs des marchés, voire même à leur appréhension des modèles économiques existant. Elle mêle les façons de penser et accepte l’idée que les modèles sont insuffisants, que l’époque de la prévision déterministe est révolue et que visualiser l’avenir doit se faire de façon modeste et appliquée. Ce qui implique de renoncer à comprendre le fonctionnement de l’économie et des marchés de façon inconditionnelle. Une vue évolue car l’incertitude ne peut laisser la place à une compréhension définitive des phénomènes à venir ou même en cours. Elle doit s’appuyer sur des caractéristiques du moment potentiellement stables, que l’auteur qualifie de “régimes”. Dans un régime donné, un certain nombre de paramètres (croissance, risque, etc.) sont attendus des opérateurs, qui prendront des décisions en fonction des valeurs qu’ils considèrent comme pertinentes. La qualité d’une vue repose dès lors sur l’identification d’un nombre limité de régimes possibles. Elle n’annonce pas le futur avec autorité, mais ne renonce pas à l’envisager. En d’autres termes, “la toute puissance de l’efficience a fait son temps mais elle ne doit pas pour autant laisser la place au hasard pur, aux ‘black swans’ “.
La première partie du livre explicite les bases de la non communication entre économie et finance, notamment dans le contexte actuel, et montre comment la tentation de sombrer au “Nous ne savons rien et ne pouvons rien prévoir” serait simple. L’auteur y expose l’absence parfois criante de la finance (de la finance bancaire en particulier) dans les modèles standard de l’économie, dont il énumère quelques autres manques, avant de montrer que les approches comportementales, aussi intéressantes soient-elles, ne sont pas d’un grand secours.
La deuxième partie de l’ouvrage se penche sur les risques de l’ancrage cognitif dans l’analyse de l’évolution des marchés. L’auteur appelle à un maniement raisonné de l’histoire et de ce qu’on peut en inférer pour le futur. La passé ouvre des voies, mais pas de façon définitive. L’extrapolation plus ou moins sophistiquée de tendances, aussi bien que la fixation des analyses sur des variables clés dans le passé (des “bouc-émissaires”) ne doivent pas être érigées en règles infaillibles. La notion de consensus, loi d’être inutile, doit être du reste appréhendée à l’aune de ces biais, si elle ne veut devenir une “tyrannie”, de fait erronée.
La troisième partie balaie un grand nombre de concepts de référence en finance, pour mettere en avant leurs limites conceptuelles. De la neutralité face au risque aux modèles d’évaluation des options, Evariste Lefeuvre cerne à coup d’exemples courts les limites concrètes des outils couramment utilisés par les économistes et professionnels de la finance. Il montre comment ces manques, connus de tous, invitent à mesurer les raisonnements et jugements sans pour autant tomber dans une approche quasi nihiliste.
La quatrième partie, qui revient en premier lieu sur l’utilité des modèles économiques pour comprendre l’économie telle qu’elle fonctionne vraiment, dans ses rapports à la finance en particulier, appelle encore à une position ouverte : des modèles existent, faisons-en bon usage. Après le long détour des chapitres précédents, elle revient sur la notion de “vue”, en répétant l’impératif de choisir entre des modèles économiques suffisamment pertinents, d’analyser alors l’état des comportements et opinions financières à cet instant t et de faire dialoguer autant de fois que nécessaire ces deux étapes.
Ce livre est intéressant à divers dégrés. Sa thèse principale est pertinente. Le monde est complexe, nous ne disposons pas des outils permettant de le comprendre parfaitement. Nous ne devons ni céder à la facilité de faire comme s’ils l’étaient, ni à une forme de résignation qui voudrait faire systématiquement table rase des modèles, au prétexte qu’ils ne fonctionnent pas parfaitement. Économie et finance sont connectées dans la réalité. Les représentations de la finance dont nous disposons ne collent pas forcément avec les comportements à un moment donné. Nous disposons néanmoins de passerelles, aussi fragiles soient-elles parfois. Utilisons les en nous contraignant à une correction permanente de nos représentations. En bref, anticiper l’imprévisible nécessite une veille permanente, consciencieuse et acceptant ses limites. Comme le disait Keynes, cité par l’auteur, “When the facts change, I change my mind. What do you do, sir?”. Au delà de cette thèse, que d’aucuns trouveront un peu élémentaire pour en faire un livre, ce qui impressionne tout au long de l’ouvrage, c’est la masse de références conceptuelles avancées par Lefeuvre. De ce point de vue, il n’est probablement pas exagéré de dire que la quasi totalité des concepts économiques et financiers théoriques de référence sont évoqués. Et c’est probablement une faiblesse de l’ouvrage. On sort parfois frustré de ce foisonnement, chaque point étant approché de façon rapide, ce qui ne peut pas être reproché à l’auteur, mais fait de Marchés financiers un livre parfois dense à avaler.
▲ Evariste Lefeuvre, Marchés financiers. La logique du hasard. . Rapprocher les marchés et l’économie pour ne plus subir l’imprévisible., Eyrolles, 2010 (19 €)