Adapt
Tim Harford (2011) ▼
«Nous vivons dans un monde complexe et imprévisible» est l’un des clichés les plus fréquemment rencontrés à notre époque. Comme tous les clichés, il comporte une part de réalité. L’économie moderne est le résultat de milliards de décisions décentralisées, comporte des dizaines de milliards de produits différents, des chaînes de production impliquant de nombreux pays différents, au point qu’un tsunami au Japon peut perturber la production de Peugeot à Sochaux; quelques choix désastreux dans des banques américaines précipiter le monde entier dans la crise économique; notre décision d’utiliser ou non notre voiture aujourd’hui rendre la planète invivable dans quelques siècles sous l’effet du réchauffement climatique.
Comment agir dans ce contexte? Nos réponses se ramènent le plus souvent à deux possibilités: les experts et les leaders. Les entreprises paient des rémunérations toujours plus élevées à des dirigeants dans l’espoir qu’ils soient les sauveurs dans un monde complexe, font appel à des cabinets de conseil expert pour résoudre les problèmes qu’elles ne parviennent pas à traiter. Dans le domaine politique, décisions, traits de personnalité des dirigeants sont scrutés avec la plus grande attention par les médias pour savoir si ce sont «les bonnes décisions». On réforme en confiant à des experts spécialisés le soin d’élaborer les mécanismes qui permettront de résoudre les problèmes et prévenir les crises (experts indépendants, comité de Bâle, hautes autorités, etc). En Libye, comme il n’y a pas si longtemps en Irak, on part du principe que remplacer un dirigeant nuisible constituera la solution aux problèmes qu’il pose.
Mesure du succès ou de l’échec, la presse établit régulièrement des classements des «100 personnes les plus influentes du monde» ou autres «managers de l’année», et le premier réflexe lorsqu’une équipe sportive échoue est de demander la tête des dirigeants et entraîneurs. Dans tous les domaines, nous attendons le Messie qui viendra résoudre nos problèmes; nous y sommes aidés par une offre jamais tarie de personnes qui prétendent qu’il suffit de les mettre aux commandes pour résoudre tous les problèmes. Et lorsqu’elles n’y parviennent pas, nous brûlons avec la même énergie que nous avons adoré. Jusqu’à trouver le prochain Messie qui, doté de la bonne personnalité et aidé par la technique, finira par trouver les solutions.
Ce livre de Tim Harford est entièrement consacré à nous expliquer que cette perspective est totalement à côté de la plaque. Dans un environnement complexe, s’adapter signifie expérimenter, échouer, apprendre de ses échecs, et recommencer. Cette idée peut sembler extrêmement simple: elle est au contraire extrêmement profonde et révolutionnaire, et a des implications profondes sur la façon d’espérer améliorer les choses dans un monde complexe. S’appuyant sur des exemples très divers – historiques, militaires, économiques – et sur la théorie de l’évolution et de la complexité, il rédige un véritable plaidoyer pour l’expérimentation, l’adaptation, et le pluralisme.
Le premier chapitre raconte comment l’armée américaine a changé de stratégie en Irak, par essai et erreur, contre l’intégralité de son leadership qui refusait de voir la réalité et de changer des pratiques qui ne fonctionnaient pas. Contre une histoire racontée avec de grands chefs héroïques (avant, mauvaises idées et mauvaises pratiques; Petraeus arrive, et sauve la situation) il montre l’expérimentation de ceux qui agissaient sur le terrain, et les conséquences tragiques d’un système hiérarchique opposé au pluralisme et terrifié par l’idée de dire à son chef qu’il a tort. Le second chapitre est consacré à l’innovation, montrant dans quels contextes elle apparaît, et comment espérer la promouvoir.
Le troisième chapitre évoque la question du développement et de la pauvreté, et constitue un plaidoyer pour l’expérimentation contre les grandes idées, appuyé sur la façon de travailler d’Esther Duflo et du poverty action lab. Le cinquième chapitre s’interroge sur la façon de lutter contre le réchauffement climatique, montrant l’échec des approches «top-down» fondées sur la réglementation.
Le sixième chapitre traite des crises et des accidents majeurs, établissant un parallèle extrêmement instructif entre accidents industriels (centrales nucléaires, DeepWater Horizon) et la crise financière. Les deux derniers chapitres décrivent comment s’inspirer de cette perspective pour les organisations et les personnes. La leçon du livre, régulièrement répétée, est la suivante:
– Expérimenter, ce qui implique des échecs.
– Avancer à petits pas plutôt que concevoir des grands plans.
– Faire occasionnellement un saut dans l’inconnu mais…
– Faire en sorte que les échecs n’aient pas de conséquences trop lourdes; au contraire, trouver des mécanismes qui permettent d’apprendre des échecs
– Promouvoir le pluralisme, l’information et la critique.
Sous cette forme, ces recommandations peuvent sembler banales. Mais tout l’intérêt du livre est de montrer à quel point leur mise en pratique est difficile. Dans le développement, comme en médecine, on impose aux expérimentateurs des demandes infiniment plus grandes qu’à ceux qui se contentent d’imposer de grandes idées. La Banque Mondiale peut paisiblement subventionner la construction d’immenses barrages, tandis que l’on se demande si les expérimentateurs qui testent au hasard différentes façons d’améliorer les résultats scolaires des enfants dans les pays pauvres si faire des expériences sur des humains est bien éthique. On confie des tâches de plus en plus complexes à des experts, on considère comme une qualité le fait pour un dirigeant d’affirmer qu’il «ne connaît pas la marche arrière» ou que «l’échec n’est pas une option». C’est oublier qu’acheter une voiture sans marche arrière serait une bien mauvaise idée; et que si l’échec n’est pas une option, cela signifie que l’innovation n’est pas une option non plus.
Pourquoi sommes-nous si rétifs à l’improvisation, à la décentralisation, à la procédure d’essai et d’erreur? Harford aborde la question dans son ouvrage, sans vraiment la traiter à part. Deux grandes explications ressortent pourtant. La première, ce sont ces caractères psychologiques qui nous font refuser d’admettre que nous avons tort, le profond inconfort que produit le fait d’avoir eu tort. La seconde touche au pouvoir: l’expérimentation, le pluralisme, sont autant de façons de contester la position de ceux qui commandent. C’est pourquoi ceux qui ont un pouvoir ont trop souvent tendance à s’y opposer. A ce titre, cet ouvrage est extrêmement subversif. A lire de toute urgence.
▲ Tim Harford, Adapt. Why success always starts with failure, Little Brown, 2011 (15,80 €)