La nouvelle écologie politique
Eloi Laurent & Jean Paul Fitoussi (2008) ▼
A l’inverse, l’économie néoclassique, sa branche portant sur la croissance en particulier, vit sur l’illusion de la substituabilité permanente et assurée entre les idées ou les biens et les ressources naturelles. Pour elle, les ressources naturelles sont suffisamment abondantes pour que, par le jeu du progrès technique et des incitations, les Hommes soient toujours capables de mobiliser leur intelligence pour croître sans limites. Pour Laurent et Fitoussi, cette vision repose sur l’hypothèse d’une réversibilité des processus économiques qui n’est pas satisafaisante, car bien trop spéculative. “Une double irréversibilité marque ainsi le développement de l’humanité : la décumulation des stocks de ressources épuisables ou la dénaturation tout aussi irréversible de certains fonds environnementaux d’un côté, l’accumulation des savoirs et du progrès des techniques de l’autre. Le temps de l’économie est, pour ces raisons, orréductiblement orienté : entropique pou rles ressources et historique pour les institutions de production, d’organisation et de diffusion des connaissances. Les perspectives d’évolution du système formé par les sociétés humaines tiennent en partie àl’espace aménagé entre ces deux procesuss dynamiques, écart qui peut faire penser à celui qui sépare les deux lames d’une paire de ciseaux. On peut ainsi décider d’une croissance aussi forte que l’on veut (donc d’un prélèvement correspondant sur les stocks de ressource) à condition de disposer d’un niveau de connaissances suffisant pour assurer la pérennité du système”. En d’autres termes, on nage en plein développement durable.
Problème : les deux processus ne sont pas symétriques et les Hommes sont peu précautionneux par nature et les délais que le processus entropique au développement sont certainement trop courts si on laisse les choses se faire seules. Le “délai” est un bien public. C’est donc à la démocratie de le gérer. Et aux auteurs de nous expliquer comment la démocratie va s’y prendre. Peut-être y parvioendront-ilss dans le second tome de l’ouvrage, s’ils en ont prévu un. Car autant la façon dont Laurent et Fitoussi avance l’ultime partie de leur ouvrage est cohérente et intéressante, autant la dernière étape est indigne des ambitions affichées en début d’ouvrage. De digressions en banalités autour du thème “La démocratie, c’est génial”, le texte n’apporte rien de convaincant. On attend un modèle structuré, des hypothèses utiles autant que discutables (la méta institution qu’est la démocratie n’échappe pas à son principe de base, rien de plus normal) pour boucler l’ensemble. Rien de cela, ou presque. Il y a certes une tentative de modélisation, empruntant à une rhétorique systémique de base. Mais rien de solide. Que disent les auteurs dans cette partie qui devrait être le moment clé du livre ?
Cinq pages sont destinées à nous convaincre maladroitement que l’économie est politique ou n’est pas (le problème fondamental, c’est la justice sociale, donc la démocratie). On y apprend que l’économie a été d’abord gentille (politique), puis méchante (non politique), que la rationalité est un concept qui pose problème en insistant trop sur la notion de choix, les contraintes étant quelque peu délaissées (donc, la démocratie). Il est temps de redevenir gentil (politique, donc démocrate). “L’autonomie de l’économie est une chimère, elle a toujours été une chimère”. Telle est la conclusion d’un paragraphe expliquant bien pourquoi le rapport Stern n’aurait pas pu être pondu sans l’analyse économique la plus… autonome. En effet, les préconisations du rapport Stern reposent sur la valeur du taux d’actualisation retenu, hors du champ de l’économie (autonome). La formulation des auteurs est plus maladroite que scandaleuse. L’économie politique s’intéresse aux conséquences économiques des comportements politiques. On voit mal en quoi donner une valeur à un taux d’actualisation relève de cette logique. Bref, le modèle utilisé par Stern est un modèle économique autonome, qui dit simplement que si le taux d’actualisation est nul, un planificateur qui maximise le bien-être social choisira de réduire fortement les émissions de CO2 car c’est le seul moyen de tenir compte du bien-être des générations futures comme de celui de la nôtre.
Ces broutilles oubliées, les auteurs argumentent sur le lien entre démocratie et catastrophes naturelles, pour montrer que les pays démocratiques savent mieux comment minimiser l’impact collectif des désastres naturels. C’est que les démocraties sont moins inégalitaires, au sens où elles donne un meilleur accès à tous aux biens premiers (notion rawlsienne reprise par Amartya Sen). Pour sauver laplanète, il suffit alors de réduire les inégalités. Décroître n’est pas nécessaire. Il faut juste réduire les inégalités, car “il faudra alors moins de croissance pour satisfaire les besoins de la population car une part moins importante en sera accaparée par les plus riches, et les plus pauvres, délivrés de la contrainte du quotidien, pourront de nouveau penser à l’avenir”. C’est à ce stade que le lecteur se demande où il va. La demonstration est peu claire, là où la première partie de l’ouvrage était limpide. L’économie bisounours pointe sérieusement son nez. On aimerait des détails sur les raisons pour lesquelles il peut exister des institutions favorisant l’enchaînement démocratie-baisse des inégalités-sauvegarde de l’environnement. Or, hormis un appel à chacun à être vertueux, on voit mal comment on y arrive. A ce stade, donc, la démocratie sauvera la planète parce que la démocratie, c’est bien, quand même. Les auteurs nous expliquent alors qu’il faut changer la perspective du développement humain. Le PIB, c’est insuffisant, il y a eu des indicateurs autres, tels que l’IDH, mais c’est encore insuffisant. Le développement,à la suite de Dany Rodrik, ce sont d’abord des institutions et quelques autres choses autour, que le schéma ci-dessous, tiré du livre, résume.
Fort bien. Et ensuite ? Eh bien, pour ainsi dire, c’est tout. Le livre s’achève sur un plaidoyer anti-décroissance et nous laisse incroyablement seul. De la problématique initiale, en quoi la démocratie est-elle l’avenir de la panète, que reste-t-il ? Une idée que cela puisse être le cas, mais aucune démonstration probante. Pire que cela, le sentiment que le sujet a été à peine effleuré, toujours en marge, “en rapport avec…”. A l’école, on appelle cela un hors-sujet méritant. On relit donc le dernier chapitre. On y cherche le fil conducteur qu’on aurait pu rater à la première lecture. Mais non, pas moyen de mettre le doigt dessus. A moins que la question posée ne soit pas celle que l’on a compris, impossible d’expliquer à un décroissant à partir de ce livre que s’il est un démocrate il doit renoncer à son utopie (Hum, déjà qu’en le lui expliquant, cela risque d’être coton…). Réduire les inégalités pour assurer un développement durable ? A en croire les auteurs, cela doit permettre de continuer à croître tout en satisfaisant toujours plus les plus pauvres. Soit, mais en quoi est-ce si différent de ce que nous constatons actuellement ? Une question de délai, peut-être. Et puis, où est la démocratie dans tout cela ? Où est l’acceptation des plus riches de renoncer à l’être toujours plus, égoïstement ? Comme le notent les auteurs, l’altruisme intergénérationnel n’est pas une donnée acquise, loin de là. Moins encore pour ce qui est de l’atruisme intragénérationnel. Quoique… La grande absence de l’ouvrage réside bien dans les modalités de délibération démocratique. A trop vouloir centrer sur la démocratie comme méta institution, on en vient à ne plus la considérer dans le cadre du problème posé, l’environnement. Comment convaincre des milliards de gens qu’ils doivent léguer aux générations futures le fruit de leur modération présente ? On connaît le problème quasi insoluble que cela pose. Nonobstant Al Gore, Nicolas Hulot ou Nicholas Stern,l’incertitude de ce qu’il adviendra réellement dans le futur reste patente. Ce n’est pas le point de vue du commentateur qui compte sur ce point. C’est l’agrégation des opinions. Quel sera le degré de gravité de la détérioration de l’environnement ? Quel sera l’effet de la technologie sur le délai entropique dans les 50 ans à venir ? Peut-on se satisfaire si vite de l’idée que la Terre est un système à ce point fermé que la croissance n’ait pas un bel avenir devant elle jusqu’à une fin du monde non liée à l’action de l’Homme ? Si une formulation de l’impératif démocratique dicte effectivement de trouver une décision moyenne, force est de constater que le livre nous en dit bien peu sur les mécanismes possibles pour organiser cette délibération. Pourtant, Laurent et Fitoussi ont raison : la démocratie est le chaînon manquant. Mais est-ce une idée si révolutionnaire qu’elle mérite un livre entier ?
Que faire de cet ouvrage ? On est conduit à en attendre bien plus que ce qu’il apporte finalement. Comme écrit plus haut, la première partie se lit avec intérêt, même si elle est parfois déjà parasitée par la chute décevante en fin d’ouvrage. Le problème de la décroissance est posé assez clairement. De façon cocasse, elle n’est que peu citée en tant que telle, au point qu’on finit par se demander si les auteurs ont souhaité éviter une polémique frontale avec les décroissants. Car, il faut bien le dire, Laurent et Fitoussi s’inscrivent dans l’optique du développement durable. Or, les décroissants rejettent, au même titre que le productivisme, cette conception des choses. Difficile alors de ne pas s’attirer leur courroux. Quoi qu’il en soit, la thèse développée est mal ou pas démontrée. En réfléchissant un peu à ces non-dits et ces espoirs déçus, on peut néanmoins approfondir sa réflexion sur le sujet. Si vous pensez que cela peut être suffisant, alors n’hésitez pas à vous procurer l’ouvrage. Après tout, ce peut être un point de départ, aussi imparfait soit-il.
▲ Eloi Laurent & Jean Paul Fitoussi, La nouvelle écologie politique. Économie et développement humain, Le seuil, 2008 (11,50 €)