Petits principes de langue de bois économique
Bernard Maris (2008) ▼
Il y a d’abord les commentaires sarcastiques de cette expérience naturelle in vivo qu’est la crise financière, la très juste et très facile (mais comment ne pas y succomber ?) évocation des champions de la veste retournée : avant l’Etat c’était la rigidité ; maintenant, c’est l’incontournable support du système. On sourit à «La messe en latin n’interdit pas la confession en français». Puis, ça se gâte. D’abord, «L’économiste (l’expert en économie, ou, plus généralement, celui qui parle d’économie, ministre ou homme politique) est donc celui capable de monter sur ses propres épaules pour dominer la foule et lui conter qu’il lui faut ceci ou son contraire, quoique l’inverse soit tout aussi souhaitable».L’économiste est un ministre comme un autre ? L’auxiliaire du vendeur de produits financiers est pareil au directeur d’études à l’EHESS ? Il ne m’avait pas semblé. Mais peut-être est-ce une généralisation pratique et sans conséquences pour la suite ?
L’économie parle d’argent et il est donc utile au puissant d’avoir des parleurs d’argent à ses côtés pour justifier qu’il en ait. Pas faux. Le marché est plein de lois, à respecter sous peine d’emprisonnement (ou pire, peut-être de faillite de la France), circulons, il n’y a rien à voir. Oui. Et puis, les gens aiment l’argent, ce qui est bien pratique pour l’aura du babilleur de l’économie. Très défendable.
«L’économie n’existe pas. Existe la rhétorique économique, ce qui est tout autre chose». Les économistes passent leur temps à vendre leurs boniments, usent du «tous les experts sont d’accord», «il est évident que», alors que non, ils ne sont jamais d’accord. Contrairement aux philosophes et aux savants, les économistes aiment la foule, cible de la rhétorique. Au fond, ce n’est pas grave, nous dit Bernard Maris. Il faut assumer la non scientificité de l’économie. Pourquoi pas ? En effet, la réalité économique a, comme le dit l’auteur, un caractère négocié. Le chômage est mesuré après négociation. La croissance est un concept négocié, conventionnel. Bien, venons-en alors à la question qui compte : comment faire apparaître cette réalité et en faire un objet d’étude contingent, honnête aurait-on envie de dire, à défaut d’une science ? «Le réel est sale. Il sent le bidonville et la souffrancce. La pauvreté, pour tout dire. Les équations permettent de se boucher le nez.». Compréhension définitive, sans appel, de leur usage. On ne devrait pas s’en remettre. Tant pis si le hasard a voulu qu’on lise quelques minutes avant un texte de Dani Rodrik disant en substance que sortir les pays pauvres de leur condition nécessite de s’ancrer dans l’agencement de leurs institutions en donnant toute sa place à l’espace démocratique. Tant pis si le même Rodrik n’hésite pas à coucher sur le papier «quelques» équations quand il veut mieux comprendre où il veut ou peut aller. Dommage aussi que pour démontrer l’inutilité des mathématiques, Maris en vienne à évoquer la théorie du chaos déterministe et la sensibilité de la dynamique d’un système aux conditions initiales. Naïvement, je pensais que c’était des maths. L’économie n’existe pas, seule la rhétorique existe. La théorie du chaos appliquée à l’économie est de la rhétorique. Oncle Bernard est un rhétoricien. Sa parole ne vaut que pour convaincre. Mais pourquoi je lis ce bouquin ? Et, suprême vertige, suis-je en train de faire de la rhétorique ou de présenter un essai d’économie ?
C’est un livre étrange, en fait. Pour l’argument d’autorité, figure rhétorique importante, il est écrit qu’on peut l’utiliser en disant quelque chose comme «Maurice Allais, prix Nobel d’économie écrit que…» , ce qui doit rendre incontestable le «que». Où est le problème pour Maris ? Dans le fait qu’il n’y a pas de prix Nobel d’économie. Comme si tout le monde considérait que chaque parole d’Al Gore est une source de paix. Non, le fait est que, d’où qu’elle vienne, une idée est à évaluer, la réputation de l’auteur n’étant qu’un élément d’évaluation. Et remplacer «Maurice Allais Nobel d’économie» par «Maurice Allais, récompensé par le prix le plus prestigieux en économie» ne changerait rien à l’affaire. Le deuxième exemple est l’utilisation de la parole de Michel Camdessus. L’auteur considère que plutôt que d’écrire «M. Camdessus dit que…» il faudrait dire «M.Camdessus, économiste comme moi plombier, dit que…». C’est vrai. Mais ce n’est pas le même problème, dans le fond. Ici, l’autorité est en plus quelque peu usurpée (pas par Camdessus, du restes, mais par ceux qui le citent). J’ajouterai une chose. Si l’argument d’autorité est plus facilement une marque du discours conservateur, j’ai plusieurs fois noté (pas chez Maris) une étrange attitude qui consiste à reconnaître implicitement que le prix Nobel d’économie en est un, du moment que le Nobel en question est d’accord avec soi. Evidemment, je pense à James Tobin,Joe Stiglitz, voire Amartya Sen. Gageons que Paul Krugman, prix 2008, bénéficiera du même traitement pour services rendus à la cause anti-Bush. Bref, l’énigme du prix Nobel d’économie n’est pas élucidée (et je m’en fous).
Et puis, en avançant dans le livre, on perçoit un changement. La description de la rhétorique devient plus ciblée, plus concrète et, en définitive, plus adaptée à son objet quotidien. La confusion entre quantité et qualité pour caractériser l’hémorragie des forces vive par la fuite de jeunes français à Londres répond à l’usage de concepts comme la confiance, la crise ou la mondialisation comme vecteur immédiat de toute une panoplie d’autres phénomènes, du chômage à l’achat de la dernière bagnole d’un patron (sic).
On est heureux de lire le paragraphe consacré à la fameuse formule «ça crée des emplois». Drapée d’une présomption d’utilité, elle contraint pourtant à se contorsionner pour reconnaître sans la délégitimer qu’en y réfléchissant bien… «le chômage crée des emplois». On trouve encore des remarques pertinentes dans la suite. La «spécificité française» est bien utile pour se défausser. L’argument de l’impuissance nous dit bien que des normes environnementales ne peuvent être mises en place, sans quoi il faudra licencier suite à la perte de compétitivité des industries locales. Intéressante est la diatribe sur l’argument des effets pervers. Maris montre bien que, finalement, l’évocation des effets pervers est un moyen rhétorique puissant. Toute mesure comprend potentiellement des effets pervers. Conclusion : toute mesure est mauvaise. Ce point est particulièrement sensible. Onsera en désaccord avec Maris si l’on dit qu’il illustre assez bien la différence entre rhétorique économique et analyse économique, analyse qui pour lui n’existe pas. Une décision comprend généralement des gains et des pertes. Ces dernières sont les «effets pervers». Que tel ou tel les mette en exergue ou les minore n’a pas d’importance, puisqu’ils seront toujours là. La seule question qui vaille est de décider in fine, si l’on veut prendre une décision qui fera l’impasse sur l’un des plateaux de la balance. Qu’il y ait de la rhétorique n’est que naturel. Celui qui pense que les gains excèdent les coûts défendra naturellement ce point de vue. Le choix politique reste : savoir qui supportera les pertes ou qui n’obtiendra pas les gains.
On achève rapidement l’ouvrage, peu épais et agrémenté de nombreuses planches des dessinateurs de Charlie Hebdo (j’ai toujours particulièrement apprécié celles de Charb ; ici encore). Convaincu ? Non. Je n’ai pas trouvé de liant. Je me suis demandé si le côté désordonné de la réflexion était un effet voulu, dans la lignée des chroniques d’Oncle Bernard dans Charlie, dont l’oralité est à mon avis une qualité, ou la conséquence d’une rédaction bien trop rapide et inachévée ? Et puis, il y a cet étrange sentiment qu’au fil du livre, on retrouve non pas un discours sur l’économie comme rhétorique, mais un regard sur une discipline où la rhétorique de la mauvaise économie chasse trop souvent celle de la bonne, aussi modeste dût-t-elle se faire. Auquel cas, je ne comprends pas l’argument d’inexistence de l’économie annoncé en début d’ouvrage.