Free Trade Reimagined
Roberto Mangabeira Unger (2007) ▼
Le livre commence par une description de la façon dont s’est construit, et a évolué, l’argument favorable au libre-échange dans la science économique. On notera ici que la faveur donnée au libre-échange sur le protectionnisme par les économistes, vieille de plus de deux siècles, si elle a changé depuis l’époque ou il était possible d’affirmer que “quiconque est protectionniste n’est pas un économiste” reste une idée extrêmement répandue chez ceux-ci, à la différence du grand public. Les économistes tirent d’ailleurs une grande fierté de cet état des choses; l’argumentation favorable au libre-échange est contre-intuitive, et il y a un peu d’élitisme chez les économistes, qui en se déclarant favorables au libre-échange traduisent le fait que leur savoir leur permet de connaître des choses que l’essentiel de la population ne comprend pas ou mal. Comme a pu le dire Krugman dans un célèbre article, s’il devait y avoir un credo des économistes, il contiendrait “je comprends le principe de l’avantage comparatif” et “je suis favorable au libre-échange”.
Pourtant, dans ce même article, Krugman déclarait aussi que l’idée de libre-échange avait “perdu son innocence”; les développements récents de l’analyse économique, fondés sur l’étude des rendements croissants, des externalités, de la concurrence imparfaite, tendaient à révéler la possibilité, dans certains cas bien précis, que des politiques commerciales actives pouvaient conduire un pays dans une position préférable à celle issue du libre-échange. Ces modèles, révélent en effet des résultats de l’ouverture aux échanges incertains, des équilibres multiples et non uniques, et offrent la possibilité – en théorie – de pousser un pays, via des politiques industrielles ou des politiques commerciales stratégiques, dans des situations d’équilibre préférables. Pourtant, l’idée elle-même qu’un pays peut améliorer sa position, au détriment des autres, n’était pas si nouvelle : Robert Torrens, qui avait identifié le concept d’avantage comparatif en même temps que Ricardo, avait aussi développé “l’argument des termes de l’échange” : un pays, pourvu qu’il soit assez important pour que sa présence ou son absence déplace les prix mondiaux, peut, à l’aide d’un tarif douanier optimal, provoquer une baisse du prix des produits qu’il importe telle qu’il s’enrichit en améliorant ses termes de l’échange (la quantité d’importations qu’il est possible d’acheter avec ses exportations).
Comme l’a fait remarquer D. Irwin, l’argument des politiques commerciales stratégiques n’est pas si différent de celui de Torrens : il est possible d’imaginer des cas dans lesquels un pays peut améliorer sa position vis à vis des autres avec une politique commerciale stratégique. Mais – et Krugman, dans son article, était on ne peut plus clair sur le sujet – il s’agit d’une possibilité théorique, qui exige de la part des gouvernements une quantité d’informations dont ils ne disposent pas, sur les coûts et les conditions de fonctionnement des marchés; sans ces informations, il y a beaucoup plus de chances que les politiques commerciales pénalisent le pays qu’elle ne lui bénéficient. Par ailleurs, l’élaboration des décisions politiques n’est pas déterminée par la maximisation du bien-être national : le plus souvent, les politiques commerciales sont capturées par des lobbys, et conduisent à favoriser plutôt les industries défaillantes que celles qui pourraient véritablement faire bénéficier au bien-être national. Au total, le libre-échange reste ce qui fonctionne le mieux en pratique, en constituant une recommandation politique simple et crédible.
C’est la brêche dans laquelle s’engouffre Unger. Selon lui, avec cette reformulation, l’argument favorable au libre-échange quitte le domaine de la science économique et des certitudes, pour entrer dans le jugement des mécanismes politiques. Dans cette perspective, la question n’est plus de savoir si le libre-échange est bon ou mauvais : il s’agit de savoir si le gouvernement est bon ou mauvais, dans quelle mesure il peut résoudre son problème d’information, et s’abstraire des lobbys pour contribuer effectivement au bien-être national. Ce qui constitue une question politique, beaucoup plus qu’économique. Sur la base de cette idée qu’il répète inlassablement, Unger émet alors diverses propositions pour reconstruire le système commercial mondial, dans l’idée d’offrir aux pays – tout particulièrement les pays en développement – une autonomie qui leur permette d’adapter leurs politiques commerciales à leurs situations particulières. Selon lui, si le libre-échange est favorable aux pays développés, et aux pays pauvres, il est probable que pour les pays “en voie d’industrialisation” la flexibilité dans les options de politique commerciale soit recommandée. Il prône ainsi des politiques industrielles plus actives dans ces pays, le retrait des contraintes trop fortes en matières de propriété intellectuelle contenues dans les accords TRIPS, et un libreéchange unilatéral (tout particulièrement en matière agricole) dans les pays riches.
Chacune de ces différentes propositions mérite un examen, et n’est pas dénuée de sens. Pourtant, il est difficile pour le lecteur de ne pas avoir la puce à l’oreille face à ces recommandations, qui correspondent très exactement à ce que souhaite actuellement le gouvernement brésilien – dont, depuis 2007, Unger est membre, comme secrétaire à la planification de long terme (sic) auprès du président Lula da Silva. Le Brésil serait en effet largement gagnant à la disparition du protectionnisme agricole dans les pays riches du nord, à un allègement des règles internationales en matière de propriété intellectuelle, et souhaite pouvoir entretenir des politiques commerciales stratégiques. On se demande alors si tout simplement, Unger n’a pas été victime d’un défaut souvent présent chez les économistes, consistant à considérer que les solutions valables pour le pays et le contexte qu’il connaît bien doivent s’appliquer au reste du monde.
L’autre défaut de l’argumentation d’Unger, c’est de ne reposer que sur des arguments théoriques, sans véritable base empirique. On cherchera en vain dans son livre des exemples fouillés de circonstances dans lesquelles des politiques commerciales stratégiques ont fonctionné, et comment. On trouvera par contre souvent l’argument selon lequel “certes, la politique peut mal fonctionner, mais que cela constitue une incitation à chercher des moyens de la rendre plus démocratique, pas à mettre en place des instruments visant à lui lier les mains”. Foi naive dans les possibilités de la politique? Unger, qui avait qualifié le gouvernement de Lula en 2005 de “plus corrompu de l’histoire du Brésil” avant de le rejoindre deux ans plus tard, connaît pourtant très bien les limites des mécanismes politiques. On peut lui reconnaître le mérite de chercher à mettre ses idées en pratique.
Que retenir de ce livre? Qu’il s’agit d’une lecture ardue et austère, mais qui, pourvu que l’on s’y fasse, est une réflexion véritablement intéressante sur la politique, le libre-échange, l’organisation du système commercial multilatéral. L’auteur est extrêmement cultivé et intelligent, et son argumentation, bien qu’elle laisse un peu le lecteur sur sa faim, mérite d’être connue. C’est probablement ce qui se fait de mieux en matière d’argumentation protectionniste dans le contexte de la connaissance économique d’aujourd’hui. Il offre une réelle alternative au débat entre libre-échange et protectionnisme, élaborée, probablement trop touffue pour les profanes – mais c’est le sujet qui veut cela. Comme on dit dans les guides touristiques, mérite le détour.
▲ Roberto Mangabeira Unger, Free Trade Reimagined. The World Division of Labor and the Method of Economics., Princeton University Press, 2007 (21,26 €)