Le capitalisme d’héritiers
Thomas Philippon (2007) ▼
Ernest-Antoine Seillière, Le monde, 30/07/02.
C’est exactement la démarche du capitalisme d’héritiers, ouvrage stimulant qui fera probablement au lecteur le même effet que les désordres du travail de Philippe Askenazy. Alors qu’Edmund Phelps, prix Nobel d’économie 2006, affirmait récemment que le marasme économique européen, français en particulier, provient d’une relation déplorable au travail et à l’innovation, Philippon donne un contenu documenté à ce constat.
Les français aiment le travail, les enquêtes internationales le montrent. Il compte même plus dans leur vie que dans la plupart des autres pays développés. Et pourtant, la France est aussi parmi les pays où le chômage est le plus élevé et le taux d’emploi le plus faible. On aime le travail, mais on l’évite. Le paradoxe s’expliquerait par des relations sociales déplorables. Là aussi, les enquêtes montrent que la France est parmi les pays où la satisfaction dans ce domaine est la plus faible. Pourtant, cet indicateur est nettement corrélé à des taux d’emploi élevés et des taux de chômage faibles. D’où vient le mal ? D’un déficit de coopération dans le monde économique, d’une méfiance exacerbée entre individus, plus particulièrement entre groupes : patrons et salariés, cadres et non cadres. Pour l’auteur, les analyses en termes de rigidité du marché du travail expliquent bien moins les mauvaises performances en matière d’emploi que ce déficit de coopération. D’après Thomas Philippon, ce sont pas moins de 70% des différences en matière de taux d’emploi qui sont expliquées par de mauvaises relations sociales dans l’entreprise !
A quoi imputer cette insuffisance ? A une forme de capitalisme typiquement français qui repose sur l’héritage. Héritage direct, lorsqu’il s’agit de transmission héréditaire du pouvoir dans les entreprises ; héritage sociologique lorsqu’il s’agit de la logique de reproduction sociale. L’ambition de l’auteur est de montrer que ce fonctionnement institutionnel a un coût économique considérable.
Il établit tout d’abord un lien historique entre la faiblesse des syndicats à l’aube du vingtième siècle et les mauvaises relations sociales aujourd’hui. La démonstration est menée avec une grande clarté méthodologique. Reste encore à expliquer pourquoi plus d’un siècle après, on aboutit à une persistance des mauvaises relations sociales. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, le capitalisme français n’évolue guère, comparé à celui d’autres pays développés. Le paternalisme, qui n’eut qu’un temps ailleurs, persiste en France, soutenu par le goût des hiérarchies et des statuts. Alors que les autres pays voient le management se professionnaliser, la France reste à l’écart du mouvement et la direction des entreprises y reste largement une affaire de famille. Au sortir de la seconde guerre mondiale, c’est une régulation bureaucratique qui prend le relai du paternalisme pour réguler les conflits du travail. Les règles, la définition formelle des tâches de chacun et la préservation théorique de l’arbitraire sont supposées protéger chacun contre tous. Dans le même temps, dans des pays où la confiance dans les relations sociales est plus développée, l’organisation des entreprises est orientée par une logique bien plus économique. En France, le système réduit à la portion congrue les mécanismes de promotion interne. La bureaucratie de défiance qui le caractérise interdit aux supérieurs hiérarchiques d’offrir des promotions aux subordonnés jugés compétents. Que ce soit dans le cadre du management familial ou de la circulation des élites entre l’Etat et l’entreprise, la compétence et l’ancienneté dans l’entreprise jouent un rôle négligeable dans les évolutions de carrière. La hiérarchie, qui débarque le plus souvent dans un univers qu’elle ne connaît pas, entretient une grande méfiance à l’égard de ceux qu’elle surplombe. En retour, les salariés, dont les prérogatives sont minimes et les possibilités de promotion interne limitées, entretiennent à leur tour une méfiance à l’égard des dirigeants. Les éléments d’un cercle vicieux sont en place. L’interventionnisme de l’Etat dans le dialogue social peut se lire comme un corrolaire des mauvaises relations sociales. Mais, par la déresponsabilisation des acteurs qu’il engendre, il aggrave structurellement la situation.
Aujourd’hui, le modèle bureaucratique s’est effacé dans le secteur privé et l’Etat se fait plus discret dans l’organisation de l’économie. Le capitalisme familial sert de rempart au libéralisme. Le capitalisme familial a deux dimensions. La première a trait au contrôle patrimonial de l’entreprise ; la seconde se réfère au management de l’entreprise. En matière de contrôle, près de 65% des entreprises françaises cotées sont contrôlées par un actionnariat familial (contre 24% en Grande Bretagne). Cette situation semble répondre à l’hostilité des relations sociales. Les entreprises familiales tendent à les pacifier. Le revers de la médaille réside dans des pratiques managériales spécifiques qui semblent peu propices à élever la productivité et favoriser la croissance de l’entreprise. En matière de gestion des ressources humaines, elles on tendance à figer les situations et limiter l’émancipation des travailleurs. Globalement, ce trait spécifique du management des entreprises françaises est sans effet notable sur leur niveau technologique, mais se ressent négativement en matière organisationnelle. En définitive, le contrôle familial de l’actionnariat est probablement neutre en matière de performances économiques (il est certes un frein à la croissance, mais évite les excès de celle-ci dans le cadre d’un actionnariat dispersé où les dirigeants ont plus de marges de manoeuvre). Il n’en va pas de même en matière de transmission héréditaire du management. Il suscite guerres de succession et restreint le vivier de compétences en se limitant au giron familial.
Comment mesurer les méfaits du capitalisme d’héritier ? En observant tout d’abord le rejet des français pour l’entreprise, les entreprises françaises très spécifiquement. Dans la plupart des pays, la question des entreprises où il est agréable de travailler débouche sur un classement où les premières places sont largement occupées par des firmes nationales. Pas en France, où la plupart des entreprises où il fait bon vivre sont des filiales d’entreprises étrangères. Thomas Philippon en déduit que certains pays ont un avantage comparatif en matière de constitution d’organisations puissantes, dans lesquelles l’implication des salariés est importante, dans la mesure où ils y espèrent un avenir personnel. L’autre conséquence importante des relations sociales concerne la croissance des PME. Les très petites entreprises sont capables d’instaurer des relations de confiance basées sur l’ajustement mutuel. Mais dès que le nombre de salariés croît, il n’est plus possible de fonctionner sur cette base ; il est nécessaire de formaliser les relations de travail. Le déficit de confiance crée alors des difficultés en termes de souplesse et d’innovation. Les effets négatifs des hirérachies marquées par la défiance a un autre impact sur les PME, au travers du fonctionnement des grandes entreprises. Dans celles-ci, dans le contexte de méfiance, les acheteurs sont réticents à s’engager personnellement sur l’achat de produits innovants auprès des PME. De fait, la croissance de ces dernières est encore entravée par cette aversion au risque de leurs plus gros clients potentiels.
En se basant sur la classification des pays en termes de qualité des relations sociales, l’auteur fait apparaître une causalité négative assez nette entre qualité des relations sociales et taux de chômage. La faible coopération serait à l’origine de rigidités réelles qui, à la manière d’une taxe (sans rendement fiscal, ceci dit) ou de tout autre coût, réduisent les appariements. En définitive, dans les pays où les relations sociales sont plutôt mauvaises, le chômage joue un rôle de régulateur sur la coopération, sous la forme d’une entente forcée : c’est la crainte du chômage qui conduit à coopérer. C’est ce que suggère l’observation des conflits depuis les années 1960 et 1970. Cette caractéristique française est d’autant plus inquiétante si l’on suppose que la révolution industrielle en cours nécessite plus de coopération qu’avant, en raison de la place qu’y prend le capital humain. En matière de taux d’emploi, Thomas Philippon montre qu’une raison simple permet d’expliquer son faible niveau en fonction de la qualité des relations sociales. Lorsque les relations de travail sont mauvaises, le travail est pénible pour tous. De sorte qu’on cherche à l’éviter. Ce qui est flagrant, par exemple, chez les seniors qui, quoiqu’insatisfaits par la situation, ne rechignent pas à accepter les programmes de préretraite. Le cas des plus de 50 ans est évocateur, si l’on constate que le taux d’emploi des 30-50 ans est identique en France et aux Etats Unis. La faiblesse de celui des plus de 50 ans traduirait alors, en France, l’accumulation des insatisfactions au cours d’une carrière. Peut-on chiffrer le phénomène en termes de croissance ? Pour l’auteur, même s’il reconnaît ne pas à être en situation de l’évaluer, il ressort que le manque-à-gagner pourrait être de l’ordre de plusieurs points de PIB.
Au rayon des solutions, Philippon retient quelques pistes indicatives. Au sujet de la transmission d’entreprises, “la plus mauvais idée si l’on veut améliorer les relations dans l’entreprise, la justice sociale et la performance économique de l’économie française à long terme serait de supprimer l’impôt sur les successions. […] Il devrait être aussi facile pour un entrepreneur de transmettre son entreprise à sa fille ou à son fils spirituel qu’à sa fille ou à son fils naturel(le). Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui, car la transmission en ligne directe est nettement plus facile et moins onéreuse que les autres.”. En matière de croissance des PME, l’auteur retient une option simple : développer le système financier pour que les comportements à l’égard du risque des entreprises familiales puisse s’accorder avec les besoins en matière d’innovation, par le biais d’investisseurs plus disposés à supporter les risques. Un appel à la réforme du dialogue social est lancé, sur la base d’une approche libérée de l’obsession législative, de la remise à plat de la représentativité des organisations syndicales aussi bien salariées que patronales. Enfin, l’intégration des chômeurs au processus est souhaitée. Dans la fonction publique, Philippon propose de soumettre les nominations à la tête des entreprises publiques à une commission parlementaire. Favoriser la promotion interne et la décentralisation dans les administrations publiques est l’autre versant de la réforme. Soulignant le poids que les medias peuvent avoir en matière d’information sur les mauvaises pratiques des dirigeants, l’auteur regrette la faible indépendance financière de la presse en France. Enfin, si la coopération au travail est si importante, l’éducation et la formation devraient apprendre les vertus et les bases d’une bonne coopération. Du moins, plus qu’aujourd’hui.
Le capitalisme d’héritiers met brillamment le doigt sur une question qui est forcément pertinente. Il fournit des réponses qui semblent tenir la route. La cohérence du raisonnement est nette. La piste est prometteuse, c’est indéniable. Reste à la préciser, en développant un peu plus en avant le modèle d’ensemble, les causalités sous-jacentes. Car, des relations sociales à la croissance et à l’emploi, on sent bien qu’il existe un enchevêtrement de mécanisme que l’ouvrage ne pouvait avoir pour ambition de démêler.
▲ Thomas Philippon, Le capitalisme d’héritiers. La crise française du travail, Le seuil – La république des idées, 2007 (10,50 €)