Le grand méchant marché
Augustin Landier & David Thesmar (2007) ▼
Premier point critique : la finance entraverait le développement de l’industrie en lui dictant ses impératifs propres. Point crucial pour l’opinion, cela détruit des emplois. Les licenciements boursiers, dictés par des fins fixées à court terme par les actionnaires conduisent les dirigeants à souvent réduire la voilure. Ce que les auteurs avancent, c’est que cette thèse est fausse. Certes, on peut dire que des restructurations sont imposées par les marchés financiers. Mais elles n’empêchent pas les marchés de financer le long terme, d’une part. Les seuls qui sont tentés par le court-termisme, ce sont les patrons avides de constructions rapides d’empires. Et cela, les marchés le sanctionnent souvent. D’autre part, incriminer la logique des OPA dans la destruction des emplois est trompeur. Si des OPA conduisent effectivement à des licenciements, l’analyse détaillées des opérations de rachat montre que la plupart du temps, emplois et salaires sont préservés. Seuls les cadres sont régulièrement pénalisés, les cols bleus sont généralement épargnés. Les OPA favorisent l’assainissement des marchés de biens et services en éliminant les firmes peu productives et en favorisant l’émergence de jeunes entreprises plus dynamiques. Dans le processus de destruction-création, leur rôle est donc fondamental. En termes d’emploi, on sait que ce processus n’a rien de calamiteux (voir Cahuc et Zylberberg). Mieux, à tout point de vue, les OPA hostiles sont plus efficaces que les mariages à l’amiable, car elles permettent d’hériter d’une situation plus claire quand le rapprochement est achevé. On note aussi qu’une entreprise soumise à un risque de raid laisse généralement les salariés non qualifiés en paix et que la pression sur les salaires se porte sur les hauts dirigeants. Pourquoi le sens commun nous dit-il le contraire ? Selon les auteurs, pour une raison d’asymétrie dans la médiatisation des situations : les restructurations douloureuses sont médiatisées, pas les autres.
Les marchés ne se réjouissent-ils pourtant pas des réductions d’effectifs ? Non. La plupart des restructurations conduisant à des réductions d’effectifs sont mal accueillies par les investisseurs. Au mieux, elles seront perçues comme une défense de court terme. Au pire, comme la traduction de mauvaises perspectives à long terme. Une entreprise prospère voit ses effectifs croître dans le temps. A long terme, capital et travail sont dans le même bateau, nous disent Thesmar et Landier. Et les licenciements ? C’est la concurrence internationale qui les imposent, pas les actionnaires. Dit autrement, tout se passe sur le marché des biens, pas dans une sphère financière déconnectée de la réalité industrielle. Et les salaires ? La part des salaires dans la valeur ajoutée, aussi bien au niveau macroéconomique que microéconomique, ne varie guère. Mais les investisseurs étrangers ne sont-ils pas les fossoyeurs de l’emploi et des salaires quand ils arrivent chez nous ? Le livre suggère que non. Les investisseurs institutionnels (fonds de pension et mutual funds) sont globalement passifs. Ils votent avec leurs pieds et n’influencent pas la gestion des entreprises. Difficile de les accuser de forcer les dirigeants à épouser la logique de la valeur actionnariale. S’ils le font, c’est bien de leur plein gré. Pour les auteurs, il est justement facile de faire peser sur eux tous les malheurs des salariés, puisque ils sont invisibles et passifs. Politiques et dirigeants ne s’en privent pas. Et les fonds d’investissement spécialisés dans les sociétés non cotés ? Ils sont actifs, certes, mais l’observation des conséquences de leur intervention montre la même chose que précédemment : les seuls qui soient bousculés sont les cadres dirigeants. Et les multinationales étrangères ? Ne traitent-elles pas mal les salariés des pays où elles s’implantent ? Il semble que non. Globalement, les entreprises reprises font des gains de productivité, l’emploi y est stable et les salaires tendent à augmenter. Derrière ce constat se cache néanmoins deux situations opposées : celle où la firme investit dans une structure en bon état et celle où elle est la seule, du fait de sa nationalité, à accepter de faire le sale boulot pour remettre la structure à flot. Là encore, on autrait tendance à médiatiser le second cas, plus que le premier.
La France n’est pas une terre condamnée culturellement à rejeter le capitalisme, l’économie de marché et la propriété. Si cette idée a le vent en poupe, elle fait abstraction de l’histoire. Au début du siècle dernier, la France est un pays de propriétaires, très attachés à la propriété et à l’Etat minimal. Les français aiment la bourse et seul le Royaume Uni a un marché financier plus développé. Les marchés financiers sont de réels pourvoyeurs de financement et de croissance. Les hauts fonctionnaires n’ont aucunement à l’esprit de diriger l’économie et la France est l’autre pays du capitalisme sauvage. Seul bémol : la concurrence n’est pas la tasse de thé des français, du moins d’une partie de ceux-ci, qui parviennent à imposer protectionnisme et limitation de la concurrence intérieure. Tout se passe ainsi jusqu’à la seconde guerre mondiale (via un intermède dirigiste durant la première).
Viennent alors les 30 glorieuses qui, pour les auteurs, signent le début d’un énorme malentendu. Forcées de reconstruire, les élites politiques font le choix du plan. Initialement conçu comme un outil de coordination, il fait merveille, comme on le sait. Mais sa fonctionnarisation, et celle de l’économie dans son ensemble, crée l’illusion que ce modèle, où l’Etat est derrière les plus grands projets économiques, durera toujours dans son efficacité. “ Les échaffaudages de l’économie planifiée n’ont pas pu être démontés” écrivent les auteurs. De fait, de nombreux groupes d’intérêt tiraient profit à les conserver et le corps social dans son ensemble a fini par les maintenir. Capture des entreprises publiques par le seul management (alors que salariés et usagers devaient y participer), secteur financier bureaucratisé, négation des conflits d’intérêt (possible en période de croissance, dramatique quand ils apparaissent au grand jour en période de crise), concurrence bridée par les effets pervers de l’incitation au dialogue des acteurs du marché (dans un pays dénué à la base de toute culture anti-trust). Tels sont les sinistres avatars de la période.
En 1984, Pierre Bérégovoy, ministre des finances, lance le chantier de la libéralisation financière. Les marchés financiers reapparaissent dans une économie au secteur financier administré. L’ampleur des changements est colossale. Fin du contrôle des changes, renouveau de la bourse, fin de l’encadrement du crédit, la place financière de Paris attire de nouveau les investisseurs étrangers qui se portent notamment acquéreur des titres de la dette. La logique de soutien aux canards boiteux s’estompe. Et le pays semble apprécier ce retour de la société de propriétaires (voir le succès des privatisations). Pourtant, le processus de libéralisation financière est orphelin de réformes complémentaires qui n’ont pas eu lieu. Premier problème : le poids des actionnaires étrangers est atypiquement élevé dans les sociétés françaises. Ce n’est pas dû à une aversion pour le risque plus forte (identique en France), pas non plus à des effets de richesse (la part des actions dans la richesse est plus faible). D’après les auteurs, cela est imputable aux retraites par répartition. Celles-ci créent une incertitude sur la valeur des droits futurs liés. Il y a un risque économique et politique attaché à ce système. Il s’agit donc d’un actif risqué. Conclusion : il prend la place des actions dans le patrimoine des français et ceci est très rationnel. Rationnel, mais frustrant. Le rejet de la finance est en bonne partie conditionné par la vue des profits qui partent à l’étranger, dans les poches de retraités outre-atlantique. Les français sont devenus de facto un peuple de créanciers. En tant que tels, ils sont ainsi moins enclins à jouer le jeu de l’entreprise et du risque. Autre erreur lors de la libéralisation financière, les participations croisées. Lorsqu’elles ont explosé, elles ont laissé quelque peu désemparés des dirigeant de grands groupes, haut-fonctionnaires hésitant entre leur rôle de commis de l’Etat traditionnel et leur nouvel horizon de manager à l’anglo-saxonne. Les salariés ont du mal à comprendre que celui qui prétend auourd’hui défendre des intérêts nationaux et sociaux puisse tenir le discours de l’actionnaire demain. Dernière insuffisance de la libéralisation : n’avoir porté que sur le marché du capital. Un marché du capital fluide est souhaitable pour financer l’économie et lui permettre de réaliser le processus de destruction créatrice. Mais ce faisant, il a des effets de réallocation des emplois. On a mesuré une forte hausse de la probabilité de perdre son emploi entre les années 80 et 2000. Dans ce cadre, si le marché du travail ne peut opérer les créations d’emploi nécessaires, cette précarité nouvelle a tout lieu d’inquiéter. Pour les auteurs, c’est bien ce qui s’est passé en France. Les salariés, confrontés au risque nouveau de perte d’emploi issu de la finance, rejettent vigoureusement celle-ci, oubliant que ce n’est pas de trop de libéralisation que viennent leurs déboires, mais de pas assez.
Ce livre vaut le détour. Trop court, il est pourtant très efficace dans l’ensemble. Assez bien documenté aussi. Mais sur la ligne qu’ils ont retenu, les auteurs auront du mal à convaincre. Les résistances que suscite le sujet ne peuvent être balayées en quelques pages. A lire avec attention, en laissant de côté les quelques effets de manche qu’on trouve parfois au cours du livre.
Je n’en dis pas plus sur la critique du livre, il fait l’objet d’un cyberdébat de cybercomptoir du cybercafé du commerce entre Alexandre et votre serviteur.
▲ Augustin Landier & David Thesmar, Le grand méchant marché. Décryptage d’un fantasme français, Flammarion, 2007 (15 €)