L’école des chances
François Dubet (2004) ▼
La méritocratie de notre école souffre de plusieurs défauts. Elle ne gomme pas réellement les inégalités sociales, qui se traduisent en inégalités scolaires. Ceux qui peuvent mobiliser plus de ressources héritées de leur origine sociale forment le lot des vainqueurs habituels. L’école elle-même reconnaît ces qualités intrinsèques comme un élément favorisant la réussite scolaire. L’égalité des chances en devient toute relative. Est-il vraiment possible de transformer cet état de fait ? A moins de soustraire les enfants de leurs familles dès le plus jeune âge, on voit mal comment. Cette inégalité scolaire est d’autant plus préoccupante quand la société veut l’ignorer et accorde les places et statuts sociaux en fonction de la réussite scolaire. Tout est réuni pour qu’en moyenne les enfants de cadres deviennent des cadres et ceux d’ouvriers des ouvriers.
Pourtant, le couple égalité des chances – méritocratie est une fiction nécessaire selon l’auteur. Utiles à tous les acteurs, élèves, enseignants, parents, qui y trouvent forcément une règle juste. Voici donc un système dont l’hypocrisie doit être préservée dans l’intérêt de tous. Néanmoins, sauvegarder l’idée de mérite et d’égalité des chances n’exige pas que l’on accepte tous les travers de la compétition scolaire. Un premier amendement consiste à réaliser une égalité distributive des chances. Veiller à ce que l’offre scolaire soit réellement égalitaire, que les moyens déployés pour éduquer les uns et les autres soient comparables, est un premier pas. Assurer que les méandres du système, les subtilités de l’orientation et autres “triches” telles que le contournement de la carte scolaire ne soient plus réservés à certains, en donnant à tous l’information et les possibilités de mobilité utiles.
La deuxième voie consiste à s’interroger sur le sens de la compétition scolaire. Il y a quelque chose de paradoxal à souhaiter engager tous les enfants sur la même ligne et recréer des inégalités scolaires, puis sociales, éminemment cruelles. Car, en l’état, l’échec scolaire est une humiliation. Humiliation d’autant plus forte que les principes méritocratiques laissent le perdant sans espoir sur sa valeur. S le système est juste, si l’on démarre sur la même ligne que les autres et que l’on finit dernier, c’est certainement que l’on ne vaut rien. Comment un système juste serait-il capable de créer des classements sans sens ? Concrétement, celui qui échoue n’a pas la possibilité de se dire qu’il a pourtant acquis quelque chose. Dubet fait sur ce point appel au principe de différence Rawlsien. Si une procédure juste crée des inégalités, ces inégalités ne sont admissibles que si elles ne détériorent pas, ou améliorent le sort des plus démunis. Or, dans un contexte où chaque étape n’est conçue que comme une marche vers le niveau supérieur, le sentiment d’achèvement est difficilement perceptible pour ceux qui s’arrêtent tôt en route.
Pour corriger cette injustice, on doit passer d’une analyse en termes de compétences et classements à une analyse en termes de biens premiers, façon Rawls encore une fois. La fréquentation de l’école doit apporter à tous la jouissance de biens éducatifs. Dans le langage de Sen, les capabilités qui feront de l’élève un homme libre, capable de se réaliser. Au fond, la question est primordiale. En admettant que tous puissent obtenir, par exemple, un diplôme supérieur, le système méritocratique fait pourtant des perdants, ceux qui auront le diplôme un peu moins coté (on rappelera la grande proximité de vue de Dubet et Duru-Bellat sur la question de l’inflation scolaire). Comme la pauvreté, l’échec scolaire et l’échec social qui s’en suit ne sont jamais, de ce point de vue là, que des éléments relatifs.
L’école juste de Dubet est donc une école “mixte”, si l’on peut dire. Elle se soucie certes de la rentabilité du diplôme, mais doit s’appuyer, et pour tous, sur la construction d’un individu libre, un citoyen capable de se fabriquer une “bonne vie”. Une école faite de culture, de qualifications professionnelles et de repères de socialisation. On notera que quand il parle de base élémentaire, Dubet ne songe nullement à la notion de “socle commun” incluant simplement “lire, écrire, compter”. C’est à son sens une conception bien trop limitée de la culture commune que devrait donner le collège.
Le livre de François Dubet est extrêmement clair et structuré de façon limpide. On peut partager ou non ses idées, mais ce qui frappe sur ce point, est l’absence de manichéisme dans ses vues sur l’école, qu’on se place à un niveau très abstrait ou, au contraire, au contact du terrain. C’est un des charmes de l’ouvrage. On ressent aussi à sa lecture la difficulté de ne pas épouser certains schémas réducteurs. L’auteur prend luxe de précautions pour dire que se soucier de la rentabilité des études, ce n’est pas se soumettre au marché, mais faire aussi en sorte que des espoirs ne soient pas déçus et que l’école soutienne bien la prospérité sociale. Il a parfois des mots durs pour certains tenants d’une école pure et vierge de l’influence du libéralisme, rappelant que les mêmes sont les premiers à trouver normal d’organiser en permanence une compétition scolaire où les vaincus n’ont pas même droit à la poignée de main de reconnaissance symbolique au vaincu du sport. Outre les grandes idées retracées ici, l’ouvrage contient beaucoup de références contextuelles qui sont généralement fort pertinentes pour illustrer son propos (le passage sur les illusions de la méritocratie est ainsi fort bien vu). Au delà de sa méthode, qui met l’individu largement au centre de l’analyse et ne conviendra pas à tous les adeptes de la sociologie, on pourra reprocher à François Dubet de ne pas donner beaucoup de clés pratiques de réforme. En tant qu’enseignant, en formalisant certaines de mes réflexions, il m’a en tout cas donné matière à réflexion sur la façon de contribuer à cet avènement d’une école juste.
▲ François Dubet, L’école des chances. Qu’est-ce qu’une école juste ?, Le seuil – La république des idées, 2004 (10,50 €)