Trois leçons sur la société post-industrielle
Daniel Cohen (2006) ▼
Ce livre est la transcription de trois conférences de Cohen données en été 2006 au collège de France.Cohen veut y établir un panorama général de la société post-industrielle, celle qui est née à la fin du 20ème siècle des contradictions internes de la société industrielle et des technologies de l’information et de la communication. La première “leçon” est consacrée à la description de quatre des cinq “ruptures” qui caractérisent le passage à la société post-industrielle; la rupture technologique, l’apparition des technologies de l’information et Internet. Une rupture dans l’organisation du travail; ici, Cohen reprend Askenazy pour constater qu’en même temps que l’internet et la production en juste à temps modifient les contraintes qui s’exercent sur les salariés, ceux-ci doivent devenir plus polyvalents, plus réactifs, et au total plus stressés et soumis à de nouvelles pathologies physiques et psychologiques; s’y ajoutent les limitations du système fordiste. La troisième rupture est celle de la contre-culture émergent au cours des années 60, ce qu’en France on appelle “l’esprit 68” mais qui s’est en fait produit partout dans le monde, traduisant le refus de la génération du baby-boom d’accepter les règles rigides de la société de leurs parents. La quatrième rupture est le développement de la finance, qui réorganise autoritairement les entreprises à coups d’OPA et d’impératifs de rentabilité, et permet aux actionnaires et dirigeants de s’approprier de la valeur en détruisant les accords informels qui régissaient les entreprises auparavant. La cinquième rupture est la mondialisation, objet de la seconde leçon.
Pour caractériser la mondialisation actuelle, Cohen la compare avec celle du 19ème siècle, constatant que si les deux ont beaucoup de points communs (une puissance majeure favorable au libre-échange, dont la marine assure la sécurité du commerce mondial; les communications, à l’époque le télégraphe; les transports), elles présentent aussi des différences (les flux de capitaux et les flux migratoires sont comparativement moins importants qu’aujourd’hui). Cohen constate alors qu’à l’époque, le libre-échange n’a guère favorisé le développement des pays les plus pauvres : les écarts de revenu entre pays occidentaux et reste du monde ont explosé. Hélas pour les pays en voie de développement, ils en déduisent que le libre-échange les défavorise, et croient au 20ème siècle se développer derrière des barrières protectionnistes : le résultat est encore pire, et les écarts de revenus se creusent encore. Comment expliquer ce phénomène? C’est qu’alors que le modèle ricardien décrit une spécialisation harmonieuse et enrichissant tous les pays, dans un monde avec rendements croissants, la richesse et la production se polarisent : avec des rendements croissants, les capitaux iront là ou il y a déjà des capitaux, pour y trouver de la main d’oeuvre qualifiée et des clients. Dans ces conditions, un pays partant d’une économie peu diversifiée, avec une main d’oeuvre faiblement qualifiée, va tendre à rester dans cet état, et rester dans une spécialisation peu avantageuse, et une faible variété de productions qui le soumet au progrès technologique et aux accidents de parcours. Le commerce international est indispensable pour se développer, mais ne constitue pas à lui seul un facteur de développement; il faut aussi une main d’oeuvre qualifiée, et des institutions correctes; sans quoi, les capitaux iront voir ailleurs. Résultat : la production des objets est répartie entre de multiples pays et activités, mais l’essentiel de la valeur (Cohen cite l’exemple de la poupée barbie ou d’une paire de chaussures de sport Nike) ne se situe pas dans la fabricatin, mais dans la distribution, qui reste dans les pays développés. Cette situation est potentiellement explosive, car l’essor de la communication transmet dans le monde entier les images du mode de vie des riches du monde occidental; c’est une source soit de frustration, soit d’explosion environnementale, car la planète ne supportera pas que des milliards d’indiens et de chinois adoptent la consommation et le mode de vie des occidentaux.
La troisième leçon s’interroge sur l’existence d’un modèle social européen. Cohen y décrit une Europe qui n’a pas pris le train de l’économie de la connaissance, dont le commerce est essentiellement interne, qui exporte des produits de technologie standardisée mais haut de gamme (comme des Mercedes). De ce fait, elle est prise en sandwich entre les USA qui se spécialisent dans l’économie de la connaissance et y bénéficient d’un phénomène de winner take all (il ne peut y avoir qu’un Microsoft, et il est américain); et les pays émergents d’autre part, qui montent en gamme et concurrencent l’Europe dans la fabrication. L’économie de la connaissance est en effet caractérisée par des coûts fixes très élevés et des coûts marginaux pratiquement nuls, ce qui tend à polariser la production vers quelques entreprises. L’urgence est donc de créer un modèle d’université européenne, qui comme les université américaines saura trouver un bon réglage entre la diffusion de la connaissance et sa protection à usage commercial. Cohen constate aussi qu’il n’existe pas de modèle social européen; il y a le modèle libéral, dans lequel c’est le plein emploi qui est à la base de la cohésion sociale (car les salariés sont peu protégés); le modèle “nordique”, fondé sur le consensus et un haut niveau de protection sociale; le modèle corporatiste à l’allemande, centré sur quelques grandes entreprises et un état-providence bismarckien, qui inspire le modèle français; et un modèle méditerranéen, dans lequel la protection et les emplois avantageux sont réservés aux adultes, les solidarités familiales jouant le rôle de filet de sécurité pour les jeunes. Ce qui explique la crise des banlieues : les jeunes d’origine étrangère ne bénéficient pas de cette protection familiale, et subissent donc la difficulté du modèle sans la moindre compensation. Ne reste plus qu’à espérer que la France finira par trouver sa voie.
Le livre est enlevé, brillant. C’est un vrai plaisir de lecture. Tant de choses en 90 pages, tant d’analyses provenant de sciences sociales diverses, pour apporter un portrait cohérent du monde d’aujourd’hui, des défis qui nous attendent… On arrive à la fin du livre sans l’avoir lâché une seconde, avec un peu d’essoufflement, de l’admiration pour l’auteur d’une telle fresque grandiose; chaque page suscite l’interrogation, l’étonnement. Il n’y a guère d’équivalent français au “thought-provoking” anglais, mais il existe peu de livres qui méritent autant ce qualificatif. On a le sentiment qu’on pourrait relire ce livre plusieurs fois et toujours y retrouver une intuition, une idée qui nous avait échappé. On voudrait que tout soit plus élaboré, car tout cela va un peu vite, mais on se laisse griser par la cohérence de l’ensemble.
Et pourtant. Le plaisir de lecture passé, ce livre pose un problème. Cohen a voulu y dresser le portrait de la société post-industrielle et de ses enjeux; mais sur cet exercice, sa méthode fait défaut. Son système d’écriture a toujours consisté en effet à se référer à des travaux de recherche majeurs en économie, qui expliquent un phénomène précis (les appariements sélectifs, l’aléa moral…) pour développer un propos plus général. Mais un modèle économique se limite à son objet, et ne saurait être généralisé à d’autres cas qu’avec prudence; Comme le disait Keynes, l’économie est une science usant de modèles, et l’art de choisir les modèles pertinents pour le monde contemporain; Et l’art fait parfois défaut à Cohen. Désireux de parvenir au résultat qui sera cohérent avec le reste de sa vision grandiose, il en oublie de se demander si ce qu’il décrit a une quelconque pertinence pour comprendre le monde réel. Il s’en sort par un artifice rhétorique : ce qu’il expose est tellement brillant que le lecteur doit faire un effort permanent pour s’interroger.
Prenons un exemple. Cohen cite comme archétype de l’économie de la connaissance les caractéristiques de Microsoft, qui supporte des coûts fixes élevés pour développer un logiciel, mais qui peut ensuite le reproduire partout à un coût dérisoire; qui bénéficie d’externalités de réseau (j’utilise windows parce que mon voisin l’utilise, etc). Avec aussi l’exemple du médicament, il en déduit que l’économie de la connaissance est fondée sur le “winner take all”. Mais c’est très discutable. Je viens de terminer le livre “the long tail” qui expose exactement l’idée inverse : que la nouvelle économie repose au contraire sur l’exploitation de la “queue” de distribution des produits. Le temps des best-sellers qui assurent l’essentiel des revenus est terminé, explique l’auteur : aujourd’hui, ce qui apporte l’essentiel des profits des entreprises ne vient pas des gros chiffres de vente, mais de la multiplication de petites ventes. Le modèle, c’est ici Itunes, ou amazon.com, le loueur de DVDs par correspondance Netflix, qui ont d’énormes catalogues, et qui assurent une part énorme de leurs profits sur des “petits” titres (genre des ouvrages d’économie en anglais achetés par quelques français…) que les clients ne trouvent pas ailleurs. La nouvelle économie est celle de la personnalisation, des clients qui cherchent des choses très adaptées à leurs besoins, et ne se satisfont pas des best-sellers que tout le monde achète. Nous ne sommes plus alors dans une économie du “winner take all”, mais dans un monde ou effectivement quelques “gros” réalisent de fortes ventes, mais ou les entreprises doivent assurer la variété. Ce modèle, c’est aussi celui de Myspace, ou de Google (qui gagne au bout du compte plus d’argent en offrant des liens commerciaux aux clients qui recherchent “site d’économie pour les nuls” et autres recherches tarabiscotées, que sur des recherches comme “nuit de noces de Paris Hilton”).
On a beaucoup glosé sur Microsoft, mais il faut constater que toutes les tentatives pour trouver son successeur ont échoué; que dans l’histoire industrielle, les entreprises qui ont réussi à gagner durablement de l’argent en imposant un standard propriétaire sont extrêmement rares; que Microsoft elle-même change de stratégie, s’orientant vers des services personnalisés ou le jeu video, et renonçant à la compatibilité intégrale, qui rendait son système d’exploitation de plus en plus pachydermique. Et après tout, dans les années 20, la standardisation de Ford était vue comme une condition indispensable, et cette entreprise comme durablement la plus performante du monde : 10 ans plus tard, General Motors en vendant des véhicules personnalisés par des options manquait de mettre Ford en faillite.
De la même façon, on se préoccupe beaucoup du médicament en matière médicale, en supposant que la médecine fondée sur la propriété intellectuelle va se développer; mais en est-on sûr? Si le progrès en matière de santé passait par autre chose? Si le problème de demain n’était pas la santé mais l’énergie? Les gens continueront-ils à acheter des Nike Air Pegasus à 100 dollars, s’ils voient qu’ils peuvent acheter des copies lors de leurs vacances en Chine pour 10 dollars? Pourquoi penser que les problèmes de demain seront les pathologies du travail décrites par Askenazy, alors que celui-ci explique que ces problèmes sont en voie de résolution aux USA?
On peut se poser la même question sur toutes les caractéristiques que Cohen évoque : d’où sort-il que c’est cela qui va se passer, ce point qui va être vraiment important? Il impose, décrit sa vision du monde. Elle est brillante, plausible : mais elle ne reste qu’un ensemble d’hypothèses, d’anecdotes et de modèles décrivant des microphénomènes. Alors il est possible qu’il ait raison : mais il ne faut pas oublier que son livre, ses conférences, ne sont pas le réel, mais une perspective sur le réel. Et que cette perspective est biaisée, mais que l’auteur, qui compte beaucoup de qualités, mais n’a rien d’un modeste (et les louanges que lui tisse la presse ne font rien pour arranger cela) préfère asséner des certitudes plutôt que de douter de ses idées.
On trouve cela sur la tarte à la crème qu’est devenue l’université européenne comme solution au retard européen en matière d’économie de la connaissance. Cohen explique que la spécialisation européenne est mauvaise, qu’il faut développer l’université de haut niveau pour pousser la spécialisation européenne vers le haut et les nouvelles technologies. Mais on pourrait constater que la spécialisation par la production de connaissances fondamentales a un coût élevé : être sur la frontière des possibilités techniques oblige à faire beaucoup de tentatives, et à subir beaucoup d’échecs pour quelques succès. C’est compatible avec la société américaine : qu’en est-il de l’Europe? Il n’est pas stupide d’imaginer que les européens restent en attente, et se contentent de suivre les USA, en adaptant et en y intégrant la haute qualité de savoir-faire qui résulte de compétences détenues de longue date? Etre le premier peut faire plaisir, mais n’est pas la garantie du succès. Berkey, Ampex, Gablinger et Chux sont les premières entreprises à avoir vendu respectivement des calculatrices électroniques, des magnétoscopes, des bières peu alcoolisées et des couches-culottes jetables. Elles ne sont pas restées dans l’histoire. Les économistes aiment toujours beaucoup les universités et la science : c’est normal, car ils travaillent dans des universités et tout leur entourage est composé de scientifiques. Mais il ne faut pas oublier que les liens entre science, connaissances de la population, universités, et croissance économique restent encore assez mystérieux, et que s’imaginer qu’il suffit de créer une université européenne dotée financièrement à l’américaine pour faire progresser la connaissance et la technique en Europe relève de l’utopie. Il est tout aussi bien possible que tous ces cerveaux fraîchement formés aillent ensuite exploiter leurs talents avec d’autres cerveaux en Californie. Ce n’est pas une vue de l’esprit : c’est ce qui se passe pour l’essentiel des universités américaines.
Les européens cherchent un modèle mais devraient se souvenir qu’il existe un modèle au milieu de l’Europe continentale : c’est la Suisse, qui s’est paisiblement enrichie pendant que toutes les puissances qui l’entouraient se suicidaient au 20ème siècle. C’est le pays le plus démocratique d’Europe, qui parvient à gérer une forte diversité culturelle et linguistique; c’est un pays dont la richesse vient de la confiance qu’il sait entretenir, et de la haute qualité de ses produits, de sa main d’oeuvre, et de quelques multinationales (connues surtout pour leur excellence technique). Personne ne qualifierait la Suisse de leader technologique : c’est pourtant l’un des pays les plus prospères du monde, avec un bon niveau de protection sociale, et l’une des populations les plus heureuses de la planète. Elle rappelle qu’il y a d’autres voies que le leadership pour être une société à succès.
Au total, Cohen nous offre donc un exposé brillant, de très haute qualité; sa capacité à susciter la réflexion loin des sentiers battus est en soi une raison impérieuse de le lire. Mais on peut se demander si l’exercice auquel il se livre n’est pas juste un exercice de brillance intellectuelle, et qu’il est à ce titre un peu vain. La question qu’il se pose, d’ailleurs, est-elle vraiment pertinente? Il y a un vice historique, et une forme de myopie, à découper l’histoire passée en grandes phases bien identifiables (la première, la seconde révolution industrielle…) et à considérer que nous vivons une époque exceptionnelle, de changements majeurs qui vont déterminer l’avenir du monde. Mais l’histoire est beaucoup plus continue qu’on ne le pense généralement; et la majorité des gens qui vivaient aux 18èmes et 19èmes siècles auraient été bien perplexes si on leur avait annoncé qu’ils étaient en train de vivre les révolutions technologiques les plus importantes de l’histoire. Pour beaucoup de gens, la vie était stable, pas franchement très agréable, et paraissait immuable. Aujourd’hui, nous avons le tort inverse, qui consiste à s’imaginer que nous vivons les plus grands évènements de tous les temps (la troisième révolution industrielle, le monde post-11 septembre, voire la destruction de la planète pour la version millénariste). En voulant caractériser notre époque comme une transition majeure, Cohen oublie que nos problèmes sont somme toute assez dérisoires, des soucis d’enfants gâtés, par rapport à d’autres moments de l’histoire.
Alors ce livre doit être lu, c’est certain, et le lecteur ne le regrettera pas, car il y trouvera l’occasion d’apprendre, et de réflechir; on regrettera simplement que ce livre laisse une si faible part au doute. La complexité du monde ne se réduit pas à un essai brillant et rempli de certitudes.
▲ Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle. , Le Seuil, la République des Idées, 2006 (10,50 €)