Note de lecture


Knowledge And The Wealth of Nations
David Warsh (2006)

Il existe dans la littérature scientifique grand public un genre bien établi, consistant, à partir d’un ensemble récent de découvertes, à décrire dans le langage le plus clair possible les étapes de l’histoire des sciences ayant conduit finalement à ces découvertes. Cela permet à la fois au lecteur de connaître l’état actuel de la science, et de découvrir en même temps l’aventure intellectuelle, les savants, dont l’accumulation des efforts a amené la science là où elle est. Le plus souvent, ces livres sont aussi l’occasion de faire un panorama général d’une discipline scientifique. Dans le genre, on peut citer pour les mathématiques le dernier théorème de Fermat, de Simon Singh, ou pour la physique l’Univers élégant de Brian Greene.

En économie, ce genre n’existait pas. Il existe des livres retraçant la vie et les idées d’économistes plus ou moins morts, mais aucun résumé d’une aventure intellectuelle – du moins jusqu’à aujourd’hui, et ce livre de D. Warsh, consacré à l’histoire d’une question: d’où vient la croissance économique? Le livre montre comment l’analyse économique a progressé jusqu’à arriver au point d’aujourd’hui, en se centrant sur les travaux d’un économiste: Paul Romer, qui en une thèse et deux articles, a changé pour toujours la façon dont les économistes considèrent la croissance; et plus généralement aux années 80, et à l’effervescence qui a donné naissance à ce que l’on a appelé ensuite la «nouvelle théorie de la croissance».

Mais ceci n’arrive que dans la seconde partie du livre. La première partie retrace, depuis Adam Smith, la question de la croissance. Tout commence par un paradoxe au cœur de l’œuvre de Smith. D’un côté, il décrit avec la métaphore de la manufacture d’épingles la façon dont la division du travail permet d’abaisser les coûts de production, n’ayant pour limite que la taille du marché potentiel; de l’autre, il montre avec l’idée de «main invisible» que la concurrence conduit des individus, en ne se préoccupant que de leur intérêt, à une situation émergente d’équilibre. Or ces deux idées sont contradictoires. Si la division du travail permet d’abaisser les coûts dans une entreprise (c’est l’idée de rendements croissants), alors une entreprise qui produit plus que les autres doit avoir des coûts plus faibles, et il ne devrait y avoir qu’une seule entreprise sur un marché. Mais dans ce cas, il n’y a pas de concurrence, et pas d’ordre spontané; Ou alors, les rendements de la production sont décroissants, et il y a concurrence et équilibre par la main invisible; mais très rapidement, la croissance économique s’arrête. En d’autres termes, soit on suppose que les rendements sont croissants, on explique la croissance, mais on aboutit à un résultat absurde: il devrait y avoir une seule entreprise produisant tout pour tout le monde; Soit on suppose que les rendements sont décroissants, on explique la concurrence et ses résultats – mais on ne peut expliquer la croissance économique telle qu’elle est.

La première partie du livre décrit toute l’histoire de la science économique autour de cette contradiction. Ricardo et Malthus choisissent de l’ignorer, considèrent que le progrès technique et le machinisme ne sont pas pertinents, seule compte la raréfaction de la terre qui pousse l’économie vers un état stationnaire; ce qui compte alors est d’étudier la répartition des revenus et de retarder le plus possible cet état inéluctable. Ce faisant, ils conduisent l’économie à ignorer la question de la croissance pendant pratiquement un siècle. Marx comprend que la dynamique de l’économie est celle de la croissance (voir par exemple le Manifeste du parti communiste, véritable ode aux capacités productives du capitalisme); mais il conserve dans le même temps l’appareillage théorique inadapté de Ricardo et s’enfonce dans une impasse. Dans toute cette période, les économistes suivent le chemin de la «moindre résistance mathématique»: les rendements décroissants peuvent être modélisés, les rendements croissants aboutissent à des résultats invraisemblables. Il faut considérer également que la croissance est lente à cette époque, et échappe pour l’essentiel aux observateurs. C’est Marshall qui pose la question des rendements croissants, avec toute sa réflexion autour des externalités positives, au sein de l’entreprise ou au sein de la branche, qui permet d’expliquer le regroupement des activités dans certaines zones. Avec Keynes, la question de la croissance reste ignorée: seule compte la stabilisation du cycle, la question de la croissance ne se pose que dans un long terme dans lequel nous devrons gérer l’abondance.

La question de la croissance n’est alors vue que comme une question d’investissement et d’épargne, de population active, et de demande globale. Jusqu’au modèle de Solow qui montre que pour la croissance à long terme, ces aspects ne sont pas pertinents. Travail et capital rencontrent à leur tour la loi des rendements décroissants (mettez un tracteur dans un champ, la productivité explose: mettez-en un second, la productivité augmente, mais beaucoup moins, etc). La croissance est expliquée pour l’essentiel par un «résidu»: le progrès technique. Mais d’où vient celui-ci? Il est «exogène», c’est-à-dire qu’il fonctionne comme une «manne céleste». Les savants font des découvertes, mais comme la connaissance est un bien non rival, elle est disponible pour tout le monde, et tous les pays doivent converger. Cela tombe bien: c’est exactement ce que font les pays développés à la même époque. Le modèle de Solow règle la question: l’avancement des techniques n’est pas l’affaire des économistes, ne dépend pas de facteurs économiquement explicables, on ne peut qu’en constater les résultats. Le livre traite alors des débats des années 50 à 80 et des progrès de la science économique (équilibre général, Keynésianisme, monétarisme, travaux sur la politique économique, etc.).

La seconde partie du livre commence alors, consacrée à l’effervescence autour de la croissance qui se déroule dans les années 80. C’est qu’entretemps, une petite révolution est survenue: les économistes savent enfin modéliser les rendements croissants. L’auteur montre le rôle fondamental de la théorie du commerce international, et d’auteurs comme Krugman ou Stiglitz-Dixit, dans ce processus. Mais toute la seconde partie du livre tourne autour de Paul Romer, qui en 1980 dans sa thèse veut construire un modèle de croissance nouveau, qui résolve les limites du modèle de Solow. Le livre montre alors les conférences, les articles, les impasses, les voies de recherche, des auteurs qui veulent « endogénéiser» la croissance, c’est-à-dire expliquer les rendements croissants à l’intérieur du modèle. Un chapitre d’anthologie est consacré par exemple à la Marshall Lecture de Lucas en 1985, qui devant un auditoire médusé établit les bases d’un programme de recherche expliquant la croissance par les effets d’agglomération et les externalités de réseau. Mais le livre décrit surtout la façon dont cette époque a marqué une véritable révolution scientifique pour les économistes: jamais la question de la croissance ne sera vue de la même façon. La connaissance, ses effets, et la façon dont elle est produite, sont aujourd’hui à la base de toute interrogation sur la croissance. Dans le même temps, les Keynésiens (dont Mankiw) ont cherché à «sauver» le modèle de Solow en y introduisant la question du capital humain. C’est finalement l’article de Romer en 1990 qui conclut l’aboutissement de cette seconde partie. Ceux qui veulent comprendre (en anglais) les idées de Romer peuvent se référer à cet entretien.

Tout cela fait de ce livre, comme son sous-titre l’indique, une histoire de découverte scientifique; une histoire fondée sur des savants et leur histoire, histoire qui termine un peu tristement. Car l’effervescence autour de la croissance s’est tarie dans les années 90. La plupart des protagonistes de cette aventure scientifique sont aujourd’hui loin de la recherche (Romer a créé une entreprise éducative, Krugman est éditorialiste…). Mais la science économique a été, au passage, changée pour toujours, sans que cette révolution scientifique ne soit connue du grand public.

C’est le grand mérite de ce livre que de montrer ce qu’a été cette révolution, et de montrer ainsi ce que font les économistes, comment leur science avance. Qui doit lire ce livre? Pour le grand public, c’est une lecture accessible mais qui exige néanmoins quelques bases, car le sujet est ardu même si l’auteur traite son sujet de la façon la plus compréhensible possible. Cela permettra à quiconque est disposé à faire un effort de compréhension d’avoir un point de vue unique sur ce qu’est la science économique. Ce livre, autour de la problématique de la croissance, traite tant de sujets qu’il constitue presque un manuel d’histoire de l’analyse économique. Un manuel qui comprend des choix avec lesquels certains pourront ne pas être d’accord. L’histoire de l’analyse économique qui est présentée ici est effectuée d’un point de vue très anglo-saxon: c’est le point de vue de la science économique d’aujourd’hui, qui a négligé (pour le meilleur et pour le pire) toute une série d’écoles, comme l’école autrichienne (pour le 19ème siècle, des auteurs comme Böhm-Bawerk voire Von Thünen, qui auraient pu être pertinents étant donné le sujet, sont tout simplement ignorés), les économistes français (comme un Allais par exemple). Mais cela traduit un fait brutal: ces économistes sont, aujourd’hui, négligés. Peut-être à tort du point de vue puriste, mais la science s’écrit aussi en oubliant des ancêtres.

On peut aussi contester le choix de l’auteur de s’être centré sur la personnalité et les travaux de Romer. Son travail est-il aussi important? Lorsqu’on a terminé ce livre, on est tenté de répondre «oui» sans équivoque, et de penser que le comité Nobel ne devrait pas l’ignorer. Mais d’autres auteurs peuvent ne pas être d’accord et penser que d’autres contributions de la même époque auraient mérité d’être mises au premier plan.

Mais ces critiques sont accessoires, car l’essentiel est ailleurs. Ce livre est à la fois l’une des meilleures introductions non techniques que l’on puisse trouver sur la question de la croissance; un livre d’histoire de la pensée économique; une description de ce qu’est aujourd’hui la science économique, la recherche, et comment elle progresse. Conseil personnel à tous les économistes: rangez dès maintenant ce que vous êtes en train de faire, mettez-le de côté, et lisez tout de suite ce livre remarquable. Vous y verrez votre discipline comme vous ne l’aviez peut-être jamais vue décrite; et vous ne le regretterez pas.

Alexandre Delaigue
05/06/2006

David Warsh, Knowledge And The Wealth of Nations. , Norton, 2006 (23,34 €)

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