Combattre les inégalités et la pauvreté
Alberto Alesina & Edward Glaeser (2006) ▼
Nous n’avons plus les moyens d’honorer le regroupement familial; et il faut enfin ouvrir le débat qui s’impose dans notre pays, qui est un vrai débat moral, pour savoir s’il est naturel que les étrangers puissent bénéficier au même titre que les Français d’une solidarité nationale à laquelle ils ne participent pas puisqu’ils ne payent pas d’impots. (…)” Jacques Chirac, 19 juin 1991.
“Les nouveaux entrants de l’Est, qu’ils aillent se faire foutre! Les lituaniens… T’en connais un de lituanien toi? moi, j’en connais pas !” Jean Luc Mélenchon, 2005.
Le livre commence par décrire de façon précise l’écart entre Europe et USA en matière de redistribution. Depuis longtemps, les USA et l’Europe ont considérablement divergé dans ce domaine. Les dépenses publiques sont plus importantes en Europe, et une part plus grande de celles-ci sert à la redistribution des revenus, et à la fourniture d’un Etat providence développé. De la même façon, les prélèvements obligatoires sont plus élevés en Europe, et plus progressifs. Même si le degré de protection par catégories de population aux USA est variable, il reste en moyenne nettement plus élevé en Europe. Enfin, le niveau de règlementation des marchés est lui aussi significativement plus élevé en Europe qu’aux USA.
Ces différences étant posées, comment les expliquer? Les auteurs commencent par présenter diverses explications fausses. La première consiste à lier le degré de redistribution à l’inégalité des revenus avant impôts. Il est assez logique de penser que si les inégalités de revenus et de patrimoine initiales sont conséquentes, il y aura une forte pression favorable aux systèmes redistributifs. A l’inverse, si les revenus sont répartis de façon relativement égale, un système redistributif n’est pas très utile. Pour que cette explication soit valide, il faudrait que les inégalités avant impôt soient plus faibles aux USA qu’en Europe, et que les inégalités après impôts soient équivalentes : or ça n’est pas le cas. Les inégalités avant impôt américaines sont plus élevées qu’en Europe, tout comme les inégalités après redistribution.
Une autre explication repose sur la mobilité des revenus. Supposons qu’aux USA les revenus des gens fluctuent beaucoup, qu’ils alternent dans leur vie des phases de hauts revenus suivies de périodes durant lesquelles ils travaillent et gagnent moins; qu’à l’inverse, en Europe, les revenus soient fixes, ce qui signifie que les riches touchent toute leur vie un haut revenu et les pauvres un faible revenu. Dans ce cas, un système redistributif est plus utile en Europe qu’aux USA. Mais, contrairement aux idées reçues, ce n’est pas le cas. la mobilité des revenus est faible aux USA, et plutôt plus faible qu’en Europe.
Une dernière explication fausse est celle des fluctuations des revenus et de l’ouverture des économies. Des économies plus ouvertes sont sujettes à des plus fortes fluctuations macroéconomiques; elles ont donc tendance à avoir besoin d’un filet de sécurité plus développé. Sauf que là encore, l’explication ne tient pas. Certes les pays européens sont plus ouverts aux échanges extérieurs que les USA (encore que ce ne soit pas le cas pour l’économie européenne dans son ensemble); mais les fluctuations économiques sont bien plus marquées aux USA qu’en Europe.
Ayant fait le tour de ces explications qui ne tiennent pas, les auteurs présentent de meilleures explications de cet écart. Un chapitre entier est consacré à des explications politiques de cette différence. Contrairement à l’Europe, les USA n’ont jamais connu de parti” socialiste” (c’est à dire un parti de gauche de gouvernement lié au mouvement ouvrier) qui soit arrivé au pouvoir. Les institutions américaines sont par ailleurs très décentralisées et fondées sur le scrutin majoritaire. Or les auteurs montrent que dans tous les pays, plus le mode de scrutin est proportionnel, plus les dépenses publiques et la redistribution sont élevées. La forme du fédéralisme américain pousse elle aussi à la concurrence fiscale et à la limitation des dépenses publiques, une grande part des dépenses sociales étant déterminées localement. Le nombre important de “checks and balances” judiciaires (tribunaux, Cour suprême) déterminés dans la défense des droits de propriété, l’âge des institutions américaines (plus les institutions d’un pays sont anciennes, moins il tend à redistribuer) sont d’autres facteurs institutionnels qui, selon les auteurs, font que les Etats-Unis redistribuent moins que les pays européens.
Cependant, expliquer le phénomène par les institutions ne fait que déplacer le problème : comment expliquer alors que les institutions américaines soient si différentes des institutions européennes? Selon les auteurs, c’est l’histoire et la géographie des USA qui justifient cette différence. Les pays européens ont, suite aux guerres mondiales, connu de grands bouleversements institutionnels qui ont conduit à mettre en oeuvre des constitutions plus favorables à la gauche (les guerres et les destructions s’étant le plus souvent accompagnées d’un large discrédit des anciens détenteurs du pouvoir, comme en Allemagne en 1918, ou en France en 1945). Les mouvements de grève, en Europe, pouvaient paralyser des pays en contrôlant des centres de pouvoir; aux USA, les lieux de production sont éloignés des principales villes dans lesquelles se trouvent les centres de décision. Ce haut degré de décentralisation a empêché le mouvement ouvrier d’exercer une pression vraiment forte sur le pouvoir politique.
Le mouvement ouvrier lui-même n’a jamais pu s’organiser aux USA comme il l’a fait en Europe, pour une raison simple : la question des discriminations. Et c’est là que les auteurs présentent un aspect primordial du problème. Le fait que les USA soient un pays de migrants a fait que les populations se sont organisées en communautés hostiles les unes vis à vis des autres (l’arrivée d’italiens venant par exemple concurrencer les irlandais). Ces divisions communautaires ont largement empêché la constitution de syndicats et d’un mouvement ouvrier susceptible d’aller apporter aux propriétaires d’entreprises et au gouvernement des revendications communes. Cette population migrante, de la même façon, a forgé une conception culturelle aux USA : le migrant est, en général, un individu qui part de très bas (dans son propre pays) et qui s’enrichit en arrivant dans un pays d’accueil par son travail. Dans ces conditions, l’idée selon laquelle “en se bougeant, on peut s’en sortir” et son corollaire, à savoir que si les pauvres sont pauvres c’est qu’ils ne font pas d’efforts, peut s’intégrer dans la culture nationale. Les auteurs constatent qu’aux USA, une très grande part de la population considère que la pauvreté est due à la paresse, alors qu’en Europe, beaucoup de gens pensent qu’elle est due à la malchance.
Mais s’y ajoute la question raciale. Les auteurs montrent très bien à quel point ce sont essentiellement des problèmes raciaux qui ont déterminé les débats politiques. La plus grande hostilité à des réformes sociales est venue en général des Etats du Sud des USA. La raison? Les politiques sociales nationales auraient largement bénéficié aux noirs, qui constituaient et constituent toujours une grande partie de la population pauvre. Les auteurs montrent qu’entre les pays, et entre les différents Etats des USA, le degré de redistribution est directement lié à l’homogénéité ethnique. On en arrive à des situations paradoxales, dans lesquelles des américains blancs pauvres votent massivement contre des réformes sociales dont ils bénéficieraient, uniquement parce qu’en même temps elles bénéficieraient aux noirs pauvres qu’ils cotoient. Ceci a été largement instrumentalisé par les politiques hostiles à la redistribution, qui mettent toujours l’accent sur le fait que les pauvres qui bénéficient de la protection sociale sont, le plus souvent, différents. Lorsqu’il n’y a pas de gens “différents” dont l’existence peut être instrumentalisée pour s’opposer à des réformes sociales, ces réformes ont lieu. Ceci ne veut pas dire que les américains sont plus xénophobes que les européens : simplement, au cours du XXème siècle, la xénophobie européenne s’est portée sur les juifs, assimilés à la richesse : il n’était donc pas possible d’instrumentaliser le racisme pour en faire un moyen de lutte contre la redistribution. C’est donc l’hétérogénéité raciale des USA qui constitue une explication importante du faible niveau de redistribution aux USA. Les gens veulent bien de mesures sociales, mais seulement si elles bénéficient aux gens comme eux et pas aux “autres”.
Ce phénomène est-il endémique et inévitable? Pas forcément, selon les auteurs. Ils montrent l’importance des idées et des mythes dans la détermination du degré de redistribution dans un pays. Fondamentalement, c’est la croyance dans la paresse des pauvres (croyance entretenue par leur différence), dans le degré de mobilité sociale qui fait la redistribution. Et ces idées peuvent être tout à fait différentes de la réalité. Les européens croient que les pauvres sont malchanceux, que les riches sont destinés à le rester; les américains que les pauvres sont paresseux et que dans leur pays, toute personne qui fait des efforts peut devenir riche, que de ce fait, la mobilité sociale est forte. Or c’est plutôt l’inverse qui est vrai, car en Europe, le degré de mobilité sociale est plutôt plus élevé qu’aux USA. Cela signifie que les européens surestiment les besoins de redistribution des pauvres, et que les américains les sous-estiment. Pour les auteurs, ces différences reflètent des différences politiques : ce ne sont pas les croyances nationales qui font les politiques, mais les vainqueurs des processus électoraux qui répandent leurs idéologies. En Europe, la victoire générale des mouvements de centre-gauche s’est accompagnée d’un discours légitimant la redistribution par les malheurs des pauvres, quitte à les surestimer et à nier la mobilité sociale; aux USA, la victoire des conservateurs a conduit à un discours expliquant la pauvreté par l’aboulie des pauvres, et entretenant le mythe du self made man qui s’enrichit par le travail et le talent. Il n’y a donc pas forcément de fatalité à la différence entre Europe et USA.
Ce livre est vraiment remarquable. Outre qu’il constitue une mine d’informations sur les systèmes sociaux, l’histoire, les inégalités, les idées, en Europe et aux USA, les explications qu’il apporte sont particulièrement solides, et on arrive au bout en se disant qu’on ne regardera plus jamais le sujet de la même façon. Une question vient immédiatement à l’esprit : et si USA et Europe étaient voués à converger? Il faut noter qu’en Europe, l’augmentation de la population d’immigrés “visibles” a accompagné une évolution dans les mentalités vis à vis de l’Etat-providence. Dans les pays “nordiques” à haut degré de protection sociale, la présence immigrée crée des crispations, et entretiennent l’apparition de partis populistes dont le fond de commerce politique est l’assimilation immigrés = profiteurs de la protection sociale. Le discours du FN en France participe de ce même mouvement, qui veut réserver la protection sociale aux gens “de souche” et peut contribuer à discréditer une protection sociale qui bénéficie trop “aux autres”. Les citations en exergue de cette note de lecture rappellent que ce type de discours n’est pas la spécificité des extrêmes. A l’inverse, aux USA, l’instrumentalisation de la question noire paraît désormais plus difficile, et la question des inégalités de plus en plus marquante : on peut donc y imaginer un développement à venir d’un Etat-providence plus développé.
En tout état de cause, il est impératif de lire ce livre, qui en dit plus long sur les questions sociales, les inégalités, que bien d’autres. C’est encore un livre à l’issue duquel on ne pense plus à ces questions de la même façon. Un must-read.
▲ Alberto Alesina & Edward Glaeser, Combattre les inégalités et la pauvreté. Les Etats Unis face à l’Europe, Flammarion, 2006 (23,75 €)