Du bon usage de la piraterie
Florent Latrive (2004) ▼
Avant de lire le texte, j’avais échangé quelques mots avec son auteur sur l’opportunité d’en faire une note à part entière, le classant de fait en bouquin d’économie (sans quoi, je comptais l’évoquer sur le blog). Il m’avait répondu que son livre n’était ni économique, ni sociologique, ni historique, ni juridique, un peu de tout et rien à la fois. Il avait tellement raison que je ne voyais pas, après l’avoir fini, comment ne pas le chroniquer in extenso dans notre rubrique de notes de lecture…
Du bon usage de la piraterie est un livre stimulant et intelligent. En exagérant un peu, on pourrait presque dire qu’il a été écrit d’un seul trait, sur une idée simple : «il y a quelque chose de pourri au royaume de la connaissance».
L’équilibre entre propriété et liberté de diffusion des idées est menacé par un mouvement qui pour répondre à l’évolution technologique demande de plus en plus de protection. Un mouvement qui inverse, comme l’ont souvent fait les défenseurs de leurs intérêts en la matière, l’ordre logique de l’économie. Si l’économie est une lutte contre la rareté, alors il est impossible de se réclamer économiste et partisan du statu quo. On sait quel problème pose la connaissance. On sait aussi qu’il n’a jamais été réglé en bridant la diffusion au profit exclusif de la propriété. C’est toujours un compromis qui a prévalu. L’évolution technologique n’a pas à tout balayer sur son passage. Latrive n’est pas opposé à la propriété intellectuelle. Sur un point spécifique, par exemple, celui de la musique, il ne nous dit pas que celle-ci devrait être gratuite, que personne ne doit être rémunéré pour la produire. Cette attitude modérée vis-à-vis du principe de la propriété intellectuelle est d’ailleurs une constante de son ouvrage. Et pour cause. quand il regrette l’évolution actuelle, ce n’est pas pour souhaiter voir toujours moins de droits aux créateurs. Son regret est précisément de constater que sous prétexte de préserver leurs droits, on revient sur les principes qui fondent cet équilibre depuis déjà longtemps.
A partir de là, l’ouvrage de Latrive part dans deux directions : il montre d’une part que les défenseurs de la propriété intellectuelle sont en train de militer pour plus qu’un statu quo, mais bien une évolution qui irait au delà du maintien de leurs droits, quitte à employer une réthorique qu’on pourrait comparer à celle d’un «nettoyage au karcher numérique» ; il affirme la viabilité, non pas seulement théorique, mais bien historique et retrospective, des savoirs ouverts et la possibilité de les faire cohabiter, pour le bien de tous, avec une structure de droits de propriété.
Cette approche est intéressante pour un économiste, car il illustre par de très nombreux exemples historiques ou d’actualité les enjeux des savoirs libres d’un point de vue économique.Ouvrons d’ailleurs une parenthèse à ce sujet. Même si l’auteur est un journaliste affilié au service économique de Libération, on peut néanmoins relever le travail en arrière plan de rédaction de l’ouvrage sur sa composante économique. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de stupidités ! C’est carré et comme le but du livre est autre, Latrive s’en tient à des idées simples (et reconnues, notamment par quelques économistes français compétents sur le sujet et que l’auteur a rencontré – je pense à Foray et Lévêque) et construit sur ces idées sa toile argumentaire .
Et que dire si ce n’est que cet argumentaire est assez redoutable. Il y a un côté Mike Moore dans le bouquin qui tient à la déferlante de faits et d’opinions (mais sans les grosses ficelles de Moore et, évidemment, sans les images). Citons en quelques-uns : l’ancien représentant des studios d’Hollywood parle de leur «guerre contre le terrorisme» ; Mozart fut un des premiers «pirates» de la musique ; la comparaison entre les Etats Unis du XIXème siècle et de l’Inde en matière de respect de la propriété intellectuelle; la description complète et parlante du monde de la science ; l’épisode de la licence obligatoire imposée aux Etats Unis en 2002 sur le médicament permettant de lutter contre l’Anthrax (dont le brevet est détenu par l’allemand Bayer) ; le succès de l’industrie «open source» de la soie à Lyon au XVIIIème siècle, contre la propriétaire londonienne ; le «tant qu’ils volent des logiciels, nous préférons que ce soit les nôtres» de Bill Gates, si loin des complaintes du genre «plus de logiciels piratés, c’est moins d’emplois». Quelques exemples au milieu de tas d’autres tout aussi instructifs ou édifiants.
Latrive a une plume très agréable et, chose un peu rare sur le sujet, reste généralement sobre dans le côté pamphlétaire. On sent certes que ça le chatouille par moment. Mais, dans l’ensemble, il se retient ! Et c’est tant mieux, car il s’efface devant son sujet. Et le contenu est assez riche pour ne pas avoir à regretter cet angle
.
Que retenir finalement du livre de Latrive ? Que c’est vraiment un super travail de journaliste. Que la connaissance qu’il a du sujet, les tripes qu’il y met (se traduisant par ce côté direct de l’écriture, sans hésitation) et la succession de ce qu’il faut bien appeler des «preuves» sont très convaincants. On notera un style vraiment très agréable à suivre, sans effets de manche ou austérité inutiles. On pourra lui reprocher de ne jamais aborder le côté positif de l’économie des savoirs fermés, de ne focaliser que sur les savoirs ouverts et de ne raconter ainsi qu’une partie de l’histoire. Deux points permettent de balayer en partie la critique : le premier, c’est qu’il ne nie pas leurs vertus propres ; le second, c’est qu’il considère comme acquis pour tous ces valeurs et se pose précisément en promoteur des savoirs ouverts, ces derniers étant injustement et maldroitement qualifiés d’utopiques, là où ils sont une composante multiséculaire du savoir dans nos économies – «de marché», devrait-on préciser.
Bref, le livre de Latrive est un ouvrage à conseiller autant pour passer un moment instructif que pour se distraire (ou les deux, ce n’est évidemment pas défendu). Inutile de vous rappeler (mais je vais quand même le faire…) que son ouvrage étant disponible en Creative Commons, vous pouvez le télécharger gratuitement sur son site ou l’acheter en version papier ; voire l’acheter en version papier après l’avoir parcouru en ligne.
Si vous êtes convaincu qu’il y a la place pour délimiter un espace entre marchand et non marchand dansla production et la diffusion du savoir, et pas simplement de la façon dont des chanteurs de variété souhaiteraient le faire, cet ouvrage vous le confirmera. Il vous donnera qui plus est la certitude qu’il y a plus que du vrai derrière cette idée. Loin de l’utopie naïve que veulent présenter certains lobbies, il y a en réalité une longue tradition de progrès des connaissances à préserver en maintenant l’idée d’un équilibre entre appropriation et diffusion du savoir. Et si je me répète sur ce dernier point, c’est que cela est pédagogique paraît-il. Or, en la matière, il faut dire et redire ceci : télécharger une chanson, ce n’est pas comme voler un CD dans un magasin et les téléchargeurs ne sont pas des terroristes. Tant que ce genre d’idées circuleront, ce sera la guerre entre le public et les producteurs / créateurs se laissant aller à ce genre de procédés verbaux.
▲ Florent Latrive, Du bon usage de la piraterie. , Exils, 2004 (17,10 €)