Quand la Chine change le monde
Erik Izraelewicz (2005) ▼
Cette thèse, est que le développement de la Chine est d’une part une histoire connue, qui vient s’ajouter à la longue liste des succès de la croissance économique depuis le décollage du Royaume Uni au XIXème siècle ; d’autre part un épisode sans précédent pour le monde. Sur le premier aspect, on constate en effet que la Chine suit la mécanique du développement économique traditionnelle, par le biais de mécanismes macroéconomiques typiques : investissement, éducation, accroissement de la production et de la consommation, développement technologique etc. De ce point de vue, les chinois ont commencé à s’enrichir et devraient continuer à le faire. Les bas salaires actuels augmenteront progressivement et l’économie connaîtra une montée en gamme dans ses productions, vers “plus d’inspiration et moins de transpiration” pour reprendre une expression Krugmanienne.
A ceci près que, ne serait-ce que sur ces deux points, la Chine détonne déjà pour l’auteur. L’immense taille de son “armée de petites mains” laisse présager une durée de convergence des salaires vers des niveaux élevés bien plus longue que ce qu’on a pu constaté dans le passé. Pour ce qui est de l’évolution de la spécialisation de l’économie chinoise, elle a tendance à se faire, au contraire, avec un temps d’avance sur les expériences passées en la matière (ce qui est par ailleurs une constante des décollages successifs ; globalement, le temps de rattrapage a tendance à se raccourcir). En d’autres termes, on serait confronté à un pays-continent, engagé dans la division internationale du travail, doté pour longtemps d’un avantage comparatif en matière de coûts de main d’oeuvre et construisant d’ores et déjà un avantage d’ordre technologique. Ces deux éléments sont source de menaces majeures pour le reste du monde, dans la mesure où la grande taille de la Chine induit une forme d’ “effet Gulliver”. On aura beau tourner et virer, une force de frappe de l’ordre de celle de la Chine modifie forcément les équilibres mondiaux. La thèse n’a pas grand chose d’original, c’est même une tarte à la crème. Izraelewicz ne s’en sort cependant pas mal. On appréciera sa capacité de synthèse. Le sujet est infini, et pourtant, on ressent une belle unité dans son traitement. Sur tous les points qui suivent, l’auteur fait preuve de talent dans la rédaction : potentiel financier et déséquilibres actuels du secteur, influence aussi bien sur le cours mondial des matières premières que sur les prix des biens industriels, stratégie offensive et volontariste d’adoptions des nouvelles technologies, caractère quasi-universel des secteurs en développement rapide, dynamisme exceptionnel d’une science qui avance sans complexe, modelage des standards de consommation au niveau mondial, rapport de force industriel lié à la taille du marché intérieur, inégalités sociales monumentales appelées à durer – au risque même de compromettre la poursuite du boom sur des bases aussi soutenues etc.
Au total, toutes les observations avancées vont bien dans le même sens : la Chine va mettre un incroyable bazar sur notre petite planète. Pourtant, à trop vouloir affirmer un avenir préoccupant, l’auteur tombe quelque part entre la facilité et le sensationnel. Il serait très injuste de dire que Izraelewicz ne connaît pas les théories économiques de base mobilisables pour interpréter l’éveil de la Chine et son futur probable. Il les pose, presque en gage, dès le début de son livre. Pourtant, comme cela arrive fréquemment dans ce type d’ouvrage, il s’en écarte insensiblement. Certes, ici, on n’est pas pris par surprise, puisqu’une partie de son argumentation consiste à annoncer que la théorie économique n’est pas apte à décrire le développement chinois. On ne saurait le reprocher outre mesure à l’auteur, dans le sens où la théorie économique n’ignore pas non plus à l’occasion la distinction entre “petit pays ouvert” et “grand pays”. Néanmoins, on retrouve petit à petit le discours de “guerre économique” en filigrane. Alors que les faits sont au demeurant exact, les raisonnements concernant les conséquences vont très fréquemment aboutir sur l’idée de “menace” pour les autres pays. Certes, on doit aussi reconnaître à l’auteur des sursauts réguliers où il tente de corriger le noir tableau qu’il dresse au fur et à mesure que se tournent les pages, mentionnant ici les avantages d’une concurrence poussant à la spécialisation (par exemple, dans le cas du Japon) ou là l’ouverture d’un énorme marché (même si c’est pour mieux signaler la prééminence que les firmes de Beijing devrait y présenter d’ici quelques années). Bref, en définitive, on ne comprend pas exactement pourquoi le scénario le plus noir devrait irrémédiablement advenir, pourquoi la fulgurance de l’envol chinois devrait être absolument inévitable, pourquoi les chinois seront capables de piller les technologies occidentales et japonaises et les laisseront alors repartir une main devant, une main derrière, pourquoi l’entrée en lice d’un concurrent chinois à Airbus et Boeing est totalement acquise. A chaque fois, on a envie de suivre l’auteur dans sa logique, mais on s’abstient, faute de réelles preuves. En définitive, on en arrive à une conclusion simple : savoir ce que sera le monde et la Chine dans dix ans est à peu près impossible, dans la mesure où tout ce qui touche à ce pays est gigantesque et mouvant. Il semble que notre compréhension des mécanismes à l’oeuvre, quoique non nulle, ne soit que très parcellaire.
Le livre vaut la lecture. Malgré ses défauts, le rapport coût-bénéfice lui est finalement bien favorable. Il est tout à fait grand public.
▲ Erik Izraelewicz, Quand la Chine change le monde. , Le livre de poche, 2005 (6 €)