The Travels Of A T-Shirt In The Global Economy
Pietra Rivoli (2005) ▼
Il n’est pas fréquent que les économistes se basent sur une expérience personnelle de terrain pour rédiger un ouvrage. Trop parcellaire pour inférer une théorie testable et peu gratifiant académiquement, ce genre de pratiques est, à ma connaissance, essentiellement adopté (et à la marge) par quelques économistes du développement. Et encore, les observations personnelles sont souvent leur vécu quotidien, d’autochtone, oserais-je presque dire. Globalement, raconter des histoires n’est pas un truc d’économiste. Cet ouvrage montre au moins une chose : c’est un exercice qui n’est pas sans intérêt.
De la Floride au Texas, en passant par la Chine, en revenant aux Etats Unis, pour finir en Afrique, Pietra Rivoli va véritablement à la rencontre de ceux qui contribuent tour à tour à transformer des ballots de coton en T-shirt et à les mettre sur un marché. Cheminement décousu au demeurant, l’auteur en fait finalement un parcours très cohérent, tout au long duquel elle tire des enseignements plus généraux que ce que ses réserves initiales ne le laissaient présager.
Par quel miracle ? En réalité, Rivoli triche un peu. S’il est indéniable qu’elle raconte bien une histoire, son texte s’appuie largement sur d’autres références. Historiques, quand elle relate, par exemple, l’histoire de la culture du coton aux Etats Unis. Statistiques, lorsqu’elle rappelle de nombreuses données sectorielles tout droit tirées de bases de données bien officielles. Théoriques, enfin, lorsqu’elle compare dans un arrière plan permanent les théories standard à ses observations. Que retenir de tout ceci ?
Le marché mondial du textile est un joyeux mélange de politique et de marché, de politique par dessus tout. Au delà de courbes d’offres et de demande, c’est tout une construction socio-historique qui se dessine aux yeux de l’observateur. Dit de la sorte, cela n’a rien de très original (Karl Polanyi est cité, ce qui n’étonnera pas). Néanmoins, passé au filtre de l’enquête de terrain, des rencontres avec des individus et pas seulement de leurs archétypes désincarnés, les points de vue deviennent non seulement riches et vivants, mais terriblement crédibles.
Premier constat, le marché du coton est historiquement une forme de non marché. Depuis des siècles, des générations de cultivateurs de coton ont tout fait (et plutôt bien réussi) pour s’affranchir des contraintes du marché. De l’esclavage comme contournement du marché du travail (on notera avec Rivoli que l’escalavage ne fut pas la conséquence de trop de marché, mais au contraire de son absence), à l’immigration de travailleurs agricoles mexicains, en passant par les subventions contemporaines, les producteurs de coton ont réussi à neutraliser l’essentiel des risques incontestablement attachés à leur activité (pour l’essentiel, le rythme des saisons et les aléas climatiques) en évitant soigneusement le marché. Est-ce à dire qu’ils ont usurpé leurs fortunes ? Pas exactement. Si Rivoli est loin de contester que le marché est largement malmené, elle note aussi que l’esclavage ou les subventions ne peuvent expliquer seuls la persistance de l’avantage comparatif des producteurs de coton américains. Pour elle, ils sont entrepreneurs, innovateurs, investisseurs au moins autant, probablement plus, qu’exploiteurs. Et c’est pour cela qu’ils sont encore les meilleurs dans leur domaine.
Concernant la production textile, Pietra Rivoli s’attache à montrer de manière assez classique comment le déplacement de la production est la conséquence d’une course vers le bas («race to the bottom»). Le pays qui regorge d’ateliers textile est celui qui dispose d’une main d’oeuvre docile et travailleuse, prête à aligner les heures de labeur sans se plaindre. Ignoble ? Basiquement, oui. Indéniablement ignobles sont ces conditions de recrutement, de contrôle des migrations imposées aux travailleurs chinois venus des campagnes à la ville, avec un statut de sous-citoyens. Clairement rudes les journées de travail imposées aux jeunes filles «dociles et disciplinées» des «sweatshops». Et pourtant, difficile de ne pas suivre Rivoli quand elle explique que ces conditions de vie, les jeunes filles chinoises les vivent comme une opportunité fabuleuse. Car, au fond, quelle est l’alternative ? Pour résumer, le travail au champ (autrement plus harassant que l’usine) et le contrôle de sa vie par les coutumes de la famille traditionnelle ; le tout avec des revenus incomparablement plus faibles. De proche en proche, c’est de développement dont il est bien question. Ces jeunes filles chinoises ont bel et bien eu des «soeurs dans le temps» («sisters in time») en occident. Et si tout n’est encore pas parfait, l’auteur conclut néanmoins que l’atelier est bel et bien une opportunité de développer ce que Sen appelle «capabilités» (vilaine traduction adoptée, faute de mieux, pour le terme anglais «capabilities»). La différence avec les jeunes filles qui rejoignaient jadis les fabriques de textile du Texas, c’est que les ouvrières chinoises d’ajourd’hui auront bien moins longtemps à patienter pour atteindre le même niveau de vie et des conditions de travail plus faciles.
Sur ce sujet comme sur d’autres, Rivoli se livre à un constat mitigé sur le rôle des altermondialistes dans la contestation des conditions de travail dans les ateliers des pays en développement. Sévère quand il est question de stopper la course vers le bas au nom de l’humanisme ; laudative quand elle constate les avancées sociales que les mobilisations ont pu apporter depuis la première révolution industrielle. Pietra Rivoli y voit le jeu de forces opposées, qui de ont partout, à travers la politique, façonné le marché pour le bien-être, non seulement des travailleurs, mais aussi la prospérité des entreprises. Comment ? Un seul exemple pour le comprendre : la jeune chinoise que l’auteur a rencontré peut, grâce aux quelques heures libres que les progrès de la législation sociale lui ont accordé, s’instruire. Quand la Chine aura besoin de laisser le relais textile dans la course vers le bas du secteur, elle pourra compter sur elle pour occuper d’autres emplois dans d’autres industries, plus qualifiées. Même chose concernant le travail des enfants en général (que les firmes multinationales occidentales sont désormais contraintes de contrôler avec précaution chez leurs sous-traitants, du fait des campagnes menées par les activistes). Bref, même s’il est toujours possible d’imaginer un monde où, du jour au lendemain, tous (sauf les enfants et les vieillards) travailleraient huit heures par jour, pour Rivoli, il s’agit là bien plus d’un objectif à atteindre que d’une possibilité immédiate. Comme elle l’écrit, dans la course vers le bas, des siècles de lutte sociale auront eu pour conséquence d’au moins faire en sorte que le bas se déplace et soit un endroit moins détestable pour la plupart.
Pendant ce temps-là, que deviennent les travailleurs du textile américains ? Ils perdent leurs emplois. Personne ne s’occupe donc d’eux ? Oh que si… De quotas en droits de douane, ils font l’objet de toute l’attention de la Maison blanche, président après président. Oui, mais voilà, cela ne change rien à l’affaire. Les usines continuent de fermer, petit à petit, victimes de la mécanisation tout autant que de coûts de production intenables face à la concurrence. Car, en dépit du poids des lobbies textiles aux Etats Unis, décennies après décennies, il devient politiquement improbable de maintenir des barrières qui coûtent fort cher à l’américain moyen en impôt et pouvoir d’achat. Pour autant, ces protections ne préservent-elles pas l’emploi quelque part ? Oui, mais pas en Caroline du Nord. A Washington, ou aucune usine ne produit le moindre string léopard ou T-shirt «I love Florida». Ces emplois, ce sont ceux de l’armée de fonctionnaires en charge de la gestion des quotas textiles, ce sont ceux des juristes employés à temps plein pour servir les intérêts des lobbies textiles. Quand on sait que le texte final de l’accord multifibres négocié au cours de l’Uruguay Round contient 22 mille pages, on comprend que des discussions puissent porter sur des quotas négociés chaussette par chaussette… La législation américaine offre une complexité qui tourne souvent à la parodie de bureaucratie. Mais les emplois du textile continuent de disparaître au même rythme.
Le coût national du système de quotas textiles des Etats Unis est évalué entre 7 et 11 milliards de dollars annuels. Mais ses effets pervers dépassent le pays. Par exemple, le quota devient un bien économique pour soi. De sorte que dans les pays exportateurs, la course aux quotas crée des fortunes pour le moins douteuses. Celui qui peut attribuer à une entreprise nationale une part des quotas américains sera rémunéré. Conséquence : hausse des prix ou baisse des marges des entreprises. Un marché dérivé très actif existe, avec son lot de spéculation et de corruption. Et Rivoli de remarquer que si l’on peut reprocher au gouvernement chinois de subventionner «en douce» son industrie par le biais de toute une gamme de pratiques allant de la sous-évaluation du wuan aux crédits d’impôts, il est ennuyeux de constater que le gouvernement américain subventionne le gouvernement chinois, en entretenant le marché des quotas.
Indirectement, le système des quotas a créé des gagnants parmi les pays les plus pauvres. Ceux qui n’auraient pu lutter avec la Chine aujourd’hui, le Japon ou Hong Kong hier, ont pu s’enrichir au travers d’un genre de marché protégé. L’Ile Maurice, le Bangladesh, en sont des exemples. Et c’est bien pour Rivoli le seul mérite qu’on pourra reconnaître au système.
Le T-shirt n’a donc toujours pas rencontré le marché, le vrai. Le rencontrera-t-il un jour ? Si l’on s’en tient à la résistance des industries textile américaines, ce jour arrivera probablement sous peu. Les organisations de défense de l’industrie textile reculent jour après jour. Et même pour les militants les plus acharnés, l’idée qu’il s’agit du dernier combat gagne du terrain. Wal Mart (énorme importateur de textile aux Etats Unis) est en passe de le remporter.
Néanmoins, il y a déjà un marché, tout ce qu’il y a de plus libre qui accueille les T-shirts. Un marché où les prix varient bien en fonction de l’offre et de la demande, sans quotas ni bureaucratie. Ce marché, c’est celui de la fripe ! Car, face à l’énorme consommation de textile d’un pays comme les Etats Unis, le marché du textile d’occasion se porte bien. Les collectes de vêtements usagés ne vont pas habiller uniquement les pauvres. Ils sont trop peu nombreux (ou, alternativement, il y a trop de vêtements délaissés). L’essentiel est récupéré, trié et revendu, principalement en Afrique. Un secteur qui fait vivre des entrepreneurs aussi bien américains qu’africains, loin des multinationales. Difficile de résumer en quelques lignes les enjeux attachés à cette activité. Pour Rivoli, qui voit cette situation comme très positive, il est essentiel de retenir quelques points dans les controverses le concernant. Le premier est que les consommateurs africains ne sont ni exploités, ni humiliés. Ils satisfont des préférences à la manière de n’importe quels consommateurs. Elle décrit ce qu’elle a vu sur place, pour conclure que les femmes africaines qui font leurs emplettes sur les marchés de fripes de la Tanzanie ont la même attitude que les femmes occidentales faisant du shopping. Tout ne se vend pas (pas question d’arborer un T-shirt à trou par exemple), les consommateurs sont exigeants et ont des goûts marqués (tant sur le plan esthétique que culturel). Un argument parfois avancé concerne la vampirisation du secteur textile local. Pour Rivoli, la réalité, c’est que ce secteur n’est tout simplement pas viable. La plupart des pays africains ne sont pas armés pour lutter contre les autres pays producteurs de textile. Les africains ne veulent tout simplement pas de la production textile africaine, jugée pauvre en qualité et, en conséquence, chère. En revanche, le commerce de fripes est une occasion pour des entrepreneurs locaux de prospérer et exploiter leurs capacités d’innovation. Et il est significatif de constater que si certains ont transformé leur activité de «mitumba» (commerce de fripes) en activité de production textile, c’est généralement pour l’exportation. Au total, la balance en emploi est assez incertaine, éventuellement positive.
A la conclusion de ce périple, Rivoli considère que ce qu’il démontre, c’est que ce ne sont pas les marchés qui appauvrissent les fermiers africains ou les travailleurs des «sweatshops» asiatiques, mais bel et bien l’absence d’opportunités qu’ils offrent lorsqu’ils fonctionnent correctement.
On aurait tort de voir dans ce livre une éloge inconditionnelle du marché. L’auteur ne cherche pas à affirmer de manière normative la supériorité des mécanismes de marché sur toute autre forme de régulation. Sa démonstration vise plutôt à montrer que moins de marché ne signifie pas forcément plus d’humanisme, moins d’oppression et d’exploitation. Le marché (du textile) est imbriqué dans une réalité plus large, où les forces en présence sont souvent politiques plus qu’économiques. C’est ainsi. La question n’est pas d’imaginer un monde où la politique serait exclue. Il est souvent reproché aux économistes de rejeter la politique, en tant que processus improductif, non rationnel collectivement. Rivoli ne tombe pas sous cette critique, puisque si l’on devait résumer son message sur ce point, on dirait probablement que conflits et délibérations sont là, quoi qu’il arrive, dans les affaires économiques. Et ce, pour le pire comme pour le meilleur, y compris quand ce meilleur est à attribuer à des manifestants hostiles au libre échange et à l’économie de marché. Pas de développement humain sans marché, usines aux rythmes sévères ; et pas de développement humain sans luttes sociales pour repousser toujours plus haut la ligne de départ de la «course vers le bas».
Certes l’été touche à sa fin. Certes, l’ouvrage est écrit en anglais et certains termes techniques (concernant les procédés de fabrication) sont un peu pointus (mais on s’en passe facilement pour saisir le sens gobal). Néanmoins, derrière l’histoire de ce T-shirt, il offre une très bonne monographie de l’industrie textile américaine et des enjeux et réalités du commerce mondial du textile. Le tout dans un style vivant très agréable.