Freakonomics
Steven Levitt & Stephen Dubner (2005) ▼
Qu’est-ce qui est le plus dangereux, une arme à feu ou une piscine? Avoir un prénom porté plutôt par les noirs a-t-il des conséquences sur votre carrière? quel est le rapport entre un agent immobilier et le ku klux klan? Les professeurs trichent-ils aux examens pour leurs élèves? Les lutteurs sumo pratiquent-ils des combats arrangés? Pourquoi les trafiquants de drogues habitent-ils chez leurs parents? Les candidats au jeu du “maillon faible” sont-ils racistes?
Vous ne vous trompez pas : vous êtes bien en train de lire la chronique d’un livre d’économie. Mais lorsque le livre en question reprend les travaux académiques de Steven Levitt pour les rendre accessibles au grand public, il y a des chances que les sujets soient bien étranges. Steven Levitt est une curiosité de la profession des économistes. Récompensé par la John Bates Clark Medal du meilleur économiste de moins de 40 ans, il s’est très vite fait connaître par ses méthodes et découvertes, mais surtout par ses sujets d’étude, pour le moins surprenants. Levitt ne s’intéresse pas au chômage, à la croissance ou aux taux d’intérêts, il préfère étudier les facettes les plus surprenantes du comportement des individus.
Il y a une méthode Levitt qui est sa marque de fabrique. La vérification empirique est, en économie, l’une des tâches les plus difficiles à accomplir, car les causes des phénomènes sont toujours multiples. Il est le plus souvent impossible ou très difficile d’isoler une variable causale pour savoir ce qui provoque un phénomène. Et même lorsqu’on isole une variable, comment être certain du sens de la causalité que l’on étudie? Supposons par exemple que l’on constate une diminution de la mortalité routière. Est-ce dû à la présence policière, à l’augmentation des amendes, au vieillissement de la population de conducteurs, à l’augmentation du nombre de véhicules qui réduit la vitesse moyenne, à la présence d’équipements de sécurité?
Supposons ensuite que l’on constate un fort lien dans un pays entre diminution de la mortalité routière et augmentation du nombre de policiers de la route. Faut-il en conclure que la police a réduit la mortalité? Pas forcément : les régions dans lesquelles la mortalité routière diminue beaucoup sont celles ou elle est élevée au départ; et on peut supposer que les élus auront tendance à mettre plus de police routière dans les régions à grand nombre d’accidents. Les deux variables peuvent donc être liées sans qu’il y ai causalité entre les deux.
Ce problème est permanent en économie lorsqu’on cherche à évaluer des politiques, ou à comprendre des phénomènes. La technique de Steven Levitt pour résoudre le problème? l’expérience naturelle. Il s’agit d’identifier un moment, un cas particulier, dans lequel une seule variable a changé, pour mesurer un effet. cette technique est de plus en plus utilisée par les économistes, avec des résultats prometteurs. Récemment Thomas Piketty a utilisé cette technique pour évaluer l’effet de la taille des classes sur les performances des élèves. Cet article décrit rapidement la technique employée; il est à noter que l’étude sur l’impact de la présence policière au moment des élections citée dans l’article est, précisément, de S. Levitt.
Levitt ajoute à un véritable génie pour identifier des expériences naturelles pertinentes une propension amusante à s’intéresser à des sujets bizarres ou inédits, dont la liste ci-dessus n’est qu’un maigre échantillon. Les résultats qu’il obtient sont donc souvent surprenants. Dans son étude la plus célèbre, Levitt a démontré que le principal facteur ayant réduit la criminalité aux USA au début des années 90 était… la légalisation de l’avortement dans les années 70. L’avortement est en effet pratiqué souvent par des personnes qui ont une vie telle qu’elles n’auraient pas pu fournir à leurs enfants une éducation satisfaisante; une proportion significative d’entre eux aurait donc rempli les rangs des délinquants. En étudiant le délai entre légalisation de l’avortement et réduction de la délinquance, une vingtaine d’années plus tard, Levitt a montré que le lien était sans équivoque. Pour cette découverte, il a été unanimement détesté : par les conservateurs qui ont vu là une “défense” de l’avortement; par les progressistes qui ont détesté l’idée selon laquelle les gens qui avortent sont plus souvent que les autres parents de délinquants.
Les méthodes de Levitt ont également servi à identifier les professeurs “tricheurs” du système scolaire de la ville de Chicago, qui pré-corrigent les copies de leurs élèves pour améliorer leurs résultats, et dissimuler leurs mauvaises performances. Levitt s’est interessé au jeu du”maillon faible”, à la corruption des lutteurs sumo, à l’effet des peines de prison, à l’effet des dépenses électorales, et à bien d’autres sujets plus surprenants les uns que les autres. Il n’est pas étonnant que ce genre de recherche ait fini par attirer l’attention des éditeurs et des journalistes. Un journaliste du New York Times, S. Dubner, a donc, après avoir rédigé un portrait de Levitt qui avait largement contribué à la célébrité de celui-ci, a eu l’idée de rédiger un livre sur la base des travaux de Levitt, qui lui-même n’aurait pas pu écrire, car il écrit comme un économiste, c’est à dire d’une façon fort peu attrayante. Le résultat est ce livre, Freakanomics, qui s’est taillé un beau succès éditorial, au point que les deux auteurs rédigent désormais une chronique mensuelle dans le New York Times magazine.
Le livre vaut surtout par son matériau de base : il faut se faire au style de Dubner, et à sa façon de présenter Levitt et ses travaux. Son portrait de Levitt en super-savant fou est vite pénible. Le titre du livre va aussi un peu trop vers le sensationnalisme, ce qui est dommage, car le livre présente un contenu vraiment intéressant, original, sérieux, et de très haute qualité. Il est rare de pouvoir lire un livre ou l’on apprend autant, de façon aussi détendue. Les gens qui connaissent déjà les travaux de Levitt trouveront l’ensemble trop court, et déploreront qu’il n’apporte guère de travaux nouveaux; c’est vrai et c’est inévitable. Les autres, qui ne connaissent pas Levitt, y découvriront un économiste hors du commun de bien des points de vue. Pour tout le monde en tout cas, ce livre est une lecture d’été indispensable, qui permettra non seulement de découvrir des travaux économiques parmi les plus originaux du moment, et accessoirement de briller à l’heure de l’apéritif du soir.
On ne peut désormais qu’espérer que la nouvelle célébrité de Levitt ne le conduira pas à trop de facilité, à mettre de côté ses travaux académiques pour se laisser aller. Car ce qui fait la valeur de ses analyses, c’est précisément le fait qu’avant d’être publiées, elles passent par le filtre de revues scientifiques. Sans ce garde-fou, on pourrait craindre que l’auteur ne sombre dans la banalité. L’avenir nous dira ce qu’il en sera. En attendant, à Econoclaste, on aime bien Steven Levitt. Après tout, c’est un peu l’un d’entre nous.
Vous ne vous trompez pas : vous êtes bien en train de lire la chronique d’un livre d’économie. Mais lorsque le livre en question reprend les travaux académiques de Steven Levitt pour les rendre accessibles au grand public, il y a des chances que les sujets soient bien étranges. Steven Levitt est une curiosité de la profession des économistes. Récompensé par la John Bates Clark Medal du meilleur économiste de moins de 40 ans, il s’est très vite fait connaître par ses méthodes et découvertes, mais surtout par ses sujets d’étude, pour le moins surprenants. Levitt ne s’intéresse pas au chômage, à la croissance ou aux taux d’intérêts, il préfère étudier les facettes les plus surprenantes du comportement des individus.
Il y a une méthode Levitt qui est sa marque de fabrique. La vérification empirique est, en économie, l’une des tâches les plus difficiles à accomplir, car les causes des phénomènes sont toujours multiples. Il est le plus souvent impossible ou très difficile d’isoler une variable causale pour savoir ce qui provoque un phénomène. Et même lorsqu’on isole une variable, comment être certain du sens de la causalité que l’on étudie? Supposons par exemple que l’on constate une diminution de la mortalité routière. Est-ce dû à la présence policière, à l’augmentation des amendes, au vieillissement de la population de conducteurs, à l’augmentation du nombre de véhicules qui réduit la vitesse moyenne, à la présence d’équipements de sécurité?
Supposons ensuite que l’on constate un fort lien dans un pays entre diminution de la mortalité routière et augmentation du nombre de policiers de la route. Faut-il en conclure que la police a réduit la mortalité? Pas forcément : les régions dans lesquelles la mortalité routière diminue beaucoup sont celles ou elle est élevée au départ; et on peut supposer que les élus auront tendance à mettre plus de police routière dans les régions à grand nombre d’accidents. Les deux variables peuvent donc être liées sans qu’il y ai causalité entre les deux.
Ce problème est permanent en économie lorsqu’on cherche à évaluer des politiques, ou à comprendre des phénomènes. La technique de Steven Levitt pour résoudre le problème? l’expérience naturelle. Il s’agit d’identifier un moment, un cas particulier, dans lequel une seule variable a changé, pour mesurer un effet. cette technique est de plus en plus utilisée par les économistes, avec des résultats prometteurs. Récemment Thomas Piketty a utilisé cette technique pour évaluer l’effet de la taille des classes sur les performances des élèves. Cet article décrit rapidement la technique employée; il est à noter que l’étude sur l’impact de la présence policière au moment des élections citée dans l’article est, précisément, de S. Levitt.
Levitt ajoute à un véritable génie pour identifier des expériences naturelles pertinentes une propension amusante à s’intéresser à des sujets bizarres ou inédits, dont la liste ci-dessus n’est qu’un maigre échantillon. Les résultats qu’il obtient sont donc souvent surprenants. Dans son étude la plus célèbre, Levitt a démontré que le principal facteur ayant réduit la criminalité aux USA au début des années 90 était… la légalisation de l’avortement dans les années 70. L’avortement est en effet pratiqué souvent par des personnes qui ont une vie telle qu’elles n’auraient pas pu fournir à leurs enfants une éducation satisfaisante; une proportion significative d’entre eux aurait donc rempli les rangs des délinquants. En étudiant le délai entre légalisation de l’avortement et réduction de la délinquance, une vingtaine d’années plus tard, Levitt a montré que le lien était sans équivoque. Pour cette découverte, il a été unanimement détesté : par les conservateurs qui ont vu là une “défense” de l’avortement; par les progressistes qui ont détesté l’idée selon laquelle les gens qui avortent sont plus souvent que les autres parents de délinquants.
Les méthodes de Levitt ont également servi à identifier les professeurs “tricheurs” du système scolaire de la ville de Chicago, qui pré-corrigent les copies de leurs élèves pour améliorer leurs résultats, et dissimuler leurs mauvaises performances. Levitt s’est interessé au jeu du”maillon faible”, à la corruption des lutteurs sumo, à l’effet des peines de prison, à l’effet des dépenses électorales, et à bien d’autres sujets plus surprenants les uns que les autres. Il n’est pas étonnant que ce genre de recherche ait fini par attirer l’attention des éditeurs et des journalistes. Un journaliste du New York Times, S. Dubner, a donc, après avoir rédigé un portrait de Levitt qui avait largement contribué à la célébrité de celui-ci, a eu l’idée de rédiger un livre sur la base des travaux de Levitt, qui lui-même n’aurait pas pu écrire, car il écrit comme un économiste, c’est à dire d’une façon fort peu attrayante. Le résultat est ce livre, Freakanomics, qui s’est taillé un beau succès éditorial, au point que les deux auteurs rédigent désormais une chronique mensuelle dans le New York Times magazine.
Le livre vaut surtout par son matériau de base : il faut se faire au style de Dubner, et à sa façon de présenter Levitt et ses travaux. Son portrait de Levitt en super-savant fou est vite pénible. Le titre du livre va aussi un peu trop vers le sensationnalisme, ce qui est dommage, car le livre présente un contenu vraiment intéressant, original, sérieux, et de très haute qualité. Il est rare de pouvoir lire un livre ou l’on apprend autant, de façon aussi détendue. Les gens qui connaissent déjà les travaux de Levitt trouveront l’ensemble trop court, et déploreront qu’il n’apporte guère de travaux nouveaux; c’est vrai et c’est inévitable. Les autres, qui ne connaissent pas Levitt, y découvriront un économiste hors du commun de bien des points de vue. Pour tout le monde en tout cas, ce livre est une lecture d’été indispensable, qui permettra non seulement de découvrir des travaux économiques parmi les plus originaux du moment, et accessoirement de briller à l’heure de l’apéritif du soir.
On ne peut désormais qu’espérer que la nouvelle célébrité de Levitt ne le conduira pas à trop de facilité, à mettre de côté ses travaux académiques pour se laisser aller. Car ce qui fait la valeur de ses analyses, c’est précisément le fait qu’avant d’être publiées, elles passent par le filtre de revues scientifiques. Sans ce garde-fou, on pourrait craindre que l’auteur ne sombre dans la banalité. L’avenir nous dira ce qu’il en sera. En attendant, à Econoclaste, on aime bien Steven Levitt. Après tout, c’est un peu l’un d’entre nous.
▲ Steven Levitt & Stephen Dubner, Freakonomics. A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything., William Morrow, 2005 (22,25 €)