Les désordres du travail
Philippe Askenazy (2004) ▼
Ce sujet a donné lieu ces dernières années à de nombreux développements, à une avalanche d’interprétations : tantôt la fin du travail était annoncée (voir Rifkin par exemple), tantôt l’ère d’un nouveau travail dans des boîtes “super cool” où l’on va travailler avec des T-shirts grunge ou – tout au moins – où l’on va travailler volontiers car on est enfin mis dans la situation d’un individu responsabilisé, l’ère des entreprises du post-fordisme peuplées de salariés opérant en équipes et chargé de tâches enrichies ou élargies et terriblement heureux comme ça. Beaucoup d’encre et de vidéo aussi sur ce qui serait le nouveau mal des travailleurs, le stress au travail (Voir “Le harcèlement moral” de M.-F.Hirigoyen, ouvrage emblématique sur le sujet), pour les cadres comme pour les ouvriers (et surtout les premiers – ce qu’une étude récente de je ne sais plus qui, la CNAM je crois, vient de contredire assez clairement). Askenazy cherche à montrer ici qu’il est temps de “reposer le travail”. Sortir de certaines analyses par trop qualitatives et unilatérales. Redonner la parole à une analyse économique (aidée d’autres disciplines telles que l’ergonomie) pour apporter un diagnostic qui permette de sortir du flou et des idées reçues qui alimentent une forme de fatalisme sur la condition des hommes au travail.
Le premier aspect abordé est la désillusion provoquée par le néotaylorisme. Alors qu’il annonçait la fin d’un travail pénible et aliénant par des pratiques économiquement indispensables et humainement positives (plus intellectuelles, plus valorisantes), on voit surtout apparaître aujourd’hui la réalité de l’intensification des rythmes de travail lorsque la réactivité et le changement organisationnel sont les maîtres mots de l’organisation du travail (Sur ce thème, la littérature est abondante, un ouvrage très agréable à lire est celui de Guillaume Duval). Or, si ce diagnostic est généralement admis par tous, bizarrement, c’est sur la charge mentale supplémentaire que se concentrent les commentaires. Et, nous dit l’auteur, si ce problème est réel, il est relativement moins alarmant que l’accroissement de la charge physique supportée au travail (postures pénibles, poids à porter, longs déplacements à pied etc.). Les statistiques montrent que les accidents du travail et maladies professionnelles d’ordre physique ont augmenté ces dernières années. En particulier, les troubles musculo-squelettiques classés en maladies professionnelles, consécutifs par exemple à l’usage des terminaux informatiques, ont littérallement explosé en Europe (une multiplication par 13). Au final, les maladies professionnelles d’ordre psychologique ne représentent que 20% du total.
Face à ce constat, le traitement du malaise au travail voit deux interprétations se partager la scène. La première est celle du droit : il n’y a pas plus de problèmes qu’avant, on les mesure et reconnaît mieux, ce qui gonfle les cas répertoriés. La seconde est celle des psys : tout va mal parce que “la tête a bobo”. La première thèse rend toute mesure publique inutile. La seconde en fait un problème individuel. Que chacun ait son psy, voire son psy d’entreprise, et tout ira mieux. Par voie de conséquence, aucune démarche collective n’est envisagée dans l’une comme l’autre des versions. Le malaise au travail est alors une fatalité qui se caractérise par sa dominante psychologique et la nécessité de soigner les maux sans chercher à les prévenir.
Après avoir établi cette critique, Askenazy apporte des éléments complémentaires et arrive à la conclusion suivante : “Les salariés font part de formes de désorganisations des organisations innovantes : ordres contradictoires, tensions dans l’entreprise etc. Ces éléments sont étrangement incompatibles avec les objectifs d’optimisation et de fluidité affichés par les promoteurs de ces organisations. La dégradation des conditions de travail peut être alors considérée non comme un élément incoercible du productivisme moderne, mais comme le résultat d’une non-prise en compte du facteur humain dans des entreprises trop peu sensibilisées à ces questions et obnubilées par des ratios financiers plutôt que par les ratios réels.[…] les cas vertueux décrits dans les travaux d’ergonomie ou de sociologie renvoyaient justement aux entreprises qui avaient voulu ou su intégrer cette dimension”. Dans le chapitre suivant, l’auteur évalue le passage aux 35 heures. Son constat est radical : elles ont engendré une intensification généralisée du travail et n’ont réellement profité qu’à certaines catégories de personnel, les cadres en particulier, et dans certaines branches seulement. Les mesures d’assouplissement de Fillon n’ont fait que figer la situation et ont cassé la dynamique de création d’emplois.
Que faire ? D’abord observer. Les Etats Unis ont adopté bien avant l’Europe les nouvelles formes organisationnelles, une bonne dizaine d’années. De sorte qu’aujourd’hui, on peut en tirer des conclusions. Elles peuvent surprendre : en quelques années, après avoir connu initialement une hausse similaire à celle de l’Europe , les accidents et maladies du travail ont fortement diminué (les risques d’accidents et maladies ont diminué d’un tiers en six ou sept ans !). Pourquoi ? Comment ? La réponse est assez simple : le marché et des institutions. Le marché, mais comment ? Doit-on considérer qu’investir dans les conditions de travail est financièrement rentable et que les entreprises sont incitées à le faire ? Pas évident, à court terme, horizon naturel de référence des entreprises, les coûts seraient au mieux à peine compensés par les gains de productivité. Non, seul, le marché n’a rien fait, pour ainsi dire. C’est parce que syndicats et organismes publics se sont mis à étudier la question de près, publier des informations sur les entreprises en la matière que celles-ci se sont mobilisées. Une entreprise dont le taux d’accidents est élevé risque de voir sa stratégie de communication sur la qualité décrédibilisée. C’est un handicap en termes de relations avec les clients (les donneurs d’ordre en particulier) comme avec les fournisseurs. C’est un problème certain en ce qui concerne la tarification pratiquée par les assureurs (il existe un système d’assurance obligatoire pour les accidents du travail et maladies professionnelles). La médiatisation des cas où les syndicats sont parvenus à faire plier les employeurs a inquiété les entreprises dans lesquelles les taux de syndicalisation étaient faibles. La crainte de voir ces taux remonter en même temps que les succès syndicaux à l’échelle nationale se multipliaient a conduit de nombreuses entreprises à mettre en place des changements dans les conditions de travail avant de voir leur crainte se concrétiser. Enfin, sur un marché du travail quasiment au plein emploi, comment attirer les travailleurs – et les meilleurs si possible – quand on propose des conditions de travail objectivement dangereuses ?
Et l’auteur de conclure : ” les ‘forces de marché’ et la contrainte financière ont fait passer de nombreuses entreprises d’un équilibre nocif (faible investissement sur la sécurité et la santé/fort coût des accidents et maladies) à un équilibre vertueux (sensibilisation/coût maîtrisé).
Le dernier chapitre est tout simplement déprimant. Résumons-le : en France, à l’heure actuelle, Etat, syndicats, partis politiques et employeurs se moquent éperdumment de la question de l’amélioration des conditions de travail. Sur une dizaine de pages, Philippe Askenazy nous montre à quel point les uns comme les autres ont largement exclu le sujet de leurs préoccupations. Nos entreprises sont bien néotayloristes, à l’américaine. Mais une fois de plus, la France est incapable de tirer les leçons des expériences des autres quand il s’agit de travail (voir le livre de Cahuc et Zylberberg).
Chemin faisant, je me rends compte que cette chronique est bien longue pour un si petit ouvrage… S’il manquait une preuve qu’il vaut la peine d’être lu, je pense que vous l’avez…
▲ Philippe Askenazy, Les désordres du travail. , Le Seuil, 2004 (9,97 €)