La guerre des deux France
Jacques Marseille (2004) ▼
Autant le dire tout de suite: le dernier livre de Jacques Marseille est une grosse déception. Nous avions sur ce site commenté son précédent livre (le grand gaspillage) de façon élogieuse; malgré des chiffres souvent approximatifs et assénés à la truelle, le livre se lisait agréablement et constituait une critique roborative du fonctionnement de l’Etat en France. Cette fois-ci, Jacques Marseille a été très ambitieux: son livre a pour vocation d’être aux 30 dernières années l’équivalent de ce qu’a été «les trente glorieuses» de Jean Fourastié pour les trois décennies de l’après seconde guerre mondiale. C’est-à-dire un panorama exhaustif de tous les changements qui ont traversé la société française dans toute cette période, et une réflexion sur les conséquences de ces changements. La problématique du livre est la suivante: comment expliquer, alors que la prospérité des français n’a jamais été aussi grande, qu’ils apparaissent comme aussi mécontents?
Cette interrogation traversait aussi «les trente glorieuses» de Fourastié. Celui-ci se demandait pourquoi, alors qu’en trente ans les français étaient passés d’une vie rurale misérable à une prospérité, des conditions matérielles de vie inégalées jusqu’alors, ceux-ci apparaissaient comme peu heureux, insatisfaits de leur sort. La misère avait été la condition générale de la population pendant des millénaires: que sortir de cet état en si peu de temps ne satisfasse pas les gens, voilà qui constituait un paradoxe à expliquer.
Jacques Marseille adopte exactement la même logique. Adoptant sans vergogne le procédé littéraire utilisé par Fourastié (qui au début de son livre avait voulu représenter l’ampleur des changements en donnant à son village natal du Lot deux noms fictifs et en le considérant en 1946 et en 1978) il décrit les différences entre un français fictif d’il y a 30 ans et un français d’aujourd’hui. La première partie du livre, qui fait le bilan de ces évolutions, est la partie intéressante de l’ouvrage. Marseille veut répondre aux thèses «déclinistes» et au discours selon lequel nous sommes entrés depuis 1973 dans la Crise, et que depuis tout va de mal en pis. Les thèses déclinistes ont toujours un certain succès en France (voir l’ouvrage récent de Nicolas Baverez sur «la France qui tombe», livre qui n’affirme pas réellement que la situation économique de la France se dégrade mais surfe autour de cette idée et des fantasmes qu’elle fait naître). Ce n’est pas le moindre mérite du livre de Marseille que de montrer, chiffres à l’appui, que cette idée de stagnation-dégradation est fausse. S’intéressant aux conditions de vie, de revenu, de patrimoine, il montre quels ont été les effets de la croissance économique française, et décrit certains facteurs y ayant contribué (de façon parfois un peu simpliste). L’ensemble est assez complet, certains chapitres sont même très intéressants et appelleraient des analyses ultérieures. C’est par exemple le cas de l’étude du patrimoine des français et de son évolution, ou l’auteur montre fort bien comment l’accession à la propriété et le développement des patrimoines individuels contribuent à relativiser la pauvreté en France. Si l’auteur avait approfondi certains aspects de cette analyse, et s’en était tenu là, son livre n’aurait mérité que des compliments. Hélas, vient ensuite la seconde partie du livre, celle qui est consacrée à «la France qui freine».
Comment expliquer, en effet, que malgré la prospérité croissante, des aspirations toujours mieux satisfaites, des conditions de vie dont n’auraient jamais pu rêver nos ancêtres, les gens soient toujours mécontents? Fourastié, à son époque, apportait deux éléments de réponse. Le premier, phénomène désormais bien connu et rigoureusement analysé par les économistes (voir «happiness and economics»), est le fait que le bonheur ne dépend pas de ce que l’on obtient, mais de la comparaison entre ce que l’on peut espérer et ce que l’on obtient finalement. Les gens se comparent les uns aux autres, et considèrent le niveau de satisfaction matérielle actuel comme acquis; dans ces conditions, obtenir «plus que ce qui est maintenant» est l’étalon de la réussite, considéré comme normal. L’élévation absolue des niveaux de vie ne sera donc jamais pleinement satisfaisante; la prospérité ne peut donner que ce qu’elle a. L’autre argument de Fourastié était que la prospérité matérielle ne fait pas le bonheur; celui-ci vient d’une vie spirituelle riche, d’amitiés, de fierté, que la vie simple, rurale et chrétienne du passé était peut-être plus à même de satisfaire que la vie moderne sans certitudes.
On n’est pas obligé de suivre le raisonnement de critique de la modernité de Fourastié; ni même de se sentir conquis par la nécessité de spiritualité que ce chrétien fervent considérait comme indispensable. On peut aussi trouver que la vie rurale de la première moitié du XXème siècle n’était pas forcément la vie saine, heureuse et fière que décrit l’auteur avec les souvenirs émus de la jeunesse passée. Son explication recélait quand même une réalité élémentaire: la prospérité et le bonheur sont des choses différentes. Le livre de Fourastié décrivait une autre vérité élémentaire: cette prospérité était née de la productivité et du progrès technique. Idée révolutionnaire dans une France soumise à l’époque au bombardement d’une vulgate marxiste expliquant que seules les luttes prolétariennes accroissaient le revenu de la classe ouvrière, et que celle-ci avait connu une paupérisation absolue (sic) dans les années 50.
Si l’on voulait aller chercher une cause spécifiquement économique à la morosité française actuelle, le chômage constituerait le principal suspect. Le taux de suicide en France a augmenté en parallèle avec le taux de chômage, et l’on sait que celui-ci est un très fort facteur de dissatisfaction sociale, indépendamment des questions de revenu (car après tout, un RMIste contemporain dispose d’un revenu supérieur à un Smicard du début des années 70). Mais Marseille ne prend pas cette voie. L’idée selon laquelle les malheurs français pourraient avoir des causes non économiques n’est pas abordée; Si les français vont mal, c’est à cause de l’éducation nationale, de l’Etat et des syndicats. L’auteur consacre trois chapitres à chacun de ces dysfonctionnements, caractéristiques selon lui de la «France qui freine». Ces chapitres ont été d’autant plus simples à écrire qu’ils ne sont que des redites. Marseille a écrit un livre sur l’éducation nationale, qu’il résume en un chapitre. Marseille a écrit un livre sur les défaillances de l’Etat, qu’il résume en un chapitre. Marseille a lu «la dictature des syndicats» de Bernard Zimmern, il le résume en un chapitre.
Et cela a pour effet de ridiculiser totalement son livre. On n’ira pas contester que l’éducation nationale éduque mal, que l’Etat soit excessivement mal géré, les syndicats archaïques, non représentatifs et marqués par une culture révolutionnaire à l’encontre des intérêts des salariés. Mais en quoi tout cela est-il nouveau? La France a toujours été dirigiste, c’est même comme cela qu’elle est née (et les périodes durant lesquelles la compétence a été au pouvoir ont été rares). La culture révolutionnaire et anarchiste des syndicats français est elle aussi vieille de plus d’un siècle, ce que Marseille lui-même remarque. Quant à l’éducation nationale, Fourastié déjà en son temps déplorait que «l’instruction publique» soit devenue «éducation nationale» et que le mot «cancre» n’ait plus droit de cité. En d’autres termes, rien de bien nouveau sous le soleil. Croire comme le fait Marseille que ces éléments sont les seuls expliquant les malheurs des français contemporains relève au mieux de l’erreur d’analyse, au pire de l’arnaque intellectuelle.
Marseille se définit lui-même désormais comme un «anarchiste de droite». Mais en allant chercher des explications économiques à tous les phénomènes contemporains, en s’intéressant aux classes de la société qui «freinent la France» et qui sont rétives au changement, il nous rappelle surtout qu’il est un marxiste défroqué. Et que de son passé idéologique, il a conservé ces défauts insignes que sont l’économisme et la vision de la société comme lutte des classes. A moins qu’il se soit simplement laissé aller à la facilité, et préféré faire un pamphlet simpliste à base de copier coller de ses anciens ouvrages plutôt que d’approfondir ses recherches. Dommage en tout cas.
Cette interrogation traversait aussi «les trente glorieuses» de Fourastié. Celui-ci se demandait pourquoi, alors qu’en trente ans les français étaient passés d’une vie rurale misérable à une prospérité, des conditions matérielles de vie inégalées jusqu’alors, ceux-ci apparaissaient comme peu heureux, insatisfaits de leur sort. La misère avait été la condition générale de la population pendant des millénaires: que sortir de cet état en si peu de temps ne satisfasse pas les gens, voilà qui constituait un paradoxe à expliquer.
Jacques Marseille adopte exactement la même logique. Adoptant sans vergogne le procédé littéraire utilisé par Fourastié (qui au début de son livre avait voulu représenter l’ampleur des changements en donnant à son village natal du Lot deux noms fictifs et en le considérant en 1946 et en 1978) il décrit les différences entre un français fictif d’il y a 30 ans et un français d’aujourd’hui. La première partie du livre, qui fait le bilan de ces évolutions, est la partie intéressante de l’ouvrage. Marseille veut répondre aux thèses «déclinistes» et au discours selon lequel nous sommes entrés depuis 1973 dans la Crise, et que depuis tout va de mal en pis. Les thèses déclinistes ont toujours un certain succès en France (voir l’ouvrage récent de Nicolas Baverez sur «la France qui tombe», livre qui n’affirme pas réellement que la situation économique de la France se dégrade mais surfe autour de cette idée et des fantasmes qu’elle fait naître). Ce n’est pas le moindre mérite du livre de Marseille que de montrer, chiffres à l’appui, que cette idée de stagnation-dégradation est fausse. S’intéressant aux conditions de vie, de revenu, de patrimoine, il montre quels ont été les effets de la croissance économique française, et décrit certains facteurs y ayant contribué (de façon parfois un peu simpliste). L’ensemble est assez complet, certains chapitres sont même très intéressants et appelleraient des analyses ultérieures. C’est par exemple le cas de l’étude du patrimoine des français et de son évolution, ou l’auteur montre fort bien comment l’accession à la propriété et le développement des patrimoines individuels contribuent à relativiser la pauvreté en France. Si l’auteur avait approfondi certains aspects de cette analyse, et s’en était tenu là, son livre n’aurait mérité que des compliments. Hélas, vient ensuite la seconde partie du livre, celle qui est consacrée à «la France qui freine».
Comment expliquer, en effet, que malgré la prospérité croissante, des aspirations toujours mieux satisfaites, des conditions de vie dont n’auraient jamais pu rêver nos ancêtres, les gens soient toujours mécontents? Fourastié, à son époque, apportait deux éléments de réponse. Le premier, phénomène désormais bien connu et rigoureusement analysé par les économistes (voir «happiness and economics»), est le fait que le bonheur ne dépend pas de ce que l’on obtient, mais de la comparaison entre ce que l’on peut espérer et ce que l’on obtient finalement. Les gens se comparent les uns aux autres, et considèrent le niveau de satisfaction matérielle actuel comme acquis; dans ces conditions, obtenir «plus que ce qui est maintenant» est l’étalon de la réussite, considéré comme normal. L’élévation absolue des niveaux de vie ne sera donc jamais pleinement satisfaisante; la prospérité ne peut donner que ce qu’elle a. L’autre argument de Fourastié était que la prospérité matérielle ne fait pas le bonheur; celui-ci vient d’une vie spirituelle riche, d’amitiés, de fierté, que la vie simple, rurale et chrétienne du passé était peut-être plus à même de satisfaire que la vie moderne sans certitudes.
On n’est pas obligé de suivre le raisonnement de critique de la modernité de Fourastié; ni même de se sentir conquis par la nécessité de spiritualité que ce chrétien fervent considérait comme indispensable. On peut aussi trouver que la vie rurale de la première moitié du XXème siècle n’était pas forcément la vie saine, heureuse et fière que décrit l’auteur avec les souvenirs émus de la jeunesse passée. Son explication recélait quand même une réalité élémentaire: la prospérité et le bonheur sont des choses différentes. Le livre de Fourastié décrivait une autre vérité élémentaire: cette prospérité était née de la productivité et du progrès technique. Idée révolutionnaire dans une France soumise à l’époque au bombardement d’une vulgate marxiste expliquant que seules les luttes prolétariennes accroissaient le revenu de la classe ouvrière, et que celle-ci avait connu une paupérisation absolue (sic) dans les années 50.
Si l’on voulait aller chercher une cause spécifiquement économique à la morosité française actuelle, le chômage constituerait le principal suspect. Le taux de suicide en France a augmenté en parallèle avec le taux de chômage, et l’on sait que celui-ci est un très fort facteur de dissatisfaction sociale, indépendamment des questions de revenu (car après tout, un RMIste contemporain dispose d’un revenu supérieur à un Smicard du début des années 70). Mais Marseille ne prend pas cette voie. L’idée selon laquelle les malheurs français pourraient avoir des causes non économiques n’est pas abordée; Si les français vont mal, c’est à cause de l’éducation nationale, de l’Etat et des syndicats. L’auteur consacre trois chapitres à chacun de ces dysfonctionnements, caractéristiques selon lui de la «France qui freine». Ces chapitres ont été d’autant plus simples à écrire qu’ils ne sont que des redites. Marseille a écrit un livre sur l’éducation nationale, qu’il résume en un chapitre. Marseille a écrit un livre sur les défaillances de l’Etat, qu’il résume en un chapitre. Marseille a lu «la dictature des syndicats» de Bernard Zimmern, il le résume en un chapitre.
Et cela a pour effet de ridiculiser totalement son livre. On n’ira pas contester que l’éducation nationale éduque mal, que l’Etat soit excessivement mal géré, les syndicats archaïques, non représentatifs et marqués par une culture révolutionnaire à l’encontre des intérêts des salariés. Mais en quoi tout cela est-il nouveau? La France a toujours été dirigiste, c’est même comme cela qu’elle est née (et les périodes durant lesquelles la compétence a été au pouvoir ont été rares). La culture révolutionnaire et anarchiste des syndicats français est elle aussi vieille de plus d’un siècle, ce que Marseille lui-même remarque. Quant à l’éducation nationale, Fourastié déjà en son temps déplorait que «l’instruction publique» soit devenue «éducation nationale» et que le mot «cancre» n’ait plus droit de cité. En d’autres termes, rien de bien nouveau sous le soleil. Croire comme le fait Marseille que ces éléments sont les seuls expliquant les malheurs des français contemporains relève au mieux de l’erreur d’analyse, au pire de l’arnaque intellectuelle.
Marseille se définit lui-même désormais comme un «anarchiste de droite». Mais en allant chercher des explications économiques à tous les phénomènes contemporains, en s’intéressant aux classes de la société qui «freinent la France» et qui sont rétives au changement, il nous rappelle surtout qu’il est un marxiste défroqué. Et que de son passé idéologique, il a conservé ces défauts insignes que sont l’économisme et la vision de la société comme lutte des classes. A moins qu’il se soit simplement laissé aller à la facilité, et préféré faire un pamphlet simpliste à base de copier coller de ses anciens ouvrages plutôt que d’approfondir ses recherches. Dommage en tout cas.
▲ Jacques Marseille, La guerre des deux France. , Plon, 2004 (17,10 €)