Hapiness and Economics
B.Frey & A.Stutzer (2002) ▼
Alors que l’économie est la science étudiant la façon dont les humains satisfont leurs besoins, étrangement, la question du bonheur individuel est restée pendant longtemps assez largement ignorée des économistes. Pourtant, le bonheur est un besoin universellement reconnu: la constitution américaine affirme même que la «poursuite du bonheur» constitue un droit naturel et inaliénable de l’homme.
Ce livre est donc particulièrement bienvenu, dans la mesure ou il aborde le sujet de façon complète, sérieuse et organisée. Il se divise en trois parties. La première est consacrée à la mesure du bonheur, des facteurs l’accroissant, et aux difficultés techniques rencontrées. Par exemple, on constate que les célibataires sont en moyenne moins heureux que les gens vivant en couple. Mais quel est le sens de la causalité? Il est possible d’expliquer ce phénomène par le fait que la vie en couple rend en général les gens plus heureux, ou par le fait que les gens «naturellement» heureux trouvent plus facilement un partenaire. Ce problème se rencontrera également par exemple pour analyser le lien entre emploi et bonheur (avoir un emploi rend-il heureux, ou être heureux facilite t’il la recherche d’emploi).
Le bonheur pose également des problèmes de mesure; les mesures physiologiques ou neurobiologiques sont impraticables et peu fiables, le comportement n’est pas un indicateur pertinent (par exemple, les gens qui se suicident étaient certainement malheureux: mais tous les gens malheureux ne se suicident pas). Restent alors des études dans lesquelles on demande aux gens d’indiquer leur niveau personnel de bonheur. Ces indicateurs eux-mêmes son t sujets aux limites inhérentes à ce type de mesure (biais dans les déclarations).
L’évolution du bonheur sur le long terme est en général, et de façon surprenante, stable. Différents éléments expliquent cette situation. Le premier est l’adaptation: les gens adaptent leur bien-être subjectif à l’environnement dans lequel ils évoluent. Pour un soldat au front, la perspective de vêtements propres, d’une douche et d’un repas chaud est susceptible d’apporter un bonheur considérable; le même individu considérera ces éléments comme allant de soi dans des circonstances de vie normale, et ceux-ci n’accroîtront pas son bonheur de la même façon. Le bonheur se détermine également par rapport aux aspirations individuelles, qui sont elles-mêmes déterminées par la situation actuelle des gens. Il se détermine aussi par rapport aux autres personnes; le bonheur apporté par le revenu dépend en grande partie du revenu des autres individus. Voir son revenu augmenter de 5% alors que celui de tous les autres augmente de 15% n’apporte pas une grande satisfaction. De même, les chômeurs sont toujours rendus malheureux par leur situation; mais leur malheur est atténué si beaucoup de gens dans leur entourage sont dans la même situation. Enfin, les gens présentent une grande capacité à prendre le dessus sur des évènements négatifs. Les paraplégiques par exemple, qui doivent leur situation à un accident, subissent une baisse importante de bonheur lors de l’évènement; la plupart d’entre eux cependant finit par retrouver le niveau de bonheur qu’ils avaient avant leur accident.
La seconde partie du livre est consacrée à l’étude des facteurs économiques élevant le bonheur. Sont abordés successivement l’évolution du revenu, le chômage, et l’inflation. L’évolution du revenu est abordée sous trois angles: les habitants des pays pauvres sont-ils moins heureux que ceux des pays riches? Au cours du temps, la croissance du revenu accroît-elle le bonheur? Enfin, dans un pays donné, les riches sont-ils plus heureux que les pauvres? Les réponses à ces trois questions sont, de façon surprenante, oui, non et oui. Le livre analyse avec précision ces différents éléments, notamment le fait que la hausse du revenu au cours du temps n’a pas d’impact sur le bonheur. Le problème est alors celui de l’ajustement des anticipations: le bonheur des gens est déterminé par leur capacité à obtenir ce qu’ils peuvent, de façon réaliste, obtenir à un moment donné. Et ces possibilités augmentent avec la hausse du revenu national. En moyenne par ailleurs, on trouve que les habitants des pays riches sont plus heureux que ceux des pays pauvres. Mais ce bonheur accru vient-il du revenu, ou du fait que les pays riches ont des institutions politiques démocratiques, rendant les gens plus heureux que les régimes plus autoritaires prévalant dans les pays pauvres? Enfin, les auteurs constatent que si à l’intérieur d’un pays, les riches sont plus heureux que les pauvres, ce bonheur supplémentaire évolue à rendements décroissants: à partir d’un certain niveau de revenu (15000 dollars par an aux USA) le gain en bonheur lié à un revenu supplémentaire est faible. Le gain en satisfaction est clairement lié au fait que les gens se comparent les uns avec les autres. Mais il est intéressant de se demander quelles comparaisons les gens font. Par exemple, dans plusieurs pays, bien que recevant des revenus en moyenne inférieurs aux hommes à poste identique, les femmes se déclarent plus heureuses que les hommes au travail. Pour expliquer ce phénomène, on peut supposer que les femmes en question ne se comparent pas aux hommes, mais aux autres femmes. A l’appui de cette idée, dans les emplois de cadre dans lesquels les femmes sont en concurrence avec des hommes, cet écart de satisfaction hommes-femmes s’amenuise voire s’inverse.
Le chômage a lui aussi un effet négatif sur le bonheur des individus. Les auteurs montrent surtout que même si la perte de revenu liée au chômage est intégralement compensée, le chômage est en soi un facteur très important de malheur. Le chômage accroît à la fois le malheur des chômeurs et des gens employés, en rendant ces derniers inquiets pour leur propre situation, fait craindre des troubles sociaux, ou les rend malheureux pour les chômeurs. Le contexte est également important: un fort taux de chômage a paradoxalement pour effet de réduire la dissatisfaction liée au chômage du fait des comparaisons interpersonnelles. Ce résultat est contradictoire en tout cas avec l’analyse économique traditionnelle du travail, qui considère celui-ci comme facteur de «désutilité» pour les individus et considérant le chômage comme potentiellement volontaire si un système d’assurance sociale préserve les individus d’une perte de revenu lié au chômage.
L’analyse des effets de l’inflation est elle aussi contradictoire avec l’analyse économique standard. On considère en général que l’inflation anticipée correctement n’est pas un facteur de désutilité, dans la mesure ou tous les prix et les salaires évoluent de la même façon prévisible. Il apparaît que tel n’est pas le cas: les gens craignent que l’inflation vienne réduire leur revenu futur, aie des effets sur la distribution des revenus, ainsi que sur le prestige national. Par ailleurs, l’effet de l’inflation et du chômage n’est pas le même: l’indice de «misère» qui consiste à ajouter taux d’inflation et de chômage est erroné dans la mesure ou la compensation ne se fait pas à un pour un: une hausse d’un point du taux de chômage doit être en moyenne compensée par une baisse de l’inflation de 1,7 points.
La troisième partie du livre est consacrée à l’impact des systèmes politiques sur le bonheur des individus. Les auteurs constatent que la possibilité de participer au processus de décision en matière politique, l’existence d’un système de referendum populaire, la démocratie, contribuent de façon nette au bonheur des citoyens. A ce stade, on est porté à sourire: les auteurs du livre sont suisses, leurs études sont effectuées dans ce pays, et le système constitutionnel censé accroître le bonheur des individus se trouve, comme par hasard, ressembler à s’y méprendre à la démocratie locale et directe version Suisse. Il n’en reste pas moins que s’interroger sur les systèmes institutionnels et leur effet sur le bonheur des individus est une idée intéressante. Il est possible par exemple d’y lire une forme de réponse au paradoxe du vote: peut-être qu’après tout, les gens trouvent réellement un plaisir à voter.
Le livre se conclut sur les avancées que l’étude du rapport entre bonheur et économie est susceptible d’apporter dans l’avenir. Le sujet est en effet récent, mais en l’état, met en évidence de nombreuses idées qui vont compléter, ou contredire, certaines idées reçues de l’analyse économique. Avec le Nobel récemment décerné à Daniel Kahneman, ce livre, l’économie voit sa connaissance des aspirations et des modes de raisonnement de l’être humain s’expliquer de façon plus claire. Nul doute que ces travaux contribueront de façon décisive au progrès de la discipline.
Pour le lecteur, ce livre de Frey et Stutzer, très clair et abordable, agréable à lire, remarquablement complet, est une excellente occasion de découvrir un sujet dont les bases sont indispensables pour l’économiste. Le proverbe dit que l’argent ne fait pas le bonheur, mais y contribue: un livre n’est pas de trop pour caractériser la vérité se cachant derrière cet aphorisme.
Ce livre est donc particulièrement bienvenu, dans la mesure ou il aborde le sujet de façon complète, sérieuse et organisée. Il se divise en trois parties. La première est consacrée à la mesure du bonheur, des facteurs l’accroissant, et aux difficultés techniques rencontrées. Par exemple, on constate que les célibataires sont en moyenne moins heureux que les gens vivant en couple. Mais quel est le sens de la causalité? Il est possible d’expliquer ce phénomène par le fait que la vie en couple rend en général les gens plus heureux, ou par le fait que les gens «naturellement» heureux trouvent plus facilement un partenaire. Ce problème se rencontrera également par exemple pour analyser le lien entre emploi et bonheur (avoir un emploi rend-il heureux, ou être heureux facilite t’il la recherche d’emploi).
Le bonheur pose également des problèmes de mesure; les mesures physiologiques ou neurobiologiques sont impraticables et peu fiables, le comportement n’est pas un indicateur pertinent (par exemple, les gens qui se suicident étaient certainement malheureux: mais tous les gens malheureux ne se suicident pas). Restent alors des études dans lesquelles on demande aux gens d’indiquer leur niveau personnel de bonheur. Ces indicateurs eux-mêmes son t sujets aux limites inhérentes à ce type de mesure (biais dans les déclarations).
L’évolution du bonheur sur le long terme est en général, et de façon surprenante, stable. Différents éléments expliquent cette situation. Le premier est l’adaptation: les gens adaptent leur bien-être subjectif à l’environnement dans lequel ils évoluent. Pour un soldat au front, la perspective de vêtements propres, d’une douche et d’un repas chaud est susceptible d’apporter un bonheur considérable; le même individu considérera ces éléments comme allant de soi dans des circonstances de vie normale, et ceux-ci n’accroîtront pas son bonheur de la même façon. Le bonheur se détermine également par rapport aux aspirations individuelles, qui sont elles-mêmes déterminées par la situation actuelle des gens. Il se détermine aussi par rapport aux autres personnes; le bonheur apporté par le revenu dépend en grande partie du revenu des autres individus. Voir son revenu augmenter de 5% alors que celui de tous les autres augmente de 15% n’apporte pas une grande satisfaction. De même, les chômeurs sont toujours rendus malheureux par leur situation; mais leur malheur est atténué si beaucoup de gens dans leur entourage sont dans la même situation. Enfin, les gens présentent une grande capacité à prendre le dessus sur des évènements négatifs. Les paraplégiques par exemple, qui doivent leur situation à un accident, subissent une baisse importante de bonheur lors de l’évènement; la plupart d’entre eux cependant finit par retrouver le niveau de bonheur qu’ils avaient avant leur accident.
La seconde partie du livre est consacrée à l’étude des facteurs économiques élevant le bonheur. Sont abordés successivement l’évolution du revenu, le chômage, et l’inflation. L’évolution du revenu est abordée sous trois angles: les habitants des pays pauvres sont-ils moins heureux que ceux des pays riches? Au cours du temps, la croissance du revenu accroît-elle le bonheur? Enfin, dans un pays donné, les riches sont-ils plus heureux que les pauvres? Les réponses à ces trois questions sont, de façon surprenante, oui, non et oui. Le livre analyse avec précision ces différents éléments, notamment le fait que la hausse du revenu au cours du temps n’a pas d’impact sur le bonheur. Le problème est alors celui de l’ajustement des anticipations: le bonheur des gens est déterminé par leur capacité à obtenir ce qu’ils peuvent, de façon réaliste, obtenir à un moment donné. Et ces possibilités augmentent avec la hausse du revenu national. En moyenne par ailleurs, on trouve que les habitants des pays riches sont plus heureux que ceux des pays pauvres. Mais ce bonheur accru vient-il du revenu, ou du fait que les pays riches ont des institutions politiques démocratiques, rendant les gens plus heureux que les régimes plus autoritaires prévalant dans les pays pauvres? Enfin, les auteurs constatent que si à l’intérieur d’un pays, les riches sont plus heureux que les pauvres, ce bonheur supplémentaire évolue à rendements décroissants: à partir d’un certain niveau de revenu (15000 dollars par an aux USA) le gain en bonheur lié à un revenu supplémentaire est faible. Le gain en satisfaction est clairement lié au fait que les gens se comparent les uns avec les autres. Mais il est intéressant de se demander quelles comparaisons les gens font. Par exemple, dans plusieurs pays, bien que recevant des revenus en moyenne inférieurs aux hommes à poste identique, les femmes se déclarent plus heureuses que les hommes au travail. Pour expliquer ce phénomène, on peut supposer que les femmes en question ne se comparent pas aux hommes, mais aux autres femmes. A l’appui de cette idée, dans les emplois de cadre dans lesquels les femmes sont en concurrence avec des hommes, cet écart de satisfaction hommes-femmes s’amenuise voire s’inverse.
Le chômage a lui aussi un effet négatif sur le bonheur des individus. Les auteurs montrent surtout que même si la perte de revenu liée au chômage est intégralement compensée, le chômage est en soi un facteur très important de malheur. Le chômage accroît à la fois le malheur des chômeurs et des gens employés, en rendant ces derniers inquiets pour leur propre situation, fait craindre des troubles sociaux, ou les rend malheureux pour les chômeurs. Le contexte est également important: un fort taux de chômage a paradoxalement pour effet de réduire la dissatisfaction liée au chômage du fait des comparaisons interpersonnelles. Ce résultat est contradictoire en tout cas avec l’analyse économique traditionnelle du travail, qui considère celui-ci comme facteur de «désutilité» pour les individus et considérant le chômage comme potentiellement volontaire si un système d’assurance sociale préserve les individus d’une perte de revenu lié au chômage.
L’analyse des effets de l’inflation est elle aussi contradictoire avec l’analyse économique standard. On considère en général que l’inflation anticipée correctement n’est pas un facteur de désutilité, dans la mesure ou tous les prix et les salaires évoluent de la même façon prévisible. Il apparaît que tel n’est pas le cas: les gens craignent que l’inflation vienne réduire leur revenu futur, aie des effets sur la distribution des revenus, ainsi que sur le prestige national. Par ailleurs, l’effet de l’inflation et du chômage n’est pas le même: l’indice de «misère» qui consiste à ajouter taux d’inflation et de chômage est erroné dans la mesure ou la compensation ne se fait pas à un pour un: une hausse d’un point du taux de chômage doit être en moyenne compensée par une baisse de l’inflation de 1,7 points.
La troisième partie du livre est consacrée à l’impact des systèmes politiques sur le bonheur des individus. Les auteurs constatent que la possibilité de participer au processus de décision en matière politique, l’existence d’un système de referendum populaire, la démocratie, contribuent de façon nette au bonheur des citoyens. A ce stade, on est porté à sourire: les auteurs du livre sont suisses, leurs études sont effectuées dans ce pays, et le système constitutionnel censé accroître le bonheur des individus se trouve, comme par hasard, ressembler à s’y méprendre à la démocratie locale et directe version Suisse. Il n’en reste pas moins que s’interroger sur les systèmes institutionnels et leur effet sur le bonheur des individus est une idée intéressante. Il est possible par exemple d’y lire une forme de réponse au paradoxe du vote: peut-être qu’après tout, les gens trouvent réellement un plaisir à voter.
Le livre se conclut sur les avancées que l’étude du rapport entre bonheur et économie est susceptible d’apporter dans l’avenir. Le sujet est en effet récent, mais en l’état, met en évidence de nombreuses idées qui vont compléter, ou contredire, certaines idées reçues de l’analyse économique. Avec le Nobel récemment décerné à Daniel Kahneman, ce livre, l’économie voit sa connaissance des aspirations et des modes de raisonnement de l’être humain s’expliquer de façon plus claire. Nul doute que ces travaux contribueront de façon décisive au progrès de la discipline.
Pour le lecteur, ce livre de Frey et Stutzer, très clair et abordable, agréable à lire, remarquablement complet, est une excellente occasion de découvrir un sujet dont les bases sont indispensables pour l’économiste. Le proverbe dit que l’argent ne fait pas le bonheur, mais y contribue: un livre n’est pas de trop pour caractériser la vérité se cachant derrière cet aphorisme.
▲ B.Frey & A.Stutzer, Hapiness and Economics. , Princeton University Press, 2002 (24,55 €)