Note de lecture


La mondialisation et ses ennemis
Daniel Cohen (2004)

On ne s’en est jamais cachés : à Econoclaste, on aime bien Daniel Cohen, quoi qu’il arrive. Parce que c’est l’une des rares personnes qui fasse connaître au grand public français un peu de véritable économie. Parce qu’il a un bon style, qu’il n’a pas son pareil pour faire comprendre son sujet et l’économie. Et parce que chacun de ses livres a été informatif, agréable à lire et intéressant.
Alors, son dernier livre est un peu décevant. Il y a à cela deux raisons subjectives, et une raison principale.
Commençons par les deux raisons subjectives. Son livre, comme l’ont été ses précédents, est le résultat de ses lectures, et l’interprétation que Cohen retire de celles-ci. Or, contrairement à ses livres précédents, celui-ci fait référence à des ouvrages ou des articles dont nous avons déjà parlé ici, et en grand bien : “guns, germs and steel” de Jared Diamond, et “the elusive quest for growth” de William Easterly. Or il y a de quoi être un peu déçu de la retransription et de ce que garde Cohen de ces livres. De Guns, germs and steel il conserve surtout la partie introductive, la plus contestable et la moins intéressante. D’Easterly, il retient le récit de quelques échecs des politiques de développement, sans pour autant aller jusqu’au bout de la logique de l’auteur. En bref, quand on connaît l’original, on apprécie moins la retranscription qu’en fait Cohen. Sa valeur ajoutée – résumer et présenter les idées principales – est parfois une valeur retranchée – présenter un auteur d’une façon criticable.
La seconde raison subjective de critiquer ce livre, c’est qu’entre son précédent ouvrage et celui-ci, Daniel Cohen est devenu éditorialiste au Monde. Il a d’ailleurs récemment publié un recueil de ses chroniques. Malheureusement, de nombreux chapitres entiers de ce nouveau livre ne sont que des reprises à peine modifiées de ces chroniques, ce qui donne à toute la seconde partie du livre un côté très décousu, superficiel, abordant divers sujets sans autre cohérence entre eux que le fait que Cohen a eu l’occasion d’en parler au cours des dernières années. De ce fait, et comme on a déjà lu ses chroniques dans le Monde, l’intérêt est restreint.
Mais au delà de ces problèmes particuliers, c’est le fond du livre qui est décevant. La thèse n’est pas très convaincante, et le projet complet du livre n’est pas très intéressant.
Sa thèse, quelle est-elle? Selon Cohen, partisans et adversaires de la mondialisation font fausse route. Les adversaires, en croyant que la mondialisation est une exploitation (on lira à ce propos avec intérêt la façon dont Cohen présente les arguments d’Arrighi Emmanuel sur le sujet) dont les peuples ne veulent pas. La pauvreté, comme le montre Cohen, n’est pas tant une conséquence de la mondialisation et de l’exploitation des pays pauvres par les pays riches que le résultat d’un manque de mondialisation. Le drame des pays pauvres n’est pas d’être exploités : il est de ne pas être exploités, d’être inutiles. L’essentiel des flux économiques mondiaux se font entre pays riches, et les pauvres en sont exclus. La seule façon de se sortir de la pauvreté passe par la mondialisation, l’ouverture aux échanges et le fait d’accéder aux marchés mondiaux.
Mais la mondialisation est-elle vraiment une solution? Cohen montre que la mondialisation actuelle, comme les précédentes (la conquête de l’Amérique au 16ème siècle, l’économie globalisée du 19ème siècle), aboutit plus à concentrer les richesses qu’à les répartir. Dans un monde dans lequel les rendements sont croissants, des pôles de croissance se forment, autour desquels le reste du monde se trouve en remorque.
A ce phénomène s’ajoute un autre : le fait que les medias mondiaux permettent aujourd’hui aux plus pauvres, pour un prix modique, d’accéder aux images du mode de vie des riches et des pays riches. Ce mode de vie à la fois très proche et parfaitement inaccessible est la source pour les pauvres d’une immense frustration, que le développement économique ne peut pas totalement tempérer. La façon d’améliorer la situation dans les pays pauvres nécessite la mondialisation, mais aussi de lutter contre les inégalités internes. L’Europe, qui a choisi un modèle de croissance fondé sur le marché unique et la spécialisation interne, rate le coche de la croissance tirée par le progrès technique telle qu’elle se met en place aux USA. La dignité des pays pauvres passe par le développement, mais aussi par la reconnaissance internationale de leurs revendications, annulation de la dette et médicaments génériques. Elle passe aussi par leur capacité à écrire leur propre destin au lieu de suivre la logique suivie par les pays riches autrefois.
Cohen cherche donc à rejeter dos à dos partisans et adversaires de la mondialisation; les adversaires parce qu’ils croient que la mondialisation opprime, alors que c’est son absence qui le fait; les partisans qui croient qu’il suffit que les pays pauvres se développent pour résoudre leurs problèmes, et que le développement passe par quelques étapes prédéfinies par l’occident et qu’il suffit de suivre.
Voilà la thèse du livre. Le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre que nous adhérons à celle-ci dans l’ensemble. Pourtant, cette thèse, telle que présentée par Cohen, est bien décevante. Elle l’est d’abord dans la forme. Cette façon de mettre tout le monde dos à dos est aussi une façon de se placer dans la posture de celui qui a tout compris, du donneur de leçons. Cohen donne de nombreuses leçons dans son livre, mais elles sont souvent bien contestables. Son analyse du rapport entre inégalités initiales et développement est des plus simplistes. Sa présentation du problème de la propriété intellectuelle des médicaments bien superficielle et passe assez largement à côté des vrais enjeux. Son analyse du problème de la dette du Tiers-monde est indigente, surtout de la part d’un lecteur du livre d’Easterly.
De façon générale, on se demande pour qui et pourquoi il a écrit ce livre. A la question du pour qui, cependant, on finit par trouver la réponse : il apparaît clairement que ce livre est avant tout écrit pour une catégorie claire, la fraction de la gauche intellectuelle française qui s’oppose à la mondialisation. C’est comme réponse à l’esprit antimondialiste français, extrêmement répandu, qu’il faut lire ce livre. Vu sous cet angle, le livre gagne en intérêt, si tant est que ses lecteurs potentiels le lisent : il est à craindre en effet qu’il ne convaincra que les convaincus, et que ceux-là seront un peu rebutés par le fait que ce livre, après quelques chapitres bien organisés et précis, sombre dans le picorage d’idées et la superficialité. On attend toujours un développement qui en fait ne vient jamais.
On ne peut donc que recommander ce livre, qui malgré ses défauts entre dans la catégorie de ce qui se fait de mieux en matière économique en France. La déception que l’on ressent en le lisant est celle des nantis, qui attendent de Daniel Cohen probablement trop (parce qu’il a habitué au meilleur), et qui en cessant de lire la piètre production économique grand public française ont fini par avoir des critères de qualité excessifs.
Alexandre Delaigue
17/03/2004

Daniel Cohen, La mondialisation et ses ennemis. , Grasset, 2004 (18 €)

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