La grande désillusion
Joseph Stiglitz (2002) ▼
Oui, je sais Alexandre a déjà fait une longue chronique du Stiglitz l’an dernier (voir ici ). Donc, pourquoi reviens-je vous ennuyer avec ? Eh bien, parce que, finalement, ça y est, je l’ai lu :o)
Vu l’accueil de l’ouvrage par les uns et les autres, je m’étais dit à l’époque que j’avais d’autres choses plus urgentes à feuilleter (à l’époque, je finissais la saga d’Hyperion de Dan Simmons en plein de tomes. Rien à voir, je sais, mais puisqu’on en est aux petites histoires…). Et cette année, à l’occasion de la sortie en poche du Stiglitz (et comme j’ai fini Hyperion et toutes ses suites…), je me suis dit qu’il était temps de m’informer plus précisément. Mais pour tout vous dire, l’un des points qui me motivent à écrire ces quelques lignes concerne le courrier reçu à l’époque de la chronique d’Alexandre. Depuis que le site existe, nous n’avions jamais eu de tels commentaires au sujet d’une chronique. Et quels commentaires. Pour les résumer, je dirai qu’ils étaient creux, pompeux et gavés d’insultes. Vides à tel point figurez vous, que je pouvais y répondre moi-même sans même avoir lu le livre ! Cette chronique bis que je vous livre est donc un post scriptum à celle d’Alexandre et une brève remise en perspective du livre de Stiglitz à l’aune des commentaires reçus à l’époque.
Le livre de Stiglitz est ennuyeux à en crever. Il est écrit (ou du moins traduit) dans un style lourd, sans humour, sans personnalité. On croirait que son auteur a hésité en permanence entre l’essai savant et le journal de bord. Pauvre en anecdotes ou récits véritablement personnels, au regard de ces centaines de pages, il n’apprend que peu en économie, se contentant la plupart du temps de survoler des concepts, citer des références sans jamais entrer dans le vif du sujet. Comble de tout, la présentation n’en est pas synthétique pour autant. Résultat des courses, la majeure partie des explications économiques sont de la pire espèce : du journalisme usant d’un jargon faussement vulgarisé, sans donner de véritables clés de compréhension. Une exception peut-être, comme le soulignait d’ailleurs Alexandre, la partie concernant la Russie est plus enrichissante que les autres (celle sur l’Asie pas inintéressante non plus). Le lecteur qui la termine peut avoir le sentiment d’avoir appris des choses. C’est probablement aussi le chapitre le plus agréablement rédigé (je le répète, c’est la version traduite, alors quid de l’original ?).
Concernant la chronique d’Alexandre, si je fais mienne la grande majorité de ses commentaires, je lui reprocherais de prendre parfois trop le contre-pied de Stiglitz. Si on n’est vraiment pas convaincu par sa critique des méthodes de travail du FMI, je n’irais pas jusqu’à affirmer qu’il n’y a pas à redire sur l’élaboration de ses prescriptions, ni sur les biais dans la décision qu’occasionne la structure de ses instances dirigeantes. Je reconnais aussi que devant tant de violence mal argumentée, on peut avoir tendance à se faire l’avocat du diable. Finalement, avec le livre de Stiglitz, il n’y aurait pas de quoi hurler au scandale, si ce n’était pas le texte d’un grand économiste (avec le recul, son article “The Insider“, sorte de version courte du livre, est digne d’intérêt et largement suffisant). En toute sincérité, je m’attendais à encore bien pire. Mais on ne peut échapper à l’évidence, c’est une déception.
Maintenant, je voudrais revenir sur un point qui m’a émerveillé. Je pensais que les gens qui nous ont écrits pour nous faire part de leur indignation (sic) devant l’incompréhension dont nous faisions preuve à l’égard de la vision lucide d’un grand esprit (quasi sic) avaient puisé dans l’ouvrage les bases (économiques s’entend) de leur révolte. Or, et j’aurais du m’en douter en l’absence d’une argumentation minimale, rien dans le livre de Stiglitz ne le permet. D’où leur bruyant silence intellectuel. Mais là où j’ai commencé à me dire que quelque chose ne tournait pas rond dans la tête de nos critiques se réclamant d’un monde à visage humain libéré de l’intolérable doctrine du marché, c’est lorsque j’ai refermé le livre. “Ouah con… (sic) me suis-je dit, mais Joseph Stiglitz est donc toujours un économiste et, en plus, il est toujours dans la mouvance des nouveaux keynésiens !”. Non, parce que, passé un moment, vus les soutiens du livre, je me suis demandé s’il n’avait tout bonnement pas décidé d’en finir avec l’économie de marché… En fait, les choses sont assez simples : au moins une dizaine de fois dans le livre, Stiglitz rappelle son “attachement” à l’économie de marché, soulignant, comme il se doit pour un keynésien (et nobélisé pour cela), la place des imperfections de marché dans l’analyse économique un peu sérieuse. Parmi ces citations qui seraient surement qualifiées d'”hymne au marché” si elles émanaient d’un économiste nouveau classique, crime de lèse-majesté alternative, il affirme et reaffirme que le libre-échange est un objectif hautement souhaitable, rajoutant même pour ceux qui ont bien voulu le lire que le problème n’est pas le libre-échange, mais le protectionnisme des pays du Nord et qu’il faut tout faire pour préserver l’OMC et le FMI, en les réformant cependant. Pire que tout, ce social-traître a l’outrecuidance de dire dans le premier chapitre que les économistes du FMI sont des gars sérieux et honorables, qui ont juste le tort de travailler pour une institution dont la culture ne l’est pas autant. Et finalement, pour en rajouter une couche dans le mauvais goût néoclassique, ne voilà-t-il pas que dans le dernier chapiter de son ouvrage, l’ami Joe se livre à une vulgaire défense corporatiste en affirmant outrageusement que les économistes sont plus souvent d’accord sur la façon dont fonctionne une économie que ce qu’on voudrait bien le dire régulièrement. Bref, les désaccords existent, mais l’économie est une “science” (sic) qui tourne et donne des résultats aussi imparfaits soient-ils (vous vous souvenez, Keynes, qui préférait avoir vaguement raison que précisément tort).
Conclusion : si tant de gens dont les idées sont en réalité à l’opposé de ce que raconte Stiglitz en ont fait un porte-drapeau (mais pas malgré lui, contrairement à feu James Tobin), c’est probablement que :
– dans le premier chapitre, dans une poussée de jeunisme (à le lire, il n’y a que les jeunes qui manifestaient à Seattle), il légitime explicitement le mouvement anti-mondialisation ;
– son livre est du “fast-thinking” pour gros flemmards de la culture économique, prouvant si besoin est que derrière les prétentions alternatives de beaucoup se cachent en fait une incroyable adéquation avec l’air du temps capitaliste et sous-culturel ;
– ils ont une remarquable capacité à vampiriser les pensées pour en recracher les caillots de leur choix.
Voilà, affaire close, d’autant que Stiglitz vient de sortir un nouveau livre, dont on espère qu’il soit d’un autre calibre…
Vous comprendrez, je l’espère, que nous ne répondrons plus aux éventuels courriers à ce sujet.
Vu l’accueil de l’ouvrage par les uns et les autres, je m’étais dit à l’époque que j’avais d’autres choses plus urgentes à feuilleter (à l’époque, je finissais la saga d’Hyperion de Dan Simmons en plein de tomes. Rien à voir, je sais, mais puisqu’on en est aux petites histoires…). Et cette année, à l’occasion de la sortie en poche du Stiglitz (et comme j’ai fini Hyperion et toutes ses suites…), je me suis dit qu’il était temps de m’informer plus précisément. Mais pour tout vous dire, l’un des points qui me motivent à écrire ces quelques lignes concerne le courrier reçu à l’époque de la chronique d’Alexandre. Depuis que le site existe, nous n’avions jamais eu de tels commentaires au sujet d’une chronique. Et quels commentaires. Pour les résumer, je dirai qu’ils étaient creux, pompeux et gavés d’insultes. Vides à tel point figurez vous, que je pouvais y répondre moi-même sans même avoir lu le livre ! Cette chronique bis que je vous livre est donc un post scriptum à celle d’Alexandre et une brève remise en perspective du livre de Stiglitz à l’aune des commentaires reçus à l’époque.
Le livre de Stiglitz est ennuyeux à en crever. Il est écrit (ou du moins traduit) dans un style lourd, sans humour, sans personnalité. On croirait que son auteur a hésité en permanence entre l’essai savant et le journal de bord. Pauvre en anecdotes ou récits véritablement personnels, au regard de ces centaines de pages, il n’apprend que peu en économie, se contentant la plupart du temps de survoler des concepts, citer des références sans jamais entrer dans le vif du sujet. Comble de tout, la présentation n’en est pas synthétique pour autant. Résultat des courses, la majeure partie des explications économiques sont de la pire espèce : du journalisme usant d’un jargon faussement vulgarisé, sans donner de véritables clés de compréhension. Une exception peut-être, comme le soulignait d’ailleurs Alexandre, la partie concernant la Russie est plus enrichissante que les autres (celle sur l’Asie pas inintéressante non plus). Le lecteur qui la termine peut avoir le sentiment d’avoir appris des choses. C’est probablement aussi le chapitre le plus agréablement rédigé (je le répète, c’est la version traduite, alors quid de l’original ?).
Concernant la chronique d’Alexandre, si je fais mienne la grande majorité de ses commentaires, je lui reprocherais de prendre parfois trop le contre-pied de Stiglitz. Si on n’est vraiment pas convaincu par sa critique des méthodes de travail du FMI, je n’irais pas jusqu’à affirmer qu’il n’y a pas à redire sur l’élaboration de ses prescriptions, ni sur les biais dans la décision qu’occasionne la structure de ses instances dirigeantes. Je reconnais aussi que devant tant de violence mal argumentée, on peut avoir tendance à se faire l’avocat du diable. Finalement, avec le livre de Stiglitz, il n’y aurait pas de quoi hurler au scandale, si ce n’était pas le texte d’un grand économiste (avec le recul, son article “The Insider“, sorte de version courte du livre, est digne d’intérêt et largement suffisant). En toute sincérité, je m’attendais à encore bien pire. Mais on ne peut échapper à l’évidence, c’est une déception.
Maintenant, je voudrais revenir sur un point qui m’a émerveillé. Je pensais que les gens qui nous ont écrits pour nous faire part de leur indignation (sic) devant l’incompréhension dont nous faisions preuve à l’égard de la vision lucide d’un grand esprit (quasi sic) avaient puisé dans l’ouvrage les bases (économiques s’entend) de leur révolte. Or, et j’aurais du m’en douter en l’absence d’une argumentation minimale, rien dans le livre de Stiglitz ne le permet. D’où leur bruyant silence intellectuel. Mais là où j’ai commencé à me dire que quelque chose ne tournait pas rond dans la tête de nos critiques se réclamant d’un monde à visage humain libéré de l’intolérable doctrine du marché, c’est lorsque j’ai refermé le livre. “Ouah con… (sic) me suis-je dit, mais Joseph Stiglitz est donc toujours un économiste et, en plus, il est toujours dans la mouvance des nouveaux keynésiens !”. Non, parce que, passé un moment, vus les soutiens du livre, je me suis demandé s’il n’avait tout bonnement pas décidé d’en finir avec l’économie de marché… En fait, les choses sont assez simples : au moins une dizaine de fois dans le livre, Stiglitz rappelle son “attachement” à l’économie de marché, soulignant, comme il se doit pour un keynésien (et nobélisé pour cela), la place des imperfections de marché dans l’analyse économique un peu sérieuse. Parmi ces citations qui seraient surement qualifiées d'”hymne au marché” si elles émanaient d’un économiste nouveau classique, crime de lèse-majesté alternative, il affirme et reaffirme que le libre-échange est un objectif hautement souhaitable, rajoutant même pour ceux qui ont bien voulu le lire que le problème n’est pas le libre-échange, mais le protectionnisme des pays du Nord et qu’il faut tout faire pour préserver l’OMC et le FMI, en les réformant cependant. Pire que tout, ce social-traître a l’outrecuidance de dire dans le premier chapitre que les économistes du FMI sont des gars sérieux et honorables, qui ont juste le tort de travailler pour une institution dont la culture ne l’est pas autant. Et finalement, pour en rajouter une couche dans le mauvais goût néoclassique, ne voilà-t-il pas que dans le dernier chapiter de son ouvrage, l’ami Joe se livre à une vulgaire défense corporatiste en affirmant outrageusement que les économistes sont plus souvent d’accord sur la façon dont fonctionne une économie que ce qu’on voudrait bien le dire régulièrement. Bref, les désaccords existent, mais l’économie est une “science” (sic) qui tourne et donne des résultats aussi imparfaits soient-ils (vous vous souvenez, Keynes, qui préférait avoir vaguement raison que précisément tort).
Conclusion : si tant de gens dont les idées sont en réalité à l’opposé de ce que raconte Stiglitz en ont fait un porte-drapeau (mais pas malgré lui, contrairement à feu James Tobin), c’est probablement que :
– dans le premier chapitre, dans une poussée de jeunisme (à le lire, il n’y a que les jeunes qui manifestaient à Seattle), il légitime explicitement le mouvement anti-mondialisation ;
– son livre est du “fast-thinking” pour gros flemmards de la culture économique, prouvant si besoin est que derrière les prétentions alternatives de beaucoup se cachent en fait une incroyable adéquation avec l’air du temps capitaliste et sous-culturel ;
– ils ont une remarquable capacité à vampiriser les pensées pour en recracher les caillots de leur choix.
Voilà, affaire close, d’autant que Stiglitz vient de sortir un nouveau livre, dont on espère qu’il soit d’un autre calibre…
Vous comprendrez, je l’espère, que nous ne répondrons plus aux éventuels courriers à ce sujet.
▲ Joseph Stiglitz, La grande désillusion. , Le livre de poche, 2002 (4,50 €)