La hausse du salaire minimum conduit-elle à un accroissement du chômage ?
Rédacteur : Stéphane Ménia
À cette question, deux réponses s’opposaient traditionnellement. Un économiste néoclassique, raisonnant dans le cadre d’un marché en concurrence parfaite privé de toute imperfection, répondait que la hausse du salaire minimum, en obligeant les employeurs à payer certains salariés au delà de leur productivité marginale, privait ces derniers de toute chance de trouver un emploi, puisqu’il serait absurde pour un employeur de payer un salarié plus que ce qu’il ne rapporte. Moralité : la hausse du salaire minimum crée forcément du chômage car, à chaque hausse, un certain nombre de travailleurs deviennent, ceteris paribus, inemployables au salaire minimum en vigueur. Un économiste keynésien, raisonnant dans un modèle IS-LM “hydraulique” répondait pour sa part que la hausse du salaire minimum, en accroissant le pouvoir d’achat des plus mal payés (qui consomment intégralement toute hausse de leur revenu), créait une relance de la demande agrégée et donc de l’emploi. Si l’on ajoute à cela que la hausse du salaire minimum était supposée se transmettre globalement à toute la hiérarchie des salaires, l’effet multiplicateur était encore plus fort. Conclusion : la hausse du salaire minimum, loin de réduire l’emploi, était un levier disponible pour remplir les carnets de commande et réduire le chômage.
Les deux versions ont toujours un fond de vérité. On constate facilement que la première a néanmoins reçu plus d’appui depuis un certain nombre d’années, tant sur le plan théorique qu’empirique. Le keynésianisme hydraulique a, quant à lui, montré des limites que Keynes lui-même n’aurait probablement pas regrettées. Doit-on en conclure que la hausse du salaire minimum est toujours associée à une hausse du chômage ? L’observation de l’évolution des salaires minimum dans des pays tels que les États Unis ou la Grande Bretagne au cours des dix ou quinze dernières années montre que la messe n’est pas dite. Ces pays ont connu des hausses succéssives de leur salaire minimum, sans pour autant que cela ne pèse sur le taux de chômage. Bien sûr, un constat aussi général est insuffisant pour conclure. Il montre au moins que là où le salaire minimum augmente, le chômage n’augmente pas nécessairement, au contraire. En d’autres termes, même si le salaire minimum détruit des emplois, cet effet n’est pas important au point de dominer tous les autres (évidemment, la teneur de la hausse doit être prise en compte). En réalité, on dispose d’arguments théoriques et empiriques pour affirmer que dans certains cas, la hausse du salaire minimum peut non seulement être sans effet négatif sur l’emploi, mais, au surplus, avoir un effet net positif.
C’est à David Card et Alan Kueger (ainsi que Lawrence Katz) que l’on doit la mise en évidence du phénomène, dans un article de 1994, (dont une version préliminaire est disponible à cette adresse, au 8 février 2006). Leur étude portait sur l’effet d’une hausse du salaire minimum, en 1992, dans l’état du New Jersey et sur ses conséquences sur l’emploi dans les fast food. Ils ont constaté que, contrairement à ce que la sagesse conventionnelle aurait du montrer, cette hausse a induit une hausse significative, quoique faible, de l’emploi dans ce secteur. Comment expliquer ce phénomène ? L’interprétation retenue consiste à faire appel à une imperfection de la concurrence. Supposons que les employeurs ont localement un pouvoir de marché qui les place en position de force face aux offreurs de travail que sont les salariés. Ce pouvoir de marché peut être du par exemple à une faible mobilité géographique des salariés ou à un manque d’information sur les opportunités d’emploi ailleurs. Il peut également être la conséquence de la spécificité du capital humain qui rend celui-ci “inutilisable” chez un autre employeur et conduit le salarié “captif” à accepter les conditions de l’employeur. On peut enfin imaginer que ce pouvoir est la résultante d’une entente entre demandeurs qui se comportent alors comme un cartel, donc comme un seul demandeur. Dans tous les cas, l’employeur peut imposer son prix. Le marché du travail considéré tend vers une structure de monopsone (cas où de nombreux offreurs – ici les salariés – sont confrontés à un unique demandeur – ici l’employeur). À la manière d’un monopole qui tient compte de la sensibilité de la demande pour prélever le maximum de surplus possible, le monopsone joue avec l’élasticité de l’offre pour maximiser son profit. Dans cette structure de marché, le demandeur fixe le salaire à un niveau où il sait qu’il en tirera un grand profit, alors même que des offreurs renonceront à offrir leur travail au salaire en vigueur ; salaire et emploi sont alors inférieurs à ce que donnerait un marché de concurrence parfaite. Dans un marché comme celui des fast food, les employés sont généralement payés au salaire minimum. Toute hausse du salaire minimum forcera donc l’employeur à accroître les salaires. Néanmoins, dans la mesure où le monopsone lui procure initialement un profit confortable, il a toujours intérêt à employer autant (et pour tout dire, plus de salariés). Ainsi, du côté de la demande de travail, l’effet de la hausse du salaire minimum n’est pas dépressif. L’employeur est prêt à embaucher au salaire minimum qui reste pour lui la solution de maximisation du profit, même si le changement de législation a rogné sa marge. Du côté offre de travail, la hausse du salaire minimum se traduit par une augmentation. Des salariés qui ne trouvaient pas intéressant de travailler au salaire minimum précédemment en vigueur sont attirés par la hausse du salaire minimum. Ils ont face à eux un employeur prêt à les embaucher au nouveau salaire minimum. Il en résulte un nouvel équilibre sur le marché du travail. Il se caractérise par un salaire et un emploi plus élevés.
En introduisant des imperfections de concurrence dans un modèle néoclassique, on parvient à retrouver un lien positif entre emploi et salaire minimum. C’est George Stigler qui le premier fournit (en 1946) un modèle de ce genre. Cinquante ans après, il est remis au goût du jour. Les travaux de Card et Krueger, qui se sont prolongés bien après l’article de 1994 ont été disséqués et critiqués. Les auteurs défendent l’idée que l’hypothèse d’une élasticité de l’emploi au salaire minimum positive et faible n’a rien d’exotique dans un certain nombre de cas. En France, les faits montrent que l’on a vraisemblablement franchi la limite où la hausse du SMIC est sans effet négatif sur l’emploi des moins qualifiés. En d’autres termes, alors que dans le cas de Card et Krueger une hausse du salaire minimum ne faisait que réduire le surplus accaparé par les employeurs, en France, ce surplus est déjà nul pour de nombreuses entreprises sur certains emplois. Chaque hausse du SMIC rendrait l’emploi de certains travailleurs trop coûteux pour l’employeur. Néanmoins, on ne peut pas non plus exclure qu’un effet à la Card et Krueger puisse jouer dans certains secteurs alors qu’il est épuisé dans d’autres. Et si la réduction des cotisations sociales sur les bas salaires a pu jouer le rôle de contrepoids pendant longtemps, les spécialistes du domaine considèrent – assez logiquement – que cette politique ne tardera pas à trouver ses limites – vu l’ampleur des réductions de cotisations déjà accordées.