Télécharger sans payer est-il mauvais pour l’économie nationale ?
Rédacteur : Alexandre Delaigue
Cher Econoclaste,
Depuis que j’ai l’internet haut débit, mon ordinateur est connecté 24h/24 sur des réseaux peer-to-peer, je suis perpétuellement en train de télécharger des films et de la musique, de façon totalement gratuite, et rendant ces fichiers disponibles pour d’autres personnes. Est-il vrai que mon comportement est nuisible pour l’économie française?
Lorsque vous téléchargez une oeuvre quelconque (film ou musique) sur internet, sans la payer, vous pouvez être dans trois situations potentielles :
1- Vous auriez acheté cette oeuvre si vous ne l’aviez pas téléchargée (vous seriez allé au cinema, vous auriez acheté le disque ou le DVD, etc). Dans ce cas, il est exact que vous occasionnez une perte pour les divers ayants-droit de cette oeuvre.
2- Vous avez téléchargé quelque chose que vous n’auriez de toute façon jamais acheté. Dans ce cas, vous n’occasionnez aucune perte à personne. Bien au contraire : vous en profitez pour découvrir des oeuvres que vous n’auriez pas connues autrement. Ce qui peut vous amener dans la situation 3 :
3- en téléchargeant une oeuvre que vous n’auriez jamais achetée, vous avez découvert un auteur, un genre, une oeuvre… Et vous allez du coup faire des achats que vous n’auriez pas faits. Vous allez allez voir en concert un musicien que vous ne connaissiez pas avant de l’avoir téléchargé; vous allez acheter le DVD d’un film pour faire un cadeau d’anniversaire à votre petit-neveu; vous irez revoir au cinema, sur un grand écran, ce film qui vous a beaucoup plu sous forme de DivX filmé à la camera video tremblotante, ou autres possibilités (achats de produits dérivés par exemple).
Pour connaître l’impact final de vos téléchargements, il faudrait identifier la part relative de ces trois cas : le premier nuit à l’activité économique dans le domaine culturel, le second est neutre, le troisième est bénéfique. Voici ce que l’on peut penser, si votre comportement est proche de celui de l’internaute téléchargeur moyen :
– L’essentiel de vos téléchargements relève de la seconde catégorie : des oeuvres que vous n’auriez jamais achetées de toute façon. Comme vous passez tant de temps à télécharger, il est fort probable que vous n’avez guère le temps de vous attarder sur ce que vous récupérez. Vous écoutez une fois cet album de untel que vous avez téléchargé, et l’essentiel du temps, vous ne le réécoutez pas; tout au plus en ressortirez-vous un morceau pour faire une musique d’ambiance lors d’une soirée avec des amis.
– L’effet numéro trois peut parfois se produire; mais sans doute pas très souvent. De même, les achats évités par vos téléchargements sont probablement rares. L’effet de vos téléchargements est donc a priori indéterminé : tout dépend de la force relative des effets 3 et 1. Il faut y ajouter qu’en rendant ces oeuvres disponibles pour d’autres téléchargeurs, vous générez une externalité qui amplifie ces trois effets, chez les gens qui téléchargeront des choses chez vous.
Si l’on croit les maisons de disques et les divers représentants des lobbies culturels, l’effet le plus important est l’effet numéro 1. Cependant, leurs arguments pour le démontrer sont extrêmement contestables. Ils ont tendance à majorer les pertes que leur cause le téléchargement en P2P, faisant par exemple comme si tout ce qui était téléchargé est une vente manquée, relevant de la première catégorie. Leur autre argument est de dire que leurs ventes diminuent au fur et à mesure de la pénétration de l’internet à haut débit dans les foyers. Or cet argument est doublement contestable.
– Premièrement, parce que l’effet est loin d’être aussi net que cela, et que les fluctuations des ventes peuvent provenir de raisons plus prosaiques, comme par exemple le fait que les stratégies des grandes entreprises de production culturelle, consistant à offrir des blockbusters sans grande saveur poussés par un marketing agressif, ont fini par lasser les consommateurs.
– Deuxièmement, parce que les journées n’ont que 24 heures; et que dès lors que les consommateurs ont un accès internet haut débit, ils vont passer beaucoup de temps à surfer (par exemple sur de remarquables sites pédagogiques consacrés à l’économie), discuter via différents types d’IRC, raconter leur vie sur un blog, jouer à des jeux video, etc. Tout ce temps de divertissement ne sera plus consacré à faire du shopping dans une quelconque grande surface culturelle, ou à aller au cinema. Il est donc assez naturel que l’essor de l’internet haut débit s’accompagne d’une diminution des dépenses et du temps consacrés à d’autres formes de divertissement. Cela ne prouve donc pas que le téléchargement d’oeuvres sur internet soit la principale explication de la baisse de fréquentation des cinemas et des ventes de disques.
C’est ce qui fait que lorsqu’ils essaient de mesurer à peu près objectivement l’effet du téléchargement sur l’activité des industries culturelles, les économistes ne parviennent pas à trouver d’effet très net. Certains en détectent un, d’autre pas; tout cela va dans le sens d’un effet assez faible. Donc, si vous avez peur de réduire le PIB français, ou de détruire la culture, vous pouvez dormir tranquille : ce n’est pas le cas.
Vous me direz peut-être que cela est vrai pour pour l’instant, parce que la proportion d’internautes disposant du haut débit est encore faible; mais que si le téléchargement se généralise, la situation pourrait devenir différente, et la situation financière des artistes très compromise. Que l’extension du téléchargement en P2P pourrait à terme tarir toute nouvelle création artistique, les artistes perdant une part conséquente de leur rémunération si le premier effet devient prédominant. Mais ceci est extrêmement contestable. Après tout, la création artistique est l’une des plus anciennes activités humaines : les hommes de Cro-Magnon qui ont peint les grottes de Lascaux n’ont pas perçu beaucoup de droits d’auteur. Les créateurs disposent de multiples moyens de continuer de percevoir des revenus provenant de leur activité artistique. Le régime de la licence obligatoire qui prévaut pour les diffusions radiophoniques et publiques des oeuvres musicales; les revenus issus de représentations (concerts par exemple); la vente à prix élevé de disques ou de DVDs “collector” apportant aux acheteurs des éléments non copiables (un T-shirt numéroté à l’effigie de l’artiste, une photo dédicacée, un ticket de concert, l’accès à un site internet privatif…); la publicité; la vente de produits dérivés; les oeuvres de commande (comme par exemple la musique officielle de tel ou tel évènement public); et enfin, le mécénat ou sa forme moderne, la subvention publique financée par l’impôt. Il n’y a donc pas de raison de s’inquiéter pour les créateurs; il est vrai par contre que certains circuits de distribution pourraient connaître des difficultés. Mais c’est la rançon du progrès technologique; eux-mêmes ont après tout en leur temps remplacé d’autres circuits de distribution.
Il n’est pas interdit, par ailleurs, de se souvenir que le PIB et les revenus monétaires ne constituent pas forcément une mesure très satisfaisante de la satisfaction et des avantages apportés par une activité. De nombreux créateurs cherchent surtout à être appréciés d’un grand nombre de personnes. La rémunération constitue alors un à-côté agréable, mais on peut fort bien imaginer que pour beaucoup d’auteurs, la diffusion accrue permise par le partage de fichiers apporte une notoriété qui apporte une satisfaction compensant largement la perte de recettes directes – notoriété qui peut d’ailleurs être source indirecte de revenus, sur le type décrit dans le paragraphe précédent.