Le consensus de Washington mérite-t-il vraiment sa mauvaise réputation ?
Rédacteur : Alexandre Delaigue
Le terme « consensus de Washington » a été inventé par un économiste américain, Williamson, qui cherchait à caractériser les diverses propositions qui en 1989 faisaient selon lui l’unanimité parmi les économistes et les organisations internationales présentes à Washington.
Ces propositions étaient au nombre de 10 :
1 – Contenir les déficits publics.
2 – Réordonner les priorités en matière de dépenses publiques en faveur des plus pauvres. Donc, orienter la dépense publique vers l’éducation, les infrastructures, etc…
3 – Réformer la fiscalité : pour que l’État collecte plus, réduire les taux marginaux d’imposition et élargir l’assiette
4 – libéraliser les taux d’intérêt (à la fin d’un processus de libéralisation des marchés financiers, dont le rythme et l’ampleur ne faisait pas l’objet d’un consensus).
5 – Fixer un taux de change compétitif.
6 – Libéraliser le commerce, il n’y avait pas consensus sur le rythme de cette libéralisation.
7 – Libéraliser les entrées d’investissements directs (mais pas du compte de capital).
8 – Privatiser les entreprises publiques.
9 – Dérèglementer les marchés (c’est à dire, réduire les barrières à l’entrée).
10 – Droits de propriété : permettre à l’économie informelle d’accéder à la propriété à un coût raisonnable.
Le « consensus de Washington » était donc une description de l’état de l’opinion générale d’économistes et de fonctionnaires sis à Washington en 1989 sur ce qu’il fallait faire pour réduire la pauvreté et favoriser la croissance dans les pays en voie de développement. Il ne s’agissait pas d’un agenda « néolibéral ». Tout au contraire, l’auteur voulait montrer qu’après une ère Reagan très idéologique, on était passés dans une situation de relatif calme et que les gens s’accordaient sur quelques idées générales minimales. On peut ajouter quelques autres éléments.
Le premier est celui du contexte qui était celui des crises des pays d’Amérique latine, qui sortaient de longues périodes d’hyperinflation provoquée par le financement monétaire de déficits publics abyssaux. Cette période avait été dramatique pour les pauvres, qui contrairement aux riches ne pouvaient pas envoyer leurs actifs dans des comptes suisses. Cela explique une partie des différents points (notamment le premier et le cinquième).
Un autre point, c’est que Williamson voulait marquer la fin d’une époque. Le consensus sur les 10 points ci-dessus ne posait aucunement question pour les pays développés qui pratiquaient ces diverses politiques sans y penser. Mais, étrangement, les années 70 et 80 avaient été marquées par l’idée selon laquelle les pays en voie de développement appartenaient à un monde étrange dans lequel la réalité économique était différente, dans lequel la population bénéficiait de l’inflation (qui était censée favoriser l’investissement…), le gouverment devait impérativement s’endetter massivement pour lancer des projets « d’industries industrialisantes », et que le pays pourrait bénéficier de stratégies de « substitution aux importations ». Ce mélange d’idéologie et de naiveté, porté notamment par Robert MacNamara lorsqu’il était directeur de la Banque Mondiale, avait dramatiquement échoué dans les crises d’endettement des années 80. Le consensus de Washington était la reconnaissance de ce que les pays pauvres n’étaient finalement pas l’objet de lois économiques différentes de celles qui régissent les pays riches. Que la priorité des gouvernements devait être la réduction de la pauvreté et la croissance.
Surtout, l’objectif premier du consensus est d’adopter le précepte médical : « surtout ne pas nuire ». Plutôt que de lancer des agendas ambitieux et irréalistes ou des éléphants blancs, mieux valait faire preuve de modestie et limiter les préconisations politiques à ce qui fait l’unanimité.
Ce consensus est pourtant très rapidement devenu le synonyme de « pensée unique néolibérale ». Le terme de « consensus » donnait l’impression d’une sorte d’absence de débat et de réflexion; Surtout, le terme a servi à décrire l’ensemble des politiques appliquées aux pays faisant l’objet d’un plan d’ajustement structurel du FMI. Or quoi que l’on puisse penser de ces plans d’ajustement structurels, ils intervenaient dans un contexte bien précis : celui de gouvernements ruinés par une crise d’endettement et de balance des paiements, en situation d’urgence. Dans de telles circonstances il n’y a pas beaucoup de moyens de rétablir les finances publiques et les remèdes ne peuvent qu’être amers. Mais les plans en question étaient des plans d’urgence, pas des plans visant à accroître la croissance et réduire la pauvreté.
Une question intéressante consiste à se demander ce qui a changé aujourd’hui : le consensus de Washington est-il toujours un consensus parmi les économistes, ou y a t’il eu un changement d’avis et de perspective ? L’idée selon laquelle le gouvernement doit contrôler sa dépense et l’orienter vers l’éducation et l’aide aux plus pauvres, tout en adoptant une fiscalité efficace n’est pas discutée. Les différentes formes de libéralisation sont elles aussi unanimement acceptées. Même Stiglitz (qui a largement contribué à discréditer le consensus de Washington en l’assimilant au « néolibéralisme », tout en en retenant l’essentiel des propositions) est favorable à la libéralisation des marchés, l’ouverture économique, et la libéralisation financière quand c’est possible. Les seuls désaccords portent sur le rythme d’évolution et l’ordre des réformes à mener, pas sur la direction à suivre. En matière de taux de change, Williamson pensait à un taux de change fixe ajustable, pas les currency boards qui ont prévalu (sans grand succès) dans les années 90. Parmi les différents points, c’est l’ouverture des capitaux qui reste la moins consensuelle. Pour Williamson il s’agissait de faciliter l’entrée des investisseurs étrangers, quitte à maintenir des limites sur les flux de court terme. Les années 90 ont montré que des systèmes partiellement contraignants pouvaient éventuellement avoir un effet positif (voir le cas du Chili ou de la Malaisie).
Un économiste des années 2000 qui voudrait définir un « nouveau consensus » insisterait probablement aussi sur la prévention des crises, point trop ignoré par la version 1989 du consensus. A l’époque, on pensait que les crises financières étaient le résultat de problèmes structurels d’endettement lourds ; les années 90 ont montré que même des pays en bonne santé économique pouvaient être exposés à de violentes turbulences, et qu’il fallait disposer d’outils de réaction. Le consensus de Washington, enfin, n’est peut-être pas suffisamment ambitieux. Se contenter de vouloir élever la croissance sans trop amplifier les inégalités est louable, mais réduire la pauvreté doit s’accompagner de compléments plus roboratifs en matière de politique sociale.
Le consensus de Washington, pourtant, est bien éloigné du monstre qui en a été fait. Il s’agit plutôt d’un ensemble de politiques (trop ?) raisonnables, et ne mérite pas tant d’indignités.
Ce texte a été largement inspiré de la lecture de ces deux articles de Williamson, conseillés à tous ceux qui veulent aller plus loin :
« Did the Washington Consensus fail ? »
« What should the worldbank think of the Washington Consensus? »